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tome 1, Chapitre 4 tome 1, Chapitre 4

Le trou fumant dans la roche fait naître un sourire sur les lèvres de Koriann. Elle ne tient plus debout, a failli plusieurs fois s’effondrer, le nez dans la Fange. La perspective de se faire dépecer par un cancrelat l’a maintenue alerte. Elle a puisé dans ses dernières forces afin de gravir la colline, et ces efforts ont été récompensés. Le marais s’étale à ses pieds, vaste étendue de canaux de terre herbeuse bordant de larges plans d’eau.

Elle s’approche du trou dentelé et sent les volutes de chaleur caresser son visage. L’eau transpire et fait miroiter les dernières lueurs d’un soleil rose. Elle plonge ses mains avec précaution, les laisse tremper un long moment en goûtant avec délice le contact chaud du liquide transparent. La terre, le sang, la crasse, tout part en nuage sous l’onde vrillée. L’eau se trouble, devient opaque. Elle y plonge son visage, puis sa tête.

Elle s’ébroue, se sent mieux, rafraîchie, presque revigorée. Il lui faut manger. Ses réserves de nourriture ont fondu.

Elle avance sur les canaux, observe les mares. Le chemin herbeux est ténu, glissant, bordé de mousse. La plupart du temps, les eaux sont noires ou recouvertes d’un tapis vert, comme de la purée de pois, épaisse et veloutée. Cette vision aiguise son appétit. Elle plongerait bien dedans, la bouche grande ouverte, happerait toute la surface grumeleuse.

Elle s’approche d’une mare, enfonce le bout de sa botte dans la mélasse. Une grimace tord son nez aquilin. Non, pense-t-elle, ce gruau vert ne peut être qu’être infect.

Ces eaux la désespèrent, elle ne voit aucun signe de vie. Quelques bulles, tout de même, éclatent à la surface, de-ci de-là. Peut-être est-ce la chaleur ? Elle ne provient pas du soleil, si peu généreux, mais du sol. Quelque chose dans les tréfonds de la terre chauffe cette masse d’eau et d’herbe.

Plus elle avance, plus elle a chaud. Elle dégrafe son pourpoint de cuir, déboutonne le haut de sa chemise en lin. Son dos est trempé, elle enlève l’épée de son fourreau, tente de la coincer dans son ceinturon. La pointe de la lame traîne par terre, creuse un mince sillon dans la mousse.

Elle pile soudain, l’oreille alerte. Elle a entendu des coassements. Elle cherche des yeux leur provenance, avance en silence. La mousse feutre ses pas.

Le cri se rapproche. Elle devine maintenant que le batracien doit être par là, dans l’étang verdâtre qu’elle aperçoit.

Tout doucement, Koriann s’accroupit et fixe le nénuphar sur lequel deux grenouilles coassent, collées amoureusement l’une à l’autre. La poétesse saisit son épée et se ravise. Avec une telle arme, elle va les réduire en charpie. Il ne restera rien à manger.

Elle fait glisser son fourreau de ses épaules et s’approche, prenant soin de ne pas projeter son ombre sur le nénuphar. Elle s’immobilise quelques secondes puis lève sa main. Les deux grenouilles sautent aussitôt.

Son attaque a été vive, l’une des grenouilles a été touchée, l’autre a sauté dans l’eau. Elle se précipite pour récupérer sa proie, qu’elle a frappée de plein fouet avec son fourreau. Le batracien a atterri sur le bord de l’étang, parmi des joncs.

Elle farfouille et extrait le petit cadavre vert. Puis se remet en chasse.

Au bout de deux heures, elle a une quinzaine de grenouilles à son menu. Ce n’est pas grand-chose, mais elle va pouvoir se sustenter.

Le ciel noircit rapidement, elle ramasse à la hâte une poignée de feuilles, casse des branches. Les arbres ont plus d’envergure que dans la plaine. Ils sont plus nombreux, moins éparpillés. Leurs branches athlétiques se touchent parfois, s’emmêlent comme pour se soutenir. Leurs corps noueux forment des rondes, des clairières, s’entourent de ronces. Le crépuscule les rend inquiétants, révèle leur forme spectrale. Sur les branches les plus basses pendouillent des franges vertes et noires qui s’enfoncent dans les mares avoisinantes.

Au milieu d’une clairière formée par trois gros arbres aux racines tentaculaires, Koriann délimite son foyer avec des pierres, puis y jette ses feuilles et branches. Armée d’une pierre à feu, elle s’échine à faire jaillir des étincelles. Cette pierre à feu lui tire un sourire plein d’amertume. L’ustensile est un cadeau de Pietro. Un brave gars ce Pietro, pense-t-elle. Un peu collant, mais toujours de bonne humeur. Il doit en être un peu amoureux. Elle a honte de le laisser dans ses illusions. Mais elle ne peut tout de même pas le rejeter, alors qu’il ne lui a rien fait. Elle se promet de lui parler à son retour. Avec douceur. Elle le remercie en pensée pour sa pierre à feu.

Enfin, les feuilles s’embrasent, les flammes lèchent le bois puis le dévorent. Elle embroche ses grenouilles sur un bâton taillé puis les maintient au-dessus du feu crépitant.

Sous la chaleur, les petites cuisses se rétractent et dispensent un irrésistible fumet de viande grillée. Elle salive, mais se retient. La viande doit être bien cuite.

Il lui a fallu quelques minutes pour engloutir son festin vert. Elle se lèche les doigts et tente d’entretenir le feu. Depuis que la nuit est tombée, elle entend de nouveaux petits bruits. Aux coassements se sont ajoutés des clapotis, des bruissements, des craquements. Comme si le marais s’était peu à peu réveillé, protégé par le voile pudique du ciel noir.

Drapée de sa couverture, elle décide de se terrer dans le tronc d’un arbre imposant. Une large fente à la base du tronc lui permet de se glisser dans l’écorce.

D’ici, elle pourra surveiller le feu, les alentours et attendre le jour.

L’attente est longue et, alors que le sommeil commençait à alourdir ses paupières, un bruit de pas spongieux la fait sursauter.

Elle promène un regard affolé autour de son campement de fortune et se lève d’un coup. Quelque chose avance dans le marécage avoisinant. La pointe des herbes fléchit puis se redresse aussitôt. Elle saisit son épée et glisse en silence vers la rangée de joncs chahutés. Là, campée sur ses jambes fébriles, elle lève son épée, la gorge serrée.

Les herbes s’écartent soudain et le visage boueux de l’ours apparaît. Son dos est hérissé de pointes. Elle pousse un cri et abat de toutes ses forces le plat de la lame sur la tête de l’intrus, lequel s’affale, le nez dans la boue.

La peur au ventre, elle ramasse son paquetage et court à travers le marais. Qu’elle trébuche, glisse ou se prenne des branches de plein fouet, rien n’arrête sa course. Elle fuit un démon. Un démon qui la poursuit depuis la Fange. Alors qu’importent les arbres inquiétants, l’obscurité glaçante, les bêtes tapis dans l’ombre, les vols de chauve-souris, rien ne l’effraiera plus que cette horrible apparition, que cette tête d’homme-ours surgi des marécages, avec son rictus de démon et son dos de porc-épic.

À bout de souffle, Koriann s’adosse à un arbre vérolé de mousse, boit une gorgée d’eau. Il ne sert à rien de courir dans la brume épaisse qui a blanchi le marais. Elle n’avait pas prêté attention au brouillard rampant. Mais il a fini par tout avaler, herbes, mares, joncs, arbres. Sans visibilité, elle risque de se perdre, ou pire, de tomber sur l’ours démoniaque.

Elle aurait dû l’affronter et le tuer dans la grotte. Elle s’en veut d’avoir été si lâche. Pourquoi ne l’a-t-elle pas transpercé à l’aide de son épée ? À quoi sert une épée ? Pas à chasser les grenouilles. Tu enfonces d’un coup sec, pointe en avant, lui a dit Capin. Surtout, n’hésite pas, si tu veux rester en vie. Le seul conseil qu’il lui ait donné. Pour le reste, débrouille-toi. Maudits soient Capin et sa horde de guerriers ! Maudits soient les habitants de Novelis !

Elle lève les yeux. L’arbre a des branches bien fournies. Elle va s’y cacher et attendre que la brume se dissipe.

Elle se met à califourchon sur une branche solide et s’adosse au tronc. Le brouillard blanc qui entoure l’arbre est comme un cocon protecteur. Du moins, espère-t-elle. Que peut-elle faire contre un démon ?

Si les démons existaient, ils auraient la tête de ton père, lui disait sa mère, qui ne croyait en rien.

Mais comment expliquer la présence de l’homme-ours ici ? Ce n’est pas une coïncidence. Il la poursuit, c’est évident. Il n’a pas eu ce qu’il voulait dans la grotte à cause des Voreks, alors il l’a prise en chasse.

Les démons sont fourbes et obstinés. Ce que Pietro répète sans cesse. Les parents du garçon sont convaincus de l’existence des démons et il ne se passe pas un jour sans qu’ils n’implorent tous les dieux du Continent Ionéen de les débarrasser de ces créatures maléfiques. Pietro est sans cesse obligé de se trimbaler tout un tas de talismans protecteurs. La pierre à feu est un de ces talismans.

Elle voudrait y croire à cet instant. Elle sort la pierre à feu et la serre de toutes ses forces en implorant le ciel.

Celui-ci reste obstinément noir. Puis, peu à peu, s’éclaircit. Enfin, à force de patience, le jour dissipe les ténèbres. Un soleil doit luire quelque part, derrière la fine couche de nuages gris.

Koriann attend encore puis se décide. De son perchoir, elle a vu la direction à prendre pour sortir du marais.

Il lui faut longer des plans d’eau trouble, patauger parmi les roseaux, traverser la mangrove, passer sur des troncs d’arbres renversés, escalader un maquis de ronces. Le tout avec un être démoniaque aux trousses.

Elle a réfléchi durant ces heures à attendre le point du jour. Un véritable démon l’aurait vite retrouvée, même cachée en haut d’un arbre. Pietro lui a expliqué. Ces créatures maléfiques habitent un autre monde, parallèle et invisible, et sont dotés de pouvoirs magiques. Ils peuvent se transporter d’une dimension à l’autre, apparaître et disparaître à volonté, prendre n’importe quelle forme, n’importe quelle apparence, même humaine. Ils peuvent nous voir alors qu’ils sont invisibles à nos yeux.

De telles entités ont une supériorité évidente, ne laissant aucune chance à leur proie.

Les talismans, lui a dit Pietro, agissent comme des repoussoirs. Les démons n’osent plus s’approcher.

Elle transporte la pierre à feu depuis le départ de Novelis. Si l’objet était un vrai talisman, la créature ne l’aurait jamais approchée. C’est certain.

Il est plus que probable que ce ne soit pas un être de l’autre monde. On ne peut leur échapper, lui a dit Pietro, sauf à être bardé de talismans et répéter en boucle la prière suivante… Elle ne se souvient pas de cette prière. Qu’importe, un démon digne de ce nom l’aurait déjà attrapée.

Mais s’il n’est pas maléfique, qui est cet homme ? Que veut-il ?

Elle transpire de nouveau. Elle a marché, grimpé, s’est hissée, s’est baissée, a pataugé dans des marécages boueux. Avec son maudit paquetage sur le dos, la peau assaillie par des moustiques, des sangsues sur les jambes.

La faim lui tord les boyaux. Sensation atroce jamais éprouvée jusque-là. La faim lui est pourtant familière, notamment depuis que Novelis est plongée dans la disette. Mais de cette ampleur, non. Elle croquerait bien les arbres, pour voir. Peut-être sont-ils faits de pain, ici.

Elle rêve de pain chaud à la croûte dorée. Mais il n’y a que des moustiques, des sangsues et des grenouilles… et une chouette. Elle a entendu une chouette, c’est sûr. Quel goût peut avoir une chouette ? Quelle importance, ça se mange ! Elle scrute tous les arbres qu’elle croise, mais aucune chouette n’apparaît. Alors, elle plonge son regard dans les eaux noires, espérant y trouver grenouille, anguille, serpents, n’importe quoi de vivant et comestible. Mais elle ne voit rien. Il n’y a donc aucune vie dans ces marais ?! Elle pense au cadavre d’Ypso, à ce qu’elle a laissé. Quel gâchis ! Est-il trop tard pour y retourner ? Bien sûr, les cancrelats ont dû emporter les restes. Elle ne peut tout de même pas chasser du cancrelat ! Et pourquoi pas ? Elle se sent si faible, est prise de soudains vertiges.

– Maman, j’ai faim…

– Connais-tu l’histoire de la grenouille qui voulait se faire plus grosse que le bœuf ?

Voilà comment sa mère parvenait à lui faire temporairement oublier la faim qui lui tordait l’estomac : en lui racontant des histoires.

Il était une fois une grenouille, commence-t-elle tout haut avant d’apercevoir des baies sur un buisson. Elle se précipite, tend la main pour les cueillir et s’affale de tout son long. Elle a buté contre un crâne et se retrouve parmi des ossements. Effrayée, elle se relève aussitôt et regarde autour du buisson. Ce n’est pas le seul squelette. Humains, animaux, un tapis d’os s’étale à ses pieds. Elle scrute les baies et se mord les lèvres. Ces fruits sont peut-être du poison. Vaut-il mieux mourir de faim ou empoisonnée ?

Tout à sa réflexion, elle ne voit pas les tentacules qui surgissent de la mare et glissent en sa direction.


Texte publié par Carmin, 3 avril 2025 à 13h02
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