« J'écoute le silence de la nuit.
Tout est fini depuis longtemps.
En cet espace mortuaire, la terre est aussi dure que la pierre,
Et dans les gosiers râpeux tombe un filet d’eau diaphane.
Plus rien ne vole, peut-être les cris d’agonie, parfois, lorsque le vent se lève.
De vastes champs de poussière sous un ciel trop sévère, tel apparaît le morne Continent Ionéen, perdu dans les brumes.
Maudit crâne informe !
Et moi, Koriann Vandelis, fille de Maricia Vandelis et de père inconnu, je dois parcourir les terres désolées du Continent, pour une quête absurde.
On m’appelle la poétesse.
Et demain ? La guerrière ?
Ils m’ont choisie parmi les « jeunes pousses ». N’importe qui aurait été honoré. J’ai surtout été troublée, et terrifiée. « Vous êtes l’espoir », ont-ils dit, solennels. Plutôt que de me donner des ailes, cette phrase m’a enfoncée sous terre. Me faire porter un tel fardeau…
Je dois trouver Isthar, le-héros-de-tout-temps, pour qu’il me forme, et aller tuer le dragon qui hante nos cauchemars. On dit que c’est un dragon, mais personne ne l’a vu. La bête vivrait par-delà la brume, derrière le Toit du monde, et répandrait la désolation.
Je frissonne à l’idée de ce qui m’attend là-bas, merveilles et horreurs.
Si j’y parviens.
J’aurais préféré qu’Isthar en personne aille chasser ce dragon. Mais, d’après ce qu’on m’a dit, il ne se bat plus. Il a revêtu la toge des sages du monastère de Saal, puis est parti méditer dans la montagne aux Deux Pics, au nord des sombres plaines.
Ce périple forcé à travers la Fange me rebutait, mais j’ai fini par apprécier la balade. Être seule, m’emplir de cet espace au lointain infini, respirer la nature sauvage.
J’éprouve un sentiment ambivalent à son sujet. Je sens une grande souffrance, des germes de vie emprisonnés, tués dans l’œuf. Un potentiel inouï enfoui dans les entrailles de la terre noire. La frustration m’est odieuse, je voudrais qu’ils explosent, sortent à l’air libre et répandent leurs bienfaits !
Mais je suis aussi séduite par l’aspect de cette nature aride, ai découvert son étrange beauté, la grâce tragique des arbres secs, les tendres rides du sol craquant. Ces terres désolées, je les aime comme elles sont. Et les aimerais inondées d’herbe et de soleil chaud. J’en suis sûre.
A Novelis, notre ville-monde, chacun se lamente, nourrit une haine pour ces terres infertiles. Ils n’ont pas compris mon sentiment pour la Fange. Une des raisons pour laquelle ils m’ont appelée la poétesse. Enfin, certains, les plus gentils… Le plus souvent, on me traite de : demi-folle, suppôt du Mal, crapaud pustuleux, fille à dragons.
Est-ce pour cela qu’ils m’ont choisie ? Une sorte de bannissement ? Ils savent que je n’ai aucune chance. Trop frêle, pas du tout préparée aux mille et un dangers d’un voyage à travers les terres désolées. Encore moins prête à devenir une guerrière avertie.
« Tu vas avoir le meilleur des formateurs, Isthar, le-héros-de-tout-temps ! » C’était censé me rassurer. Mais si je ne fais pas l’affaire ? Si, comme il est plus que probable, Isthar me trouve incapable ?
Eh bien, je reviens aussitôt. Ils m’accueilleront à bras ouverts, sans aucun doute. Puis, après m'avoir enlacée et ficelée, me mettront sur l’île aux serpents, et me jetteront des pierres. Comme ils les aiment, les serpents et les pierres... quand il s’agit de tuer, de faire mal. La plupart du temps, ils crachent dessus, les maudissent.
Moi, je les trouve beaux, les serpents. Leurs corps souples, effilés, épousent la terre, lui donnent de la couleur. Surtout lorsque la lumière glisse sur leurs écailles aux beaux motifs géométriques. Quant aux pierres, il y en a une telle variété ! Elles sont rugueuses, douces ou coupantes, et, en général, elles sentent bon. Et puis, elles donnent le feu, nous protègent du vent, accompagnent nos morts. Égrenées autour du cou, elles resplendissent, et nous donnent la sensation de faire corps avec la terre.
A Novelis, nous disons volontiers que nous sommes la pierre, le vent et la mer. Ces trois éléments figurent sur notre étendard. La pierre en premier.
Je préférerais qu’on me jette à la mer.
Si j’en réchappe, que je reviens en vainqueur, peut-être aurai-je droit à une récompense. Je demanderai alors qu’on m’affrète un bateau et qu’on me laisse partir au loin, parcourir les mers.
Un souhait qui, soyons lucide, ne sera jamais réalisé. Comment pourrai-je réussir ? Ne serait-ce que traverser la Fange ?
Quand ils ont prononcé mon nom, j’ai tressailli. Je voulais crier : non ! Prenez quelqu’un d’autre ! Mais j’ai été incapable d’émettre le moindre son. Les mots sont restés dans ma gorge, noyés dans ma salive. J’ai vu tous ces visages braqués sur moi, ces peaux tannées, ces lèvres craquelées, ces faciès usés aux grands yeux pleins d’espoir … En vérité, j’ai surtout pensé à l’île aux serpents. Alors, je me suis tue, et ils ont pris mon silence pour un consentement.
Ma mère me l’avait pourtant répété maintes et maintes fois : « ma fille, ne reste jamais les lèvres closes, sinon tu vas te faire marcher dessus ! Déjà que tu n’es pas bien gaillarde… »
Tu as raison, maman, je ne suis pas bien gaillarde. Et alors que j’aurais dû ouvrir ma bouche, je suis restée muette.
Mon histoire s’écrit à partir d’un silence. »
Mes chroniques, trois jours après le départ de Novelis
Assise en tailleur, Koriann relit sa chronique, dubitative. Elle n’est pas satisfaite, souhaite ajouter des éléments à son récit. Sa plume est prête à coucher quelques phrases mais elle trésaille et se dresse d’un bond, le regard apeuré. Un bruit dans les buissons, à quelques pas...
Le visage blême et les mains tremblantes, elle roule à la hâte son parchemin, le glisse dans son paquetage, grimpe sur son cheval et s’enfuit dans la plaine, sans se retourner.
Dans son sillage, des traînées de poussière flottent au-dessus du sol aride, où gît une plume noire à la pointe humide.
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