Ses yeux papillonnent accompagnés d’un bourdonnement agaçant dans sa tête. Sa vue se précise à chaque cillement et la vision de la salle de bal lui coupe la respiration une fraction de seconde. Il aperçoit le corps étendu d’Emera et se glisse jusqu’à elle de toutes ses forces. Les sillons de son maquillage tracent les larmes qui ont lourdement coulé sur ses joues. D’un geste presque paternel, il relève sa chevelure pour constater si des blessures pourraient expliquer son état.
— Silvan, sanglote-t-elle.
Le regard de Scael virevolte dans la pièce à la recherche de son ami, sans, toutefois, observer sa silhouette nulle part. Seuls les débris et la poussière accablent sa vision.
— Emera, souffle-t-il. Es-tu blessée ?
D’un geste lent, elle ouvre les yeux scintillants de larmes et redresse le visage, les lèvres tremblantes et désigne son cœur.
— Venez aidez la princesse ! hurle-t-il.
— Scael, tu saignes…
Il passe une main sur son crâne et découvre une blessure qui explique son mal de tête persistant.
— Où est Silvan ? Et Yaissie ?
— Je vais aller les chercher, je te le promets.
Les yeux de la princesse se gorgent de davantage d’eau, mais aucune ne s’échappe alors qu’elle acquiesce et que les premiers gardes arrivent pour la prendre en charge. D’autres viennent en aide à Scael.
— J’ai besoin de la druidesse, réclame-t-il en se tenant le long d’une colonne, la douleur s’intensifiant avec la position debout.
Il ignore combien de temps il attend, mais il est soulagé lorsqu’il voit Yara entrer dans la pièce. Sans avoir besoin d’échanger des mots, la demoiselle prépare deux mixtures : une orange qu’elle l’oblige à boire et une verte qu’elle applique sur sa plaie.
— Les gardes ont fouillé tout le bâtiment, Yaissie, Silvan et Tricha manquent à l’appel, lui chuchote-t-elle.
— Les jardins et les pièces secrètes aussi ?
Yara répond par l’affirmative.
— C’est le duc. Je dois y aller !
— Vous devez savoir autre chose…
Le regard de jade de la druidesse se teinte d’une lueur d’inquiétude avant de dire :
— Le duc est entré avec de l’aide. Sa magie s’est renforcée en quelques semaines. Soyez prudent.
Scael acquiesce, reprend contenance sur ses jambes et appelle quelques soldats à l’accompagner. Il ne perdrait pas de nouveau Yaissie alors qu’il venait à peine de la retrouver, c’était impossible. Les dieux n’ont jamais agi de la sorte.
Un cheval sellé l’attend dans la cour et il part au galop vers le manoir du duc, la colère grandissant à chaque foulée de l’animal puissant. Le vent fouette son visage, l’odeur de la terre humide se diffuse dans sa respiration saccadée, la pleine lune éclaire le chemin qui le conduira jusqu’à elle, son cœur tambourinant dans sa cage thoracique au rythme des sabots.
Il est le premier à arriver sur les lieux et entre en brisant la porte en bois d’un coup de pied franc. Aucune bougie n’illumine l’intérieur, aucun son ne rompt le silence si ce n’est celui de son propre souffle qui marque son anxiété. Il retourne les cuisines, le salon, le bureau avant de rejoindre les chambres. Les soldats s’occupent de vérifier les écuries, le jardin et les caves, mais le constat est là. Il n’y a personne.
La colère. Tout ce qu’il ressent à cet instant se résume à cette émotion. Scael brise tout ce qui tombe sous sa main, jurant de tuer le duc dès qu’il le retrouvera. La demeure n’est plus qu’un champ de ruine lorsqu’il regarde autour de lui.
Puis le vide. Dans son cœur, son être, son esprit. Son corps entier tremble de froid, alors que la rage coule encore dans ses veines. Il ne sent plus Yaissie en lui. Pourtant, cette perte, ce trou au fond de son âme, lui indique qu’elle n’est pas morte. Qu’un espoir même faible existe. Sinon, il ne serait plus là pour en témoigner.
À genou, dans la cour du manoir, les larmes ruissellent sur ses joues alors que son cri déchire le silence de la nuit et que ses poings heurtent la terre humide et l’éclaboussent. Les animaux nocturnes respectent tous son malheur étouffant.
Si le duc a promis d’attendre un siècle pour retrouver Emera et pouvoir concrétiser son rêve, alors il en ferait de même pour Yaissie.
Soudain, un autre poids prend place sur ses épaules : la disparition de son fidèle ami. Comment expliquera-t-il à la princesse que Silvan est introuvable ? Il ne peut qu’imaginer la douleur qu’elle ressentira, surtout après toutes les épreuves traversées pour le rejoindre. Elle sera plus immense que la sienne, car Yaissie et lui sont habitués à se perdre pour mieux se retrouver. Emera n’aura pas cette chance. Son chagrin, il ne sait pas si elle sera en mesure de le vaincre un jour.
Depuis deux mille ans à lier les âmes sœurs choisis par les Dieux, c’était bien la première fois qu’il se confrontait à un échec. Dans le même temps, c’était la première fois qu’ils se rendaient dans un Univers où la sorcellerie était commune et ils n’étaient pas préparés à l’affronter. Bien qu’eux-mêmes venaient d’un monde magique.
Il ne lui restait plus qu’à réunir ses forces, ses idées et partir sur les traces semées par le duc pour le retrouver et retrouver celle avec qui il se sentait entier. Mais avant cela, il devait rejoindre Emera et lui dire la vérité, séjourner auprès d’elle quelque temps pour s’assurer qu’elle irait bien. Yaissie le voudrait.
Les gardes reviennent vers moi et attendent mes instructions :
— Envoyer un pagiste pour qu’il m’apporte tous les livres et notes du duc. Que des gardes soient affectés ici pour surveiller le château, on ne sait jamais qu’une envie de réapparaître le prenne… Je rentre auprès de la princesse.
Le chemin du retour lui semble plus court qu’à l’aller, toutefois, il est trop perdu dans ses pensées pour réellement l’avoir calculé. Il laisse son cheval au palefrenier et monte les marches deux à deux pour rejoindre Emera.
Yara dans la pièce prépare encore un de ses breuvages et se tourne lorsqu’elle l’entend. Elle déglutit et baisse le regard en l’apercevant, ce qui lui fait comprendre à quel point il doit avoir l’air minable.
Il n’ose pas s’installer sur le moindre fauteuil de peur de le salir, alors il reste debout en prononçant ses mots :
— Comment te sens-tu ?
Elle tourne son visage de porcelaine vers lui, les yeux toujours humides et hausses les épaules.
— Ils sont partis, c’est ça ? murmure-t-elle en retenant un sanglot.
— Ils ne sont plus ici, mais je te promets de…
— Silvan… Il… le… poignard…
Les larmes coulent en flot sur ses joues déjà rougies par leurs nombreux passages :
— Mort, pleure-t-elle.
— Il n’est pas mort, dit-il en s’approchant. Son corps a disparu comme celui de Yaissie et c’est peut-être un signe.
— Non.
Elle secoue la tête vigoureusement, puis continue :
— J’ai vu ses yeux. Il n’y avait plus d’éclat.
Les sanglots redémarrent alors que Yara s’avance et la serre dans ses bras. Scael se sent démuni, il aurait aimé que sa moitié soit là, elle aurait su trouver les mots, les gestes pour l’apaiser. Lui, il réfléchissait tandis qu’elle agissait. Cela les avait sauvés à de nombreuses reprises.
La druidesse masse les tempes de la princesse avec un onguent à l’odeur d’orange et la dépose délicatement sur l’oreiller :
— Elle va dormir un peu. Une nuit sans rêve.
Puis elle se lève pour se planter devant lui et l’observer :
— Vous en auriez bien besoin…
— Je ne peux pas. Je dois me souvenir de tout, rêver me permettra peut-être d’entrer en contact avec Yaissie, savoir si elle va bien.
— Je reste ici, si vous changez d’avis.
D’un signe de tête approbateur, Scael quitte la chambre pour rejoindre celle partagée la veille avec Yaissie. Il se déshabille, se rend dans la salle de bain attenante et s’insère dans une baignoire chauffée. Hier soir, il était totalement passé à côté de la beauté des lieux, bien trop occupés à embrasser son amour de toujours.
À cet instant, il regrette de ne pas l’avoir fait découvrir à sa partenaire, elle aurait adoré les dorures sous les chandeliers et les moulures du plafond. Elle aurait ri en jouant les grandes dames avec un ton condescendent qu’elle méprisait, mais dont elle savait faire usage en cas de nécessité.
Yaissie était une guerrière, forgée du métal le plus pur et de l’acier le plus délicat. Un alliage qui faisait d’elle un joyau fragile et pourtant résistant. Seul lui pouvait voir et sentir les faiblesses de son âme, son cœur et son esprit. Les autres n’apercevaient que son faciès délicat, resplendissant et trompeur. Car elle aimait se battre, user de sa ruse pour parvenir à ses fins.
Et ils s’aimaient. D’un amour qui traversait les siècles encore et encore.
Un profond soupir quitte ses lèvres lorsqu’il se rince et sort du bain pour s’essuyer. Il enfile un tissu sur le bas de son corps et glisse sur le lit, enlaçant l’oreiller de sa partenaire pour en respirer l’odeur florale unique en lui adressant une prière silencieuse. Une litanie qu’il se répète à chaque fois qu’il se réveille pour la retrouver.
Mais cette fois, seul le silence répond. Sa déglutition se fait lourdement, le vide dans son cœur se creuse un peu plus. Il ressasse ses paroles inlassablement, espérant une réaction, un gémissement, un mot.
L’épuisement finit par avoir raison de lui et il s’endort sur une dernière vision de son visage et du son de son rire.
Ses yeux sont éblouis par les rayons lumineux et surtout par la beauté des lieux qu’il n’avait pas revue depuis longtemps.
— Bienvenue, Scael.
La voix de l’être éthéré qui se tient face à lui captive son attention. Cette convocation confirme que la situation est bien plus grave que ce qu’il croit.
— Que voulez-vous ? Où est Yaissie ?
— Vous avez échoué. Cela ne peut rester sans conséquences.
— Que voulez-vous dire ? Nous avons été pris au piège, nous ne pouvions rien faire.
— Et il est impossible de revenir en arrière, confirme la déité.
— Que dois-je faire pour la retrouver ?
— Tu ne peux rien faire.
Scael recule sous le choc.
— Si elle disparaît alors je le dois aussi. Nous sommes liés. Dans notre monde et tous les autres. Nous ne sommes qu’un !
— Et c’est miraculeusement toujours le cas, Scael. Le duc Armo avait préparé cet acte depuis bien longtemps. En réalité, il est sur vos traces depuis quelque temps.
— C’est impossible.
— Rien ne l’est.
— Comment vous le connaissez ?
La déité ne répond pas et s’avance au-devant du jeune homme pour l’observer profondément avec ses yeux perçants.
— Yaissie est perdue quelque part entre ici et ailleurs. Tu vas devoir faire preuve de patience pour la trouver.
— Combien de temps ?
— Nul ne peut le dire. Ce que nous savons, c’est que tout commence aujourd’hui, à partir de cet instant précis.
— Pourquoi ? demande-t-il en secouant la tête.
D’un mouvement de main, un miroir apparaît sur le mur face à lui. Il est dans la chambre de la princesse Emera. Des guérisseurs et druides s’affairent autour de son corps frêle. Une larme s’échappe de ses yeux fermés et tous cessent de se précipiter.
Scael pince les lèvres et retient son souffle en murmurant :
— Elle a succombé au chagrin d’amour…
— Oui, confirme l’être. Tu devras cependant attendre le signal avant de pouvoir agir.
— Quel signal ?
La déité claque des doigts et un collier en verre en forme de cœur apparaît autour de son cou.
— Quand il s’illuminera, une chance de retrouver ton âme sœur se présentera et tu pourras peut-être intervenir.
— Que vais-je faire en guettant ce fameux jour ?
— Errer comme chacun d’entre nous.
À ces mots, les yeux de Scael s’écarquillent. Il ne pourra plus revenir dans aucun des mondes tant que ce fichu bijou ne l’y autorisera pas. Il devra déambuler dans cet endroit, vide, terne et morose avec comme seule distraction ses pensées.
LeConteur.fr | Qui sommes-nous ? | Nous contacter | Statistiques |
Découvrir Romans & nouvelles Fanfictions & oneshot Poèmes |
Foire aux questions Présentation & Mentions légales Conditions Générales d'Utilisation Partenaires |
Nous contacter Espace professionnels Un bug à signaler ? |
3050 histoires publiées 1343 membres inscrits Notre membre le plus récent est Evangeline SNOW |