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La première pensée qui lui avait traversé l’esprit lorsqu’il était arrivé sur le site des fouilles trois jours auparavant, c’était qu’il s’y dégageait quelque chose de mauvais, voire de malsain. Cette aura effroyable, presque démoniaque, était si dense, si aisément perceptible qu’il était tout bonnement impossible d’en ignorer l’existence. Elle enveloppait les lieux telle une brume maléfique, répandant la peur dans le cœur et le corps de chaque individu à sa portée. Une atmosphère pesante qui avait découragée nombre de mercenaires avant lui. Pourtant, c’était précisément cela qui l’avait poussé à accepter cette mission périlleuse et très mal payée.

Après des années de minutieuses investigations pour en déterminer l’emplacement exact, une équipe d’historiens était parvenue à localiser ces ruines antiques, ainsi qu’à en dénicher un accès. Les savants avaient été comblés à l’idée de pouvoir enfin en parcourir les entrailles et, depuis lors, occupaient le terrain. Une exploration n’avait pas tardé à être organisée et tous s’étaient mis en quête de savoirs perdus datant d’une autre époque. Renseignements étonnants à propos de civilisations disparues ou fascinantes découvertes sur les mœurs d’autrefois, peu importait sur quoi ils tomberaient, ils savaient que ces constructions troglodytes séculaires constituaient une précieuse mine d’informations. Malheureusement, ces vieux couloirs depuis longtemps désertés de présence humaine ne leur avaient pas réservé l’accueil qu’ils avaient espéré.

Dès l’entrée, dans ces galeries humides aux parois rocheuses recouvertes de mousse, une puissante odeur de rance prédominait. Rien de très avenant, néanmoins ce n’était encore qu’un avant-goût de ce qui les attendait plus loin. Une sorte de subtil indicateur quant à l’hostilité des lieux. Hostilité qui s’était rapidement vue confirmée. Une stèle de pierre épaisse trônait au centre de la première salle, impressionnante par sa taille et intimidante par ses mots :

Aux voyageurs avertis,

Aucun trésor n’est ici,

Retrouvez donc la sortie

Ou vous risquerez vos vies.

N’étant en quête ni d’or, ni de joyaux, souhaitant simplement trouver de quoi enrichir leurs connaissances, ils avaient sciemment mésestimé cette recommandation d’un autre temps, pensant naïvement que leurs seules intentions changeraient les dangers qu’ils devraient affronter à l’intérieur. Mais cet endroit était truffé de pièges meurtriers qui ne faisaient aucune différence entre vulgaires pilleurs et chercheurs raffinés. Si bien qu’au bout de trois tentatives seulement, leur équipe avait déjà fait la rencontre de béliers, de fléchettes empoisonnées, de fosses criblées de piques, entre autres joyeusetés du même acabit. De terribles rencontres qui avaient conduit à la mort d’hommes et de femmes au savoir inestimable.

Deux solutions avaient alors été envisagées afin d’éviter à nouveau ces bains de sang et la perte d’autres de leurs collaborateurs : arrêter immédiatement les expéditions dans cette caverne et abandonner leurs études, ou bien engager un mercenaire pour les protéger. La seconde option fut privilégiée. Et c’était là qu’il intervenait.

Le moindre de ses pas était soigneusement mesuré. Dès qu’il avançait un tant soit peu, il se devait d’inspecter scrupuleusement chaque recoin pour s’assurer qu’aucun piège ne s’y cachait. On lui avait bien fait comprendre qu’un décès, ou même un blessé supplémentaire, ne serait pas acceptable, alors il ne lésinait pas sur les précautions. En conséquence de quoi, ils évoluaient doucement, mais prudemment.

« Stop ! »

En un battement de cil, tout le monde s’arrêta. Les cinq membres de la troupe qui le suivaient de près balayèrent l’intégralité de la pièce du regard, à la fois curieux et inquiets.

« Vous voyez ce liquide noir et visqueux par terre ? »

Ils acquiescèrent. Au sol, une mare de ce fluide mystérieux s’étendait sur toute la surface de la salle suivante. Tous, sans exception, se tinrent parfaitement immobiles, retenant leur souffle en attendant impatiemment les explications et instructions de leur guide.

« Il s’agit d’huile de naphte. » expliqua ce dernier. « C’est un liquide hautement inflammable. Je ne serais pas étonné qu’une source d’ignition se trouve à proximité. »

« Vous voulez dire… quelque chose pour y mettre le feu ? » demanda une toute jeune femme.

Après avoir vu les effectifs de leur groupe fortement diminuer, les historiens s’étaient mis en quête de nouveaux associés, parmi lesquels certains étaient encore novices et manquaient cruellement de culture… Lia, en l’occurrence, était issue d’une famille pauvre et n’avait pas eu la chance de bénéficier d’une bonne éducation. Cependant, son dynamisme, sa réactivité et sa grande motivation avaient compensé ses lacunes lorsqu’elle s’était présentée à eux. Par la suite, elle avait fait montre d’une certaine rapidité d’apprentissage, en partie grâce à ses facultés de déduction, comme elle venait d’en donner la preuve. Le mercenaire opina du chef pour lui confirmer qu’elle avait vu juste.

Âgé de quarante-six ans, Rufus leur avait été chaudement recommandé par l’un de ses anciens clients, vantant son franc succès lors d’une opération similaire. À force de visites dans des ruines de ce genre, désamorcer des pièges vieux de plusieurs centaines d’années était presque devenu une seconde nature pour lui. Pourtant, quelques membres de l’équipe n’avaient pas manqué de faire part de leurs doutes quant à ce choix.

Son visage et son corps bardés de cicatrices attestaient de sa conséquente expérience d’aventurier, mais également de ses nombreux échecs passés. Ce qui n’était pas pour rassurer les sceptiques. En outre, son apparence globalement négligée contribuait à la défiance qu’on vouait à son égard. Ses vêtements étaient délavés, troués, en bref, usés. Sa barbe n’était pas taillée et ses cheveux n’étaient ni coupés, ni peignés. Cette attitude jugée comme inconvenable contrariait particulièrement le doyen.

« Je vous trouve bien cultivé pour un misérable brigand. » fit remarquer celui-ci avec défiance.

Le vieillard de quatre-vingt-neuf ans était un surprenant compagnon pour une telle expédition, mais on ne lui avait guère laissé le choix. Ses connaissances encyclopédiques à de nombreux sujets leur étaient fort utiles sur le terrain pour authentifier ou juger de l’intérêt de certains objets ou documents. Il était d’autant plus difficile de se passer de lui dans la mesure où les autres individus avec des compétences similaires étaient morts sur place quelques semaines plus tôt. Sans compter que, tout curieux – ou soupçonneux – qu’il était, il avait de toute façon grandement insisté pour voir leur nouvel acolyte à l’œuvre.

« Octave ! » le sermonna une quinquagénaire.

Carmen était la seule femme qu’il acceptait d’écouter, mais c’était également la seule à pouvoir le houspiller sans risquer de se faire aussitôt incendier, et pour cause ! C’était sa fille.

Les membres de l’équipe venant principalement de milieux huppés, la dégaine et les mauvaises manières de leur protecteur ne faisaient pas l’unanimité parmi eux. Cependant, même s’ils n’en disaient rien pour ne pas s’attirer les foudres de l’ancien, ils trouvaient le comportement de celui-ci envers Rufus tout aussi déplacé, sinon davantage. De plus, ils ne voulaient pas risquer de le froisser, de crainte de le voir s’en aller. Ils l’avaient déjà débauchés d’une mission extrêmement bien payée – largement mieux payée que la leur à dire vrai – et le fait d’avoir réussi à le convaincre de rejoindre leur cause était presque miraculeux.

L’intéressé ne prêta pas d’attention à ces paroles. Il essayait plutôt de se concentrer pour réfléchir au meilleur moyen de passer cet obstacle en toute sécurité.

« Le plus pratique serait d’allumer le feu nous-même, puis d’attendre son extinction pour passer, mais… »

« Ah non ! C’est tout bonnement hors de question ! » le coupa une femme aux cheveux d’or. « Cette pièce est peut-être remplie de livres et de parchemins que nous pourrions étudier, ou que sais-je encore ! Nous ne pouvons prendre le risque de voir toutes ces sources d’informations potentielles disparaître ou être altérées par les flammes. »

La quarantaine, des rondeurs et une tenue constamment irréprochable, il s’agissait de Bénédicte, la meneuse de ces fouilles. Malheureusement, celle-ci pensait davantage à respecter l’intégrité de cet endroit et de ce qu’il renfermait qu’à la sécurité des hommes et femmes qu’elle employait pour l’explorer et l’étudier. Dans le cas contraire, il n’y aurait jamais eu autant de victimes avant de solliciter une aide extérieure…

« Oui, c’est bien ce que je pensais… » souffla l’aventurier. « Dans ce cas, la seule solution serait de trouver les déclencheurs ainsi que les sources d’ignition et de les neutraliser. »

« Vous voulez dire que pour avancer, on va devoir marcher là-dedans ? Vous plaisantez ? »

Évidemment, pour conserver sa tenue irréprochable, elle faisait tout pour éviter la moindre salissure. Aussi, l’idée de mettre les pieds dans cette huile noire et gluante ne l’emballait pas. En soi, c’était déjà un bel effort de sa part qu’elle fût présente dans ces ruines. Toutefois, ses caprices de star n’étaient pas au-dessus d’une découverte possiblement exceptionnelle. Elle grommela quelques secondes pour manifester clairement son mécontentement, mais ne persista pas lorsqu’elle comprit que cela n’avait aucun effet sur quiconque.

« Le problème étant que s’aventurer dans cette pièce sans connaître l’emplacement des déclencheurs au préalable, c’est du suicide pur et simple… »

Son cerveau fonctionnait à toute allure. Il se remémorait toutes les salles du même genre qu’il avait déjà franchi par le passé, ainsi que les systèmes qu’il avait mis hors service. Il visualisait l’emplacement des pièges. D’ordinaire, ceux-ci étaient souvent installés aux mêmes endroits stratégiques afin qu’ils fussent le plus destructeurs lors de leur déclenchement.

« Eh bien alors, bougez-vous un peu pour les trouver ! » s’impatienta le plus âgé. « Je me demande bien pourquoi on vous paie ! »

Jusqu’ici, il s’était montré d’une patience à toute épreuve et, de manière générale, il agissait ainsi en présence de tous ses clients, même les plus pénibles. Mais ayant déjà fait un gros effort sur le salaire, il avait décidé, une fois n’était pas coutume, de répondre à ce vieux con.

« Pour vous garder en vie. » répliqua-t-il d’un ton tranchant. « Et aux dernières nouvelles vous êtes toujours là. Vous avez rejeté l’option la plus simple alors laissez-moi le temps de réfléchir à comment procéder, voulez-vous ? »

« Je le savais ! Vous n’êtes qu’un incapable en fin de compte ! »

« Mais dites-moi Octave, que devrais-je alors penser de votre petite bande qui n’est même pas foutue de se débrouiller seule pour mener à bien ses recherches ? Vous êtes des savants, non ? Vos multiples et incroyables connaissances ne devraient-elles pas vous permettre de savoir comment trouver et désamorcer ces pièges ? Ou n’êtes-vous que de simples gratte-papiers en quête d’aventures ? »

« Oh taisez-vous donc, malheureux ! Vous ne connaissez rien de ce en quoi consiste notre travail ! »

« C’est exact, je l’admets. Mais vous non plus ne connaissez rien au mien. Autrement je ne serais pas là, n’est-ce pas ? Alors je ne me mêlerai pas de juger de vos compétences si vous ne vous mêlez pas de juger des miennes. Est-ce que je me suis bien fait comprendre ? »

Le vieil homme perdit soudain sa constance et sa répartie, ce qui était assez inhabituel de sa part. Très rares étaient les personnes qui lui avaient tenu tête, et se faisaient plus rares encore celles qui étaient parvenues à lui clouer le bec. Après quelques secondes de calme, il se mit à ronchonner bruyamment, jusqu’à ce que la main de Carmen se posât sur son épaule, le sommant tacitement d’arrêter ses enfantillages.

Malgré le silence revenu, l’ambiance resta pesante. Chacun se demandait si ce mercenaire tiendrait ses promesses et réussirait à les faire traverser ces ruines sans encombre, ou bien s’il allait lamentablement échouer, comme nombre de leurs confrères avant lui. Finalement, au bout d’une demi-heure d’une analyse minutieuse des lieux, celui-ci prit la parole.

« Je pense avoir compris quel système est mis à l’œuvre ici. J’ai aperçu certains déclencheurs, mais il doit y en avoir un peu partout dans la pièce et je vais devoir avancer pour les mettre hors d’état de nuire. »

S’il avait vu juste, plusieurs plaques à pression étaient réparties dans la salle. Si quelqu’un ou quelque chose d’un poids suffisant se posait dessus, cela actionnerait une sorte de briquet rudimentaire accroché au mur, à peine au-dessus du fluide. L’étincelle ainsi produite enflammerait aussitôt le combustible et condamnerait tous ceux qui trempaient dedans.

« Il me faudra sans doute le reste de la journée pour m’en occuper, aussi vous devriez rebrousser chemin et rentrer vous reposer. Nous n’avancerons pas davantage aujourd’hui. »

Il se tourna vers le vieillard et ajouta :

« Et puisque certains ont l’air convaincu de mon incompétence, je ne voudrais pas risquer vos vies si mon intervention devait se solder par un échec. »

Octave ne trouva rien à redire et en un instant, la troupe s’en retourna à ses tentes, à l’extérieur du site. Cependant, l’un des membres, muet jusqu’à présent, insista pour rester.

À vingt ans, le dénommé Jarod était le seul individu de moins de trente ans qui faisait partie de l’équipe depuis plus de quelques semaines. D’une extrême discrétion, il ne posait jamais de questions, mais ne semblait pas vraiment en avoir besoin. Malgré son jeune âge, il n’était pas en manque de savoir.

« Si vous le permettez et que cela ne risque pas d’affecter votre travail d’une quelconque façon, j’aimerais vous poser quelques questions. » commença-t-il. « En premier lieu, je suis très curieux de vos motivations pour cette mission. »

Tandis que Rufus mettait enfin les pieds dans l’huile et entamait sa dangereuse traversée, il continua.

« Il est évident que ce n’est pas l’argent puisque nous n’en avons que très peu. Toutefois, vous êtes là et vous faites ce que vous avez à faire, tout en supportant les remarques désagréables d’Octave… »

Ces bavardages désinvoltes le surprirent de sa part. Jarod, tu me déçois, pensa-t-il, décidément dans cette compagnie, il n’y en a donc pas un pour rattraper l’autre…

Alors que le mercenaire atteignait le premier mécanisme, une chose l’interpella. Après tant d’années, le liquide aurait dû s’altérer, de même que les briquets. Pourtant, l’un comme l’autres semblaient avoir été préparé la veille. Dans ces conditions, aucune chance pour que le système fût grippé. Il n’avait pas droit à l’erreur. Un sourire se dessina au coin de ses lèvres. Se pourrait-il qu’il eût enfin trouvé le bon endroit ?

« Il se trouve que j’ai accepté cette mission parce que je compte bien mettre la main sur le pouvoir que renferme ces lieux. » répondit-il mystérieusement.

« Le pouvoir ? Quel pouvoir ? » s’étonna le jeunot.

« Vous n’êtes pas au courant ? Et vous osez vous targuer d’érudition ! » le railla le mercenaire. « N’importe quel aventurier amateur sait que quelque part dans cette zone se cacherait le pouvoir d’un démon des ténèbres. »

Il se doutait que cette réponse n’allait sûrement pas lui plaire, mais il s’en fichait. D’une part, ce n’était pas comme s’il venait de révéler ses intentions à toute la troupe. Et d’autre part, ceux-ci n’avaient que lui pour accomplir leur sale besogne et seraient bien obligés de faire avec ses motivations, quelles qu’elles fussent, pour continuer.

« Sauf votre respect, Rufus, vous êtes un imbécile. »

Jarod avait prononcé ces paroles sur un ton si posé et adopté une attitude si sereine que l’aventurier eut un instant l’impression de s’adresser à quelqu’un de plus âgé. Les jeunes de vingt ans avaient généralement une fougue et une impatience qui caractérisaient la sortie de l’adolescence. Lui, en revanche, semblait détenir une sagesse qu’il n’aurait pas cru possible de la part d’un homme ayant à peine atteint l’âge adulte.

« Je vous demande pardon ? »

L’irrespect d’un vieil homme aigri comme Octave, c’était une chose. Mais il ne saurait tolérer l’impertinence d’un gamin.

« Dans le cas où vous ayez raison, si ce ne sont pas ces pièges, c’est ce démon qui vous tuera. »

« Que vous dites. Vous ne saviez même pas qu’il y avait peut-être un démon enfermé ici avant même que je vous en parle… »

Un sourire énigmatique apparut sur le visage de Jarod.

« Croyez ce que vous voulez, morveux. » reprit Rufus, agacé. « Mais si cette créature des ténèbres est bien en ces lieux ce n’est pas votre avertissement minable qui m’arrêtera. »

Il se remit aussitôt à son travail. Son jeune compagnon, loin d’avoir été vexé, n’était pas reparti et s’était simplement contenté de l’observer sans un mot.

En définitive, cela lui prit bien moins de temps que prévu pour désamorcer tous les déclencheurs et, seulement deux heures plus tard, il était parvenu à l’autre bout de la salle. Celle-ci débouchait sur un long et large couloir. Pas de pièges à première vue. Cependant, d’étranges gravures recouvraient les murs. Alors que Rufus suggérait de faire demi-tour pour chercher le reste de l’équipe, Jarod, absorbé par ces inscriptions, se mit à les lire à haute voix.

Ceux qui ont désobéi

Et sont venus jusqu’ici,

N’ouvrez pas, je vous implore,

Ce tombeau, sinon dehors

Le guerrier noir immortel

Répondra à son appel.

L’homme de l’ombre en chemin

Vous trouvera un matin,

Ci-gît Théana, sa belle,

Une démone cruelle,

Prêt à tout pour la rallier

Vous tuera sans sourciller.

Que ne fût ce jour maudit

Où ces âmes réunies,

Ces deux amants des ténèbres,

Aux volontés bien funèbres,

Retrouveront leur puissance,

Fomenteront leur vengeance.

Laissez-les se retrouver

Et les morts vont s’empiler,

Vous serez les responsables

De catastrophes notables

Car leurs sinistres desseins

Ne toucheront à leur fin.

Imprudents explorateurs,

Réparez donc vos erreurs

Avant qu’il ne soit trop tard,

Roi, manant ou bien bâtard,

À jamais cachez ce site

Sans que cela ne s’ébruite.

Le mercenaire se mit à réfléchir. Le nom de Théana lui était familier. Il était manifestement au bon endroit, enfin ! Néanmoins, il n’était nullement fait mention d’un pouvoir quelconque et, surtout, cette histoire de guerrier noir immortel l’inquiétait. Il connaissait la légende du Guerrier Noir, mais jusqu’alors rien ne le reliait à cette démone.

Jadis, des centaines d’années auparavant, lors des grandes guerres territoriales, un soldat perpétuellement accoutré de noir s’était démarqué sur les champs de bataille. On lui affubla ce sobriquet de Guerrier Noir. Mais ce qui le rendit célèbre n’avait rien à voir avec ses prouesses au combat, ni avec son armure de jais.

Doté d’une énergie vitale extrêmement puissante, il eut, sur le front, la réputation d’être invincible. En effet, l’on disait que ses plaies guérissaient en un temps record et que, même gravement blessé, il était capable de survivre bien plus longtemps que la normale.

Malheureusement, le fait qu’il fût doué de ces capacités extraordinaires avait fini par se savoir et avait attiré l’attention de nombreux hommes de science. Ces médecins de l’étrange s’étaient mis en quête de sa personne, engageant des spécialistes pour le traquer, l’enlever et le leur ramener. Ce fut alors que commencèrent pour lui des années de souffrances inqualifiables. Sous couvert de recherches, ces hommes et femmes avaient fait subir au Guerrier Noir des tortures inimaginables afin de tester les limites de son organisme et ainsi assouvir leur curiosité malsaine.

Néanmoins, cette obsession morbide pour les fabuleuses facultés de régénération de ce pauvre homme finit par se retourner contre eux. Un jour, tandis que son corps avait été littéralement réduit en charpie et n’était probablement plus en capacité de se guérir, ce que l’on soupçonna plus tard comme étant la force vitale du guerrier – son âme – s’infiltra en celui qui était en train de le découper en morceaux. Empli de haine dans ce nouveau corps, il se stoppa net dans sa tâche et, se tournant vers ses collègues, qui ne se doutaient alors de rien, les extermina jusqu’au dernier, tout en prenant bien soin de les martyriser le plus possible avant d’en finir.

Ce fut la dernière fois que quelqu’un se trouvât en présence du Guerrier Noir originel et, depuis lors, les histoires à son sujet voulaient qu’il traversât les siècles en passant de corps en corps pour prolonger sa vie tout en suivant sa propre voie.

La perspective que ce légendaire combattant fût encore en vie l’effraya, mais celle de le savoir s’être acoquiné avec la démone qui reposait ici ne fit qu’accentuer ses craintes. Si bien que l’idée de s’emparer de l’hypothétique puissance maléfique cachée ici ne lui parut plus aussi attrayante. Jarod avait peut-être raison finalement… pensa-t-il. Prendre possession d’une chose inerte, c’était une chose, mais s’il devait affronter Théana ainsi qu’un soldat millénaire, c’était la mort qui l’attendrait, assurément.

« Vous devriez aller prévenir les autres de tout ceci. » dit-il.

« Je suis peut-être jeune, mais je ne suis pas bête. » répliqua Jarod. « Vous m’avez avoué plus tôt que vous vouliez faire vôtre le pouvoir que renfermaient ces lieux alors je ne compte pas vous laissez seul ici. Je préfère que vous vous chargiez d’aller chercher nos amis et je vais rester là pour étudier ces inscriptions. D’autant que vous serez mieux placé que moi pour les aider à traverser en toute sécurité la mare d’huile dans la pièce précédente. »

Rufus eut un mauvais pressentiment mais, ne trouvant rien à redire qui aurait pu le faire changer d’avis, il fut forcé d’accepter et rebroussa chemin rapidement.

Une dizaine de minutes plus tard, il revint accompagné de toute la troupe, à la fois furieuse d’avoir été dérangée en cette fin d’après-midi et exaltée à l’idée de découvrir une nouvelle partie des ruines. Lorsqu’ils arrivèrent de l’autre côté de la salle huileuse, tous s’attelèrent aussitôt à lire les inscriptions aux murs. Le mercenaire fut le seul à remarquer que Jarod n’était plus là.

« Bah ! Il a dû se perdre cet idiot ! » s’exclama Octave.

Après de brèves recherches aux alentours pour tenter de le localiser, ils remarquèrent un tout petit passage au fond du couloir, dissimulé derrière d’imposantes racines.

« C’était fermé tout à l’heure, j’en suis certain ! » affirma Rufus.

La tension monta d’un cran. Tout le monde avait pris connaissance du message gravé et craignait désormais que leur jeune collègue n’eût fait une grosse bêtise…

Aussitôt, ils se précipitèrent dans ce qui semblait être la dernière salle. Ronde, entièrement constituée de pierres, elle avait été épargnée par les affres du temps et ne comportait pas une trace de mousse, d’humidité ou d’une quelconque marque d’usure. Trois torches de chaque côté brûlaient et offrait la luminosité suffisante pour apercevoir un sarcophage au centre ainsi qu’un pilier de pierre juste devant. À l’intérieur, Jarod se trouvait debout face au piédestal.

« Bougre de demeuré ! » se fâcha Bénédicte. « Que fais-tu ici ? N’as-tu pas lu les inscriptions à l’entrée ?! »

Celui-ci ignora les invectives de sa supérieure et, sortant un collier de l’une de ses poches, en posa le pendentif sur le socle du pilier.

« Vous savez parfaitement ce que vous êtes en train de faire… » comprit Rufus. « Vous vous êtes bien moqué de moi ! »

Il releva la tête et fixa l’aventurier. Un large sourire s’étendait sur son visage.

Soudain, une intense rafale d’un vent glacial venu de nulle part balaya la pièce et fit vaciller les flammes des torches à son passage. Le couvercle du tombeau se brisa violemment et une opaque fumée noire s’en échappa. Le squelette qui se trouvait dedans fut alors animé par les ténèbres telle une macabre marionnette, et finit par en sortir. Tandis que les vieux os quittaient le tombeau et se mettaient en position debout, un corps se mit à se recomposer petit à petit tout autour.

Dans un spectacle écœurant et morbide, chaque organe, chaque tendon, chaque nerf, chaque muscle reprenait sa place sous les yeux ébahis et dégoûtés des érudits et du mercenaire. Pour terminer, une peau d’albâtre vint recouvrir tout le reste et leur dévoila enfin Théana. Des courbes marquées, des yeux de jais inexpressifs, de longs cheveux noirs et raides tombant sur ses hanches…

« Mais quelle est donc cette ignominie ?! » s’exclama l’ancien, médusé.

Le splendide corps nu de la démone intimida Rufus. Il voulut en détourner le regard, mais quelque chose l’en empêchait. Alors qu’elle parcourait des yeux l’endroit, son regard croisa celui du quarantenaire. Ce dernier frémit. Voir une si belle créature était à la fois un honneur et une malédiction.

Si le contexte avait été différent, il ne se serait jamais douté que cette magnifique femme était en réalité un être des ténèbres et il se serait contenté de l’admirer à loisir, tout comme il faisait à chaque fois qu’une si splendide demoiselle croisait son chemin.

Elle était si belle qu’il en aurait pleuré.

« Jarod, imbécile ! Qu’avez-vous fait ?! Et si le guerrier noir dont parle les gravures arrivait ? » s’époumona Octave.

Rufus fut surpris que le vieil homme fût encore en état de parler après ce à quoi il venait d’assister.

« Mais enfin, mon vieux, qui croyez-vous que je sois ? »

Les yeux écarquillés, il n’en revenait pas. Octave poussa tout à coup un gémissement et posa une main à sa poitrine. Carmen se précipita vers lui, mais son père s’écroula à terre.

« Oh mon Dieu ! Faites quelque chose, je vous en prie ! »

« Il n’y a aucun dieu pour vous aider en ces lieux, très chère. » déclara Théana. « Ce croulant sera donc le premier à mourir par ma faute, mais certainement pas le dernier. »

Sa voix cristalline était tellement envoûtante, si enivrante… à un point qu’il leur était impossible de se soustraire de cette emprise immatérielle. C’était donc ça le pouvoir d’un démon ?

« Eh bien, eh bien, approchez mon amour. » dit-elle en se tournant en direction de Jarod. « Voilà longtemps que je vous attends. »

Le jeune savant s’approcha d’elle et célébra leurs retrouvailles en l’embrassant fougueusement. À cet instant précis, Rufus sut. Il sut que, de leurs lèvres enfin réunies, ces amants maudits venaient de sceller le sort de l’humanité. Et quel monstrueux baiser que ce baiser de l’apocalypse.


Texte publié par Freddy Nath, 8 février 2025 à 02h29
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