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Ville de Lintarce, territoire Impeterra

Terrain d’entraînement militaire

Mercredi 30 août 2 243

Les épées s’entrechoquèrent. La sueur perlait leur corps épuisé. La rage et la détermination les contraignaient à continuer la lutte jusqu’à l’exténuation totale de l’un d’eux. De nombreux Skryta’lian assistaient à cet entraînement intense entre leur Alpha et le Capitaine des Armées. Ce dernier se révélait redoutable et ne montrait aucun signe d’abandon. Leur aura dominatrice et brutale s’élevait dans les airs. Elle enveloppait les spectateurs, dont les Omegas finirent par reculer et par baisser la tête ; certains préférèrent même quitter les lieux. À l’inverse, les Gamma savouraient le combat. Ils hurlaient à coups de poings en l’air. Ils avaient délaissé les paris, enivrés par cet affrontement. Ils se bousculaient pour occuper la première ligne et se rapprochaient malgré les risques. Le cercle se resserrait ; les barrières de sécurité avaient été franchies depuis longtemps.

Les deux adversaires, la respiration rapide, reculèrent pour prendre de la distance. Lilias fit tournoyer son épée, éclaboussant de sang frais le sol ravagé par la lutte. Il effectua quelques pas à droite, puis à gauche, et essuya le filet carmin sur ses lèvres. Cette odeur de fer envahissait ses narines. Ses yeux noisette fixaient Elijah, son meilleur Gamma et son plus fidèle allié. Il gardait à l’esprit qu’il pouvait aussi se retourner contre lui. Ses cheveux trempés de sueur collaient sur son front. Conscient des pouvoirs d’Elijah, Lilias devait frapper avec rapidité pour préserver l’avantage. Il invoqua son aérokinésie qu’il garda au creux de sa main gauche.

Soudain, il la souleva, paume vers le ciel.

Dès lors, un vent violent s’abattit au sol et provoqua une onde de choc. Les spectateurs se protégèrent. L’élément arracha l’herbe et la terre pour former un cercle parfait, une prison parfaite pour enfermer Elijah. Le Capitaine des Armées frotta son œil droit irrité par la poussière. Puis, il laissa l’humidité des larmes chasser la saleté.

Le Gamma brandit son épée, dont la lame était recouverte d’inscriptions runiques, une langue morte que plus personne ne connaissait. Cependant, ces armes avaient traversé le temps et les générations. Les légendes racontaient qu’elles possédaient le pouvoir de briser et de contrer tous les enchantements ; la réalité se révélait différente, car aucun Skrytalian vivant ne parvenait à réveiller cette magie. Elles demeuraient néanmoins bien plus efficaces que les épées lambda, elles constituaient les armes de prédilection et d’honneur des guerriers et des Alphas.

Elijah frappa la cage dans un cri de guerre. La lame rebondit une première fois et il fut repoussé à l’impact. Il retenta et elle commença à s’enfoncer dans le vent avec difficulté. Une microfissure apparut dans un grésillement et des étincelles blanches. Le Gamma puisa dans toutes ses forces, en vain.

— Déclare forfait ! lança Lilias dans un ton moqueur.

Le regard noir de son Capitaine se figea sur lui. D’ordinaire, il se téléporterait. Or, dans cette situation, la difficulté résidait dans l’impact à prévoir avec la magie de l’Alpha pour sortir de la prison. Elijah savait qu’il n’avait plus assez de force pour combattre sur ce terrain.

Le combat s’éternise, il faut l’abréger.

— Crois-tu vraiment que je vais abandonner pour si peu ? Je pensais que tu me connaissais mieux que ça, provoqua-t-il.

Le Gamma rengaina son épée. Les bras le long de son corps avec les paumes en avant, il se concentra sur son enchantement. Il perçut l’énergie créée par le vent. Quand Lilias comprit ses intentions, il rompit sa magie.

Trop tard. Un filet d’une lumière aveuglante tournoyait déjà autour d’Elijah. D’un geste de la main, il la transforma en boule et l’envoya contre son Alpha. Le sol brûla dans son sillage.

Lilias se téléporta et le projectile frappa un olivier ; celui-ci explosa à l’impact. Les Skryta’lian les plus proches hurlèrent et s’éloignèrent. Quand le dirigeant réapparut, il utilisa sa télékinésie pour commander les débris. D’un geste de la main, les vestiges de l’arbre fruitier se transformèrent en armes et furent propulsés sur le Capitaine. Ce dernier esquiva en se téléportant derrière son Alpha, épée au clair.

Les deux lames se croisèrent. Les pieds ancrés dans le sol, le premier qui céderait perdrait. Leurs mains empoignaient avec force la poignée des épées. Les deux combattants se résistaient malgré la fatigue bien dissimulée ; les Gammas, et surtout les Alphas, se devaient de cacher la moindre faiblesse. Ils se distinguaient par leur brutalité, ils étaient des tueurs. Ils étaient les dominants de tout et de tous. Lilias exposait son avis à ce sujet et la soumission l’horripilait. Il acceptait de se soumettre aux Deltas et au Conseil uniquement pour servir ses intérêts, car quelques-uns coïncidaient. Mais par la suite, il se libérerait de ses chaînes.

Rien ni personne au-dessus des Alphas.

Dans un cri de rage, l’onde dominatrice de Lilias s’échappa. Elle expulsa Elijah et agenouilla l’ensemble des Skryta’lian présent sur le lieu de l’affrontement. Son aura se répandit dans Lintarce, par-delà les collines verdoyantes et les vignes, par-delà le lac de Bracciano. Il s’imposa et exigea l’allégeance de l’intégralité de son clan. Lilias n’était pas Alpha depuis plus de cinq millénaires pour rien. Sa tribu était l’une des plus prospères. Sa puissance ne résidait pas juste dans sa magie, mais dans la hargne des siens, dans cette détermination à se surpasser et à dominer.

Il contempla ces immortels à genoux autour de lui, satisfait de son emprise qui ne se tarissait pas. Lilias l’étendit davantage. Il savourait ce pouvoir en lui, celui de son clan, de ce lien qui les unissait tous. L’immortel ferma les paupières. Ce fil d’argent se faufilait entre toutes les âmes. Il était la protection et l’autorité, exhalant une odeur boisée et iodée, lorsque l’Alpha raffermissait sa domination. À l’inverse, ce fil sentait les conifères et le citron au quotidien.

L’onde de Lilias percuta les frontières d’Impeterra. Il n’en avait aucune en commun avec les autres. Toutefois, la France se situait de l’autre côté, bien au nord. Pays membre de la Triade et territoire des Hommes, rien ne l’autorisait pour l’heure à briser cette limite. Alors, il cherchait autour du bassin méditerranéen, au-delà de la mer Tyrrhénienne et de la mer Adriatique. Lilias ne dissimulait pas ce désir d’élargir son territoire.

— Quand tout sera terminé, tout cela nous appartiendra, souffla-t-il.

Dans une tentative déterminée, il brava un court instant leurs lois. Cependant, il se heurta à ses Deltas, dont Cassie.

— Reste à ta place, Cassie ! ordonna Lilias.

— Justement, elle est ici à t’empêcher de provoquer une guerre de territoire.

Elle était la plus tenace de toutes. Les autres Deltas n’insistaient plus. Elles favorisaient leur sécurité au détriment du sort du clan. Leur statut s’apparentait désormais à celui des Omegas et Cassie était la seule à parvenir à maintenir son rôle.

— Relâche ton emprise ! exigea-t-elle.

Lilias rouvrit les yeux. Les Skryta’lian n’avaient pas bougé, toujours agenouillés autour du dirigeant. Un sourire naquit sur ses lèvres. Puis, il libéra les siens de son emprise. Sa domination s’apaisa, mais un silence absolu régna sur le terrain d’entraînement, bien loin de la frénésie du combat quelques minutes plus tôt.

Plusieurs mètres plus loin, Elijah se releva et récupéra son épée. La pression de son dominant avait eu raison de son instinct de Gamma. Toutefois, son irritabilité percuta Lilias. Son échec n’était pas en cause, mais plutôt cette soumission vulgaire et indigne de son rang.

— Je suis ton Capitaine des Armées, fulmina-t-il à l’approche de Lilias. Tu n’as pas à me traiter comme un simple Gamma. Te rends-tu compte de ce qu’ils penseraient si je m’abaisse de la sorte ?

— Leur opinion est futile, et tu le sais. Ton aura doit leur suffit pour comprendre à qui ils ont à faire, rétorqua Lilias. Dois-je m’inquiéter de ton autorité sur l’armée ?

— Non, répliqua vivement Elijah.

L’Alpha lui tapota l’épaule dans un sourire satisfait.

— Allons-nous rafraîchir, mon ami. Et rejoins-moi à la taverne après, la tournée est pour moi. Nous ne pourrons plus beaucoup en profiter par la suite.

Elijah grommela et repoussa la main de son dirigeant toujours sur son épaule. Il l’entendit s’esclaffer, un rire davantage amusé que moqueur, mais Elijah n’en était pas moins offusqué. Lilias le savait. Pour cette raison, il l’invita une nouvelle fois à le suivre au lieu de lui tourner le dos ; cela serait un mauvais calcul de sa part.

Après quelques secondes d’hésitation, Elijah accepta et les deux immortels se dirigèrent vers le bord du terrain. La foule se dispersait lentement. Les vainqueurs de paris récupéraient leurs gains, tandis que les perdants grommelaient. Les plus âgés inclinèrent avec respect la tête au passage du Gamma et de l’Alpha. Les plus jeunes les observaient avec admiration. Pour les apprentis, affronter Elijah ou Lilias lors d’un entraînement était un défi, mais peu en ressortait avec les honneurs. Et ceux qui y parvenaient recevaient une promotion militaire.

De l’autre côté de la barrière, deux Omegas – des guérisseurs – se précipitèrent vers eux avec serviettes et boissons.

— Les blessures ne sont que superficielles, déclara Elijah en refusant les soins et en acceptant la coupe en bois.

Celle-ci contenait une boisson chaude à base de plantes, idéale pour apaiser les Gammas après un combat, si elle était combinée à la magie des guérisseurs. Ces Skryta’lian réagissaient davantage.

— Je te veux opérationnel, Elijah. Nous avons une réunion militaire demain avec l’ensemble des Alphas et des Capitaines des Armées pour finaliser les préparatifs, réprimanda Lilias pendant qu’il retirait sa chemise sale et abîmée.

La guérisseuse posa tour à tour ses mains sur les nombreuses plaies, dans le but de les soigner. Les saignements cessèrent. Les plaies se refermèrent. Seules les cicatrices échappaient à la gestion de la magie.

— Dès la semaine prochaine, les troupes seront en mouvement. Tu as la charge des opérations à la Triade, rappela-t-il, alors sois en pleine possession de tes capacités. Notre ennemi sera violent.

— Je préférais être à tes côtés contre l’Ordre des Frères. De nous tous, tu es le plus concerné. Cela te touche personnellement et je m’inquiète pour toi, mon ami.

Un voile traversa le regard de Lilias. Un voile sombre, empli de désespoir et d’une haine viscérale, une haine qui le maintenant vivant depuis plus de deux millénaires. Il abandonna les soins, remercia la Louve et s’approcha d’Elijah.

— Il est de mon devoir d’achever ce que je n’ai pas pu terminer à l’époque.

D’un simple signe de la tête, ils se comprirent et Elijah n’insista pas. Il garderait son inquiétude pour lui. En dépit des objectifs et de l’avenir prometteur, il craignait des conséquences, que la vengeance fût accomplie ou non. Lilias œuvrait pour elle depuis si longtemps qu’Elijah doutait d’une réelle tranquillité par la suite. Elle avait tout déclenché. Elle menait les décisions et les actions de l’Alpha. Elle faisait partie de lui. L’échec le mènerait vers sa perte. La réussite ne le libérerait pas pour autant.

Pourtant, Elijah lui resterait fidèle jusqu’à la fin. Des alliés, des amis, ils avaient été Gammas ensemble durant des millénaires avant d’accéder au sommet du pouvoir. Ils avaient la même vision de l’avenir.

Plongé dans ses pensées, il ne remarqua pas l’Alpha quitter les lieux. Celui-ci s’était fait discret afin de ne pas troubler son Capitaine.

Lilias emprunta le sentier sableux qui déboucha sur l’allée centrale aux pavés gris. De part et d’autre serpentaient des chemins entre les divers terrains d’entraînement, dont certains se situaient à l’écart pour favoriser l’usage de la magie en toute sécurité. Des bâtiments militaires s’élevaient sur la gauche. Ces derniers contenaient la salle d’armes et des forges. À proximité, le réfectoire permettait aux guerriers et aux travailleurs de se reposer et de s’alimenter à volonté. Puis, sur la droite, une imposante bâtisse servait de bureaux et d’appartements privés pour les hauts gradés.

Lilias traversa la cour qui desservait l’ensemble de ces lieux. Il continua tout droit pour rejoindre les Maisons de Guérison. Là, des guérisseurs – aussi bien Omegas que Gammas – s’activaient pour finaliser les cargaisons à destination des troupes.

— Lilias, hurla-t-on dans le couloir.

L’Alpha soupira. Il n’échapperait pas à sa fureur. À contrecœur, il se retourna pour lui faire face. La Louve s’avançait d’un pas hâtif et énervé. Ses yeux sombres s’accordaient à la perfection à sa noire chevelure ondulée. La Skrytalian était vêtue d’une robe rouge et blanc aux épaules dénudées. La tenue ample, ajustée par une ceinture en tissu et un laçage au dos, lui donnait la sensation de flotter.

Il s’apprêtait à parler, mais elle le devança.

— De quel droit me retires-tu de l’armée ? coléra-t-elle en se posant enfin devant lui.

— Je…

— Me crois-tu si incapable d’affronter l’Ordre des Frères ? coupa-t-elle.

— Non, tu…

— Combien de têtes t’ai-je rapportées, hein ? Combien ? De tous les Gammas de ton armée, je suis l’une des rares à mettre présentée à toi avec de tels présents.

Lilias se pinça l’arête du nez. Il ne parviendrait pas à placer un mot.

Kelliana était l’une de ses meilleures guerrières, alors que personne ne l’avait cru capable d’intégrer l’armée. Après avoir échoué aux épreuves, elle avait quitté le territoire. L’immortelle était revenue plusieurs semaines plus tard avec cinq têtes : des membres de l’Ordre des Frères, dont l’un avait été le bras droit du meneur de l’époque. Les Gammas appréciaient beaucoup ce défi. Le réussir leur valait une acceptation ferme et définitive au sein de l’armée.

Cependant, le caractère dominant de Kelliana la distinguait de ses collègues, bien qu’elle prétendît ne bénéficier d’aucun traitement de faveur. Pour tous, partager le lit de l’Alpha offrait forcément des faveurs.

— Tu n’étais pas supposée être au courant. Qui te l’as dit ? enchaîna Lilias dès qu’il le put.

Sous le choc, la Louve ne sut quoi répondre dans l’immédiat.

— Tu as voulu m’évincer sans m’avertir ? Tu n’es qu’un…

À l’instant où elle leva la main pour l’abattre sur lui avec colère, Lilias l’arrêta en saisissant son poignet.

— Ose et tu le regretteras amèrement ! menaça-t-il.

— Ne pense pas réussir à me faire peur, Lilias. Je ne suis pas de ces Skryta’lian-là.

— Oh, je le sais. Tu ne serais pas dans ma couche sinon, déclara-t-il dans un rire avant de la lâcher.

Une fois libérée, Kelliana ne broncha pas. Elle resta face à lui, la tête haute, et le fixa avec intensité. Elle désirait une explication ici et maintenant.

— L’un de mes commandants m’a fait défaut et j’ai dû le rétrograder. J’ai un poste vacant. Et avec Elijah, nous sommes unanimes sur le candidat : toi.