Depuis le haut des remparts du château, sur le chemin de ronde, il observait silencieusement la lumière du soleil qui disparaissait derrière les massives frondaisons partiellement recouvertes de neige. Le froid se faisait de plus en plus mordant à mesure que l’obscurité gagnait du terrain. Malgré ses vêtements de cuir doublé de laine et de fourrures il frissonnait. La nuit allait être longue…
En tant que soldat de garde, il était de sa responsabilité de veiller à ce qu’aucun importun ne vînt perturber le calme de la forteresse. Mais ce soir-là était différent. Ce soir-là, il fallait s’assurer que personne ne quittât les lieux. Car, ce soir-là, il viendrait.
Chaque année, lors de la première nouvelle lune, les anciens racontaient qu’un loup blanc arpentait les bois glacés à la recherche de nourriture et que, si un villageois lui en offrait, il hanterait alors l’endroit chaque nuit pendant un an.
Selon lui c’était davantage une légende qu’une vérité absolue. De vieux contes que les nourrices serinaient aux enfants indociles pour les effrayer. Mais le seigneur de ce château prenait cette histoire très au sérieux et, cette nuit-là, tenait tout le monde retranché à l’intérieur des murs d’enceinte. Il craignait par-dessus tout que l’un de ses sujets n’eût pitié du monstre et décidât de lui apporter quelque morceau de viande fraîche pour le sustenter.
Même s’il n’y croyait pas, il ne pouvait s’empêcher de l’imaginer en train d’errer dans les ténèbres de la forêt, ses grandes et longues pattes laissant la trace de ses coussinets dans la neige. Les distractions étaient rares en patrouille – surtout de nuit – et il saisissait la moindre opportunité de s’occuper un peu l’esprit. Cela lui éviterait, par la même occasion, de trop penser au fait qu’il était gelé de la tête aux pieds…
Les heures passaient lentement. Le soldat s’ennuyait ferme. Quand soudain, brisant le calme de la nuit, un hurlement à vous glacer les sangs retentit en provenance de la forêt. Son premier réflexe fut de regarder en direction des arbres enneigés. L’angoisse le gagna aussitôt. Puis le doute. Se pouvait-il finalement que ce loup existât bel et bien ? Non, ce ne devait être que le fruit du hasard. Les loups gris étaient nombreux dans ces contrées. Pourtant, il était loin d’être serein. Une coïncidence, se disait-il pour se rassurer, ce n’est qu’une malheureuse coïncidence.
L’écho de cet effroyable cri ne le quittait pas néanmoins, et il l’entendait résonner dans sa tête tandis que des pensées brèves et incohérentes lui traversaient l’esprit. La simple idée qu’une telle bête déambulât tranquillement dans les bois le troublait plus que de raison.
Mais alors que devait-il faire ? Était-il vraiment capable de faire comme si de rien n’était et d’attendre le matin sans rien faire ? Ses réflexions se brouillèrent peu à peu. Cette terreur qui s’insinuait en lui telle un torrent d’eau glaciale… non. Il ne pourrait tenir ainsi toute la nuit. Sans compter que les habitants du village avaient certainement entendu la voix du monstre eux aussi, et devaient, tout comme lui, être en proie à la peur. Il avait le devoir de protéger ces gens… Il lui fallait agir, faire quelque chose pour la faire cesser !
Se rendre dans la forêt pour le chasser ? Non, c’était une idée stupide. Si les anciens disaient vrai et qu’il tombait bien sur un loup blanc, s’en prendre à lui le mettrait probablement en colère et cela n’augurerait rien de bon pour la suite – pour les locaux comme pour lui.
S’il n’avait jamais été un homme particulièrement courageux, il n’était pas un pleutre pour autant. Aussi, il prit la décision de déserter son poste pour rejoindre la bête. Mais après ? La légende racontait qu’il ne fallait surtout pas le nourrir mais, d’un autre côté, s’il le nourrissait, peut-être s’en irait-il ? Il se raccrocha désespérément à cette idée. L’angoisse le torturait, mais il préférait mille fois prendre le risque de faire quelque chose de mal plutôt que de ne rien faire du tout. Attendre se révélerait être un fardeau qui lui serait insupportable.
Bien, il avait un plan : il irait donc nourrir le loup. Mais alors qu’il s’apprêtait à prendre la direction des cuisines pour y récupérer quelque gourmand morceau de venaison, une pensée l’arrêta. Une sorte d’intuition lui fit dire que la viande animale ne le comblerait pas…
Il bifurqua pour le couloir menant aux chambres des servantes. Il savait que l’une d’elle entretenait une relation secrète avec l’un de ses collègues et celle-ci était d’une incroyable naïveté. Face à un autre garde, il savait qu’elle ne poserait pas trop de questions et, malgré les consignes spécifiques imposées pour la nuit, un banal mensonge suffirait à l’embobiner pour la conduire avec lui à l’extérieur.
Tout se déroula comme prévu et il eut tôt fait de se retrouver au milieu des bois accompagnée de la domestique qu’il comptait livrer en pâture au monstre. Quand soudain, il ressentit quelque chose d’étrange. Clignant des yeux, il eut l’impression de n’être plus qu’un spectateur en lui, puis il se sentit happé par une force surnaturelle et s’évanouit dans les ténèbres.
Tandis que les premières lueurs de l’aube perçaient l’horizon et enrobaient les alentours d’un voile jaune-orangé, il reprit enfin conscience. Debout, il avait le regard figé sur le sang qui dégoulinait des énormes babines de la bête. Ses souvenirs devinrent flous. Il eut du mal à se rappeler qu’il avait quitté son poste, ni même comment il était arrivé jusqu’ici. À partir du moment où il avait entendu le cri du loup, tout se mélangeait dans sa mémoire. Se pouvait-il même que tout ceci ne fût pas ? S’était-il endormi ? N’était-ce que le fruit de l’imagination de son cerveau engourdi ? La scène était surréaliste.
Dressé sur ses jambes roidies par le froid, il semblait se tenir là sans bouger depuis un certain temps. Dans sa main gauche, il tenait une torche, alors que la droite alla instinctivement se poser sur la poignée de son épée. Il n’était qu’à quelques mètres du loup et remarqua que celui-ci était bien plus gros que les autres individus qu’il avait déjà vu au cours de ses chasses. Il faisait presque la taille d’un ours ! Son pelage blanc était épais et fourni. Étrangement immaculé aussi, à l’exception de son museau. Toute la zone autour de sa gueule s’était teintée de différentes nuances de rouge et de rose. Il dévorait avec voracité le cadavre encore fumant d’une femme. Impossible d’en dire plus à son propos, encore moins de la reconnaître au vu de son pitoyable état… Tirant et déchiquetant la viande pour la séparer de la carcasse avant de l’avaler goulument, il se délectait de sa chair.
Puis, arrêtant brusquement son repas, il tourna sa grande tête touffue vers lui. Son regard doré le fixait. L’on disait que les yeux étaient le miroir de l’âme. Si c’était vrai, cette âme-ci devait être bien noire… Tandis que dans ses prunelles se reflétait le vacillement des flammes, l’inquiétude le gagna. Retroussant ses babines, il dévoila ses crocs acérés tachés d’écarlate. Cet animal dégageait une aura à la fois puissante et terrifiante. Et lorsqu’il émit un grognement à son encontre, le patrouilleur se sentit soudain comme consumé par son effroi. Comme si quelque chose – ou quelqu’un – était en train de le dévorer de l’intérieur, d’aspirer son esprit pour ne laisser que son corps, une coquille vide.
Certains récits, plus vieux encore, racontaient que ce dangereux prédateur était l’incarnation d’un dieu malfaisant des temps anciens, qu’il venait chaque année afin de tester la peur des villageois et si ceux-ci cédaient à leur terreur et nourrissaient la bête, se répandraient sur eux et la population environnante des maux innommables. Cette version-là de l’histoire était assurément plus effrayante.
Il espérait de toute son âme que tout cela fût faux. Mais au fond de lui il savait. Il savait que c’était vrai. Il ne pouvait justifier ce qu’il ressentait en cet instant uniquement par la peur. C’était bien plus puissant et bien au-delà des mots.
Des éclairs provenant de sa mémoire lui montrèrent son trajet du château jusqu’en ces lieux. Le visage inquiet de la servante lui réapparut alors et il peina à réaliser ce qu’il avait fait. Le loup l’avait vraisemblablement ensorcelé grâce à sa voix et c’était lui qui l’avait poussé à venir. C’était lui également qui l’avait obligé à lui amener cette femme innocente qui gisait désormais dans son sang, les entrailles hors de son corps. Il n’aurait pu faire pareille chose de son propre chef, il ne l’acceptait pas ! Mais s’il l’avait maîtrisé si aisément, pourquoi lui avoir rendu sa lucidité ? Les effets de son sortilège avaient-ils une durée maximale ?
Alors qu’il sentait la vie le quitter petit à petit, ses jambes ne purent le retenir davantage et il s’écrasa lourdement dans la poudreuse. Ce fut à cet instant qu’il comprit.
La peur, voilà ce qu’il voulait. Cette pauvre domestique avait dû être épouvantée lorsqu’elle avait compris qu’elle ne retrouverait pas son amant. Et ç’avait dû être pire encore en apercevant le loup. Celui-ci avait ensuite mis fin à l’envoûtement afin que le soldat fût conscient de ce qu’il voyait et se rendît compte de ce qu’il venait d’accomplir, l’amenant à ressentir horreur, dégoût, terreur… En réalité, c’était d’âmes apeurées dont il souhaitait véritablement se nourrir et non simplement de chair et de sang.
Plusieurs questions traversaient son esprit déjà embué par la mort : Comment avait-il été hypnotisé ? Pourquoi lui ? Que se passerait-il ensuite pour les habitants de la forteresse ? Il lâchait prise peu à peu, sachant que, de toute façon, il n’aurait jamais de réponse. Mais dans cet océan d’incertitudes et de doutes dans lequel il se noyait, une chose était certaine :
Cette année, le loup blanc affamé avait trouvé de quoi se rassasier.
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