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11 : Confusion et Surveillance

Suite à la confidence d’Ignus, Hélios n’avait plus osé aborder le sujet. Cependant, malgré son enthousiasme au départ, la mine de son ami s’assombrissait de plus en plus à mesure que le temps avançait. Alors que l’apprenti effectuait une énième fois un exercice qu’il commençait à trouver bien trop facile, Ignus marmonna :

— Je ne parviens pas à la retrouver. Pourquoi je ne la trouve pas ?

Ignus ressassait ses pensées et, devant l’air perplexe d’Hélios, il réalisa qu’il les avait formulées à voix haute.

— À quoi rime tout ça, Hélios ? interrogea-t-il soudain.

— De quoi parles-tu ?

— Pourquoi persistes-tu à perdre ton temps avec moi alors que tu maîtrises déjà parfaitement les Illusions ? En vérité, je crois bien que tu m’as déjà surpassé.

Hélios resta silencieux. Il savait qu’il avait progressé et Ignus ne faisait pas vraiment d’efforts pour lui en apprendre plus. Cependant, contrairement à ce que prétendait son ami, il ne pensait pas pouvoir le surpasser. S’il continuait à honorer leurs rendez-vous, c’était surtout parce qu’il osait espérer que sa présence régulière pouvait le soutenir, peu importaient les difficultés auxquelles il faisait face. Un sourire triste se plaqua sur le visage d’Ignus.

— Tu ne peux rien faire pour m’aider, reprit-il comme s’il avait lu dans ses pensées. Vois-tu, je n’ai pas pris en compte tes avertissements. Je suis allé au bout. Depuis, je n’ai plus qu’une idée en tête. Je veux retrouver celle qui faisait battre mon cœur. Je veux m’assurer qu’au moment où son existence dans le Troisième Monde touchera à sa fin, elle pourra enfin me rejoindre ici. Mais je commence à craindre qu’il ne soit déjà trop tard…

Hélios tenta d’assimiler ce que sous-entendaient les paroles de son ami. Ignus avait fini par enfreindre les préceptes de Lucien en récupérant les souvenirs de sa vie précédente. Quelles en seraient les conséquences ? Il cherchait celle qu’il avait aimé durant son existence en tant que mortel. S’il ne la retrouvait pas dans le Troisième Monde, cela signifiait-il que sa vie à elle aussi avait pris fin ? Ignus finirait-il par sombrer suite à ses découvertes ?

— Peut-être… Peut-être que je pourrais t’aider à la retrouver.

— Ah oui ? douta Ignus en haussant un sourcil. C’est très louable de vouloir m’aider mais je ne vois pas comment tu le pourrais avec ta piètre expérience… Je suis sûr que tu n’as même pas encore commencé ton instruction concernant l’influence que nous pouvons avoir sur le Troisième Monde.

— Oh, pas avec Lucien…

Ignus resta interdit, puis une lueur de compréhension passa dans ses iris de braise.

— Tu fais ça avec Aurora, conclut-il.

— Disons qu’elle m’a montré quelques astuces…

— Franchement Hélios, tu m’étonneras toujours. Je n’ai jamais connu personne capable de suivre trois Initiations à la fois ! Néanmoins je doute que tu puisses m’aider dans ma quête…

— C’est vrai que je ne dois pas être plus aguerri que toi… De toute façon, après réflexion, ce n’est peut-être pas la meilleure des choses à faire.

— Encore tes bonnes paroles ! J’ai choisi ce chemin. Tu ne me dissuaderas pas.

Hélios hocha la tête, ne trouvant rien d’autre à ajouter. Ce n’était pas la première fois qu’il exprimait son désaccord, mais son ami rejetait systématiquement ses remarques. Soudain, une image apparut au-dessus d’eux, une jolie brune au teint hâlé qui souriait tendrement. Ignus fixait la ligne d’horizon, juché sur la majestueuse falaise habituelle qui ornait son Repère.

— Tu vois, même si on ne se souvient pas, il reste des traces dans notre inconscient. Cette falaise signifiait beaucoup pour nous. C’est l’endroit où nous nous sommes embrassés pour la première fois. Et même si je n’en avais pas le souvenir, c’est ce lieu que j’avais choisi de reproduire fidèlement comme décor pour mon Repère.

Même s’il s’adressait à lui, Hélios avait l’impression qu’Ignus divaguait, loin dans ses pensées. Ce concept lui paraissait étrange, lui qui avait pour habitude de changer sans cesse l’apparence de son propre Repère. Une autre question fusa dans son esprit.

— Aurora m’a dit que tu refusais de te joindre à elle pour agir sur le Troisième Monde. Pourquoi ?

Ignus ne répondit pas, mais l’image disparut. Le ciel s’assombrit et l’océan frissonna, teinté de blanc par touches de plus en plus rapprochées. Ce n’était pas la première fois qu’Hélios observait ce phénomène ; il savait ainsi qu’il avait dépassé la limite. Ignus ne tarderait pas à écourter leur conversation.

— D’une manière ou d’une autre, tout sera bientôt terminé. Tu sais, Aurora n’a plus cherché à me voir récemment. Je suis sûr qu’elle apprécie le temps passé avec toi.

Sans laisser à Hélios l’occasion de rétorquer quoi que ce fût, il l’évinça de son Repère où la tempête commençait à faire rage. Bientôt, les éclairs fendirent le ciel et l’écume s’écrasa avec fracas sur les rochers.

— Tu as raison. Tout sera bientôt terminé.

Malgré la maîtrise de lui-même qu’il tentait de s’imposer, Ignus ne put réprimer la vague d’angoisse qui le submergeait, comme à chaque fois que cette voix glaçante résonnait dans son esprit.

— Ce n’est pas encore terminé… grinça-t-il. Je ne te laisserai pas avoir le dernier mot.

— Oh, mais il est bien trop tard, Ignus. En acceptant mon offre, tu as déjà perdu.

— C’est ce qu’on verra !

Son cri désespéré se fondit dans le vent rugissant aussi fort que la rage qui bouillait au fond de son être. Aurora avait raison. Hélios avait raison. Il n’aurait jamais dû aller aussi loin dans sa quête de Vérité. Et il n’aurait jamais dû se laisser abuser par l’ennemi qui le plongeait de plus en plus profondément vers les abysses…

***

Erwan continuait à jouer son rôle et, quand il en avait l’occasion, partait faire ses rapports à Boris. Donovan laissait assez de liberté à ses Puissants ; il pouvait vadrouiller à sa guise. Cependant, le souverain l’avait convoqué de manière assez impromptue. Alors qu’il traversait les couloirs lugubres, il s’interrogeait sur la raison de ce choix, puisque le tyran n’hésitait jamais d’ordinaire à lui donner ses ordres n’importe où et n’importe quand par télépathie. L’espion ne pouvait donc s’empêcher d’angoisser à l’idée que son double jeu fût découvert.

Il franchit le seuil de l’immense salon richement décoré. Les teintes sombres choisies n’empêchaient pas le lieu de respirer le luxe, des lustres aux cristaux noirs scintillants de mille feux aux sofas de cuir en passant par les meubles laqués. Tout ceci n’était que factice, de simples constructions créées par l’inconscient de leur monarque, mais ce n’en était pas moins impressionnant.

— Ah ! Erwan, je t’attendais. Prends donc place !

Donovan était affalé sur l’un des canapés, sa chemise ouverte dévoilant son torse presque imberbe. Tout en lui respirait la négligence. Néanmoins, il forçait le respect par son aura si écrasante. Il lui fit signe de s’asseoir à ses côtés, mais il choisit un siège face à lui, posant les coudes sur ses genoux et le visage par dessus ses mains.

— Je suis tout ouïe.

— Merci d’être venu, enfin ce n’est pas comme si tu avais le choix, glissa Donovan avec un sourire en coin, mais, vois-tu, j’apprécie la ponctualité. J’ai une requête toute particulière à te faire.

Distrait, le despote fit apparaître un verre dans sa main qui se remplit immédiatement d’un liquide ambré. Une copie conforme de ce verre se matérialisa sur la table basse, devant Erwan, mais ce dernier n’esquissa aucun geste pour s’en saisir.

— Tu me semble bien tendu, mon ami, prends donc tes aises !

— Je préfère être totalement attentif à cette importante requête, Sire, répliqua Erwan en réprimant l’ironie qui menaçait de poindre dans son ton.

— Très bien ! Te souviens-tu de celle qui t’a lavé le cerveau ?

Erwan se tendit. Bien sûr qu’il s’en souvenait. À chaque fois que ce visage le hantait, un trouble indicible s’emparait de son être. Il aurait préféré l’avoir oubliée.

— Elle se nomme Tessa, continua Donovan sans prêter attention à son interlocuteur, et elle est une épine dans mon pied. Vois-tu, je l’ai obligée à me rendre des comptes, mais elle est plutôt récalcitrante. Je te demande simplement de l’avoir à l’œil.

Erwan se félicita de l’attitude du monarque dont l’attention restait accaparée par la liqueur qu’il faisait tournoyer sans cesse. Son désarroi passerait inaperçu. Lorsque son nom avant atteint ses tympans, une aiguille de souffrance avait transpercé son crâne de part en part. Tessa. Voilà donc l’identité de celle qui l’avait plongé dans une telle confusion.

— Tu as gagné ta place en la retrouvant pour moi, mais comment as-tu fait pour l’amadouer, d’ailleurs ?

Les iris sombres de Donovan le transpercèrent alors que sa question résonnait étrangement à ses oreilles.

— Je… Je ne m’en souviens pas.

Erwan avait l’impression que les profondeurs de son âme étaient passées au crible sous ce regard insistant. À son grand soulagement Donovan finit par reporter son attention sur le verre qu’il tenait toujours et but une lampée avant de reprendre avec nonchalance.

— Vois-tu… Je l’ai réintégrée parmi les Puissants mais elle a un statut particulier. Elle ne doit en aucun cas agir à mon insu. Les autres incompétents auxquels j’avais assigné cette tâche ont lamentablement échoué. Mais toi, tu me parais parfait pour ce rôle de surveillance !

— Je ne comprends pas… osa-t-il. Pourquoi la garder parmi les Puissants si elle ne vous obéit pas ?

— C’est très simple, cher ami. Comme tu as pu toi-même en faire l’expérience, son pouvoir est un don rare que je convoite. Même si elle ne m’obéit plus pour l’instant, je trouverai un moyen de la faire ployer à nouveau. En la faisant souffrir si possible, ajouta-t-il dans un rictus.

— Vous m’envoyez au casse-pipe.

— Mais non, voyons… Tu es plus malin que tes prédécesseurs. Tu as su te montrer très convaincant jusqu’ici et je compte sur tes compétences.

Erwan hocha la tête. Devenir le chaperon de cette femme ne lui disait rien qui vaille. Néanmoins, avait-il vraiment la possibilité de refuser ? D’un autre côté, la curiosité le poussait vers cette opportunité. Il avait l’intime conviction qu’il la connaissait avant leur altercation. Visiblement, il l’avait livrée à Donovan. Était-ce pour cette raison qu’elle s’en était prise à lui ? Cela devenait assez clair désormais.

— Très bien, Sire.

— Ta mission démarre immédiatement, conclut Donovan en claquant des doigts.

Une brèche fendit les airs. La forme vague d’une forêt sombre ondulait lentement, l’invitant à accepter son destin. Sans une parole de plus, Erwan se leva et la traversa avec appréhension.