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7. Adéquation et Concurrence

Erwan avait fini par accepter sa condition. Sa mémoire ressemblait à un enchevêtrement de fils qu’il démêlait petit à petit, même si parfois il avait l’impression que certains bouts en avaient été purement et simplement coupés. L’image figée de cette femme l’assaillait sans cesse, mais il était incapable de comprendre pourquoi elle prenait une telle importance dans ses pensées tourmentées. Aucun autre souvenir parmi ceux qu’il ordonnait péniblement ne se rapportait à elle. Alors pourquoi cette vision le perturbait-elle autant ?

Entre-temps, Donovan avait décidé qu’il pouvait reprendre du service. Il effectuait quelques basses besognes avec écœurement, se persuadant que ce service n’était que temporaire. Son objectif principal était de sauver Alex. De cela, il n’avait aucun doute. Néanmoins, n’était-il pas trop tard ? Combien de temps avait-il perdu, après sa mésaventure ?

Il avait déjà côtoyé quelques prisonniers, torturé certains pour faire bonne mesure. Tout cela lui donnait l’impression de se perdre un peu plus dans les méandres de son identité morcelée et incomplète. Il avait dévisagé tous les pauvres êtres qui croupissaient dans des cellules, le regard hagard ou terrorisé, hantés par leurs pires cauchemars, sans trouver celui qu’il cherchait. Où était donc retenu le garçon ?

— Tiens, Erwan ! Je te cherchais. Comment te portes-tu ?

Ce ton mielleux sonnait toujours aussi désagréablement à ses oreilles, mais il n’en montrait rien, jouant son rôle à la perfection. Il avait bien compris que tout dépendrait de sa capacité d’adaptation.

— Comme un charme, répondit-il en esquissant une légère révérence face au maître des lieux.

— Bien ! Parfait !

Brusquement, un éclair étrange fendit l’air et une masse informe apparut. Impossible de savoir exactement à quoi ressemblait cet être car il vibrait sans cesse, ne laissant apparaître qu’une silhouette floue.

— Pardonnez mon intrusion, Sire, commença-t-il en se pliant vaguement dans ce qui devait être une courbette, mais ce que je vous rapporte est en rapport avec notre prisonnier spécial.

— Je t’écoute, Eobard.

— Comme vous le savez, selon ses dires, il serait le petit frère du leader de la Dissidence. Or, nous n’avons pu entamer aucune négociation pour l’instant, faute d’interlocuteurs…

— Précise ta pensée et sois concis, je te prie, coupa Donovan avec impatience.

Au contraire, Erwan était saisi par la teneur de ces informations. La Dissidence… Ce nom faisait échos dans son esprit.

— Aucun des partisans de la Dissidence capturé jusqu’ici n’a parlé, ou accepté de se soumettre, même sous la torture. Que doit-on faire de lui ? Ne devrait-on pas en faire un exemple ?

— Aucune négociation n’est envisageable, tu dis ?... Peut-être qu’il a tout simplement menti.

— Impossible, Flint l’a testé, visiblement ce n’est pas un mensonge.

— Sauf si le gamin en est convaincu, trancha Donovan. Tu n’as peut-être pas tort. S’il est vraiment celui qu’il prétend, cela fera un exemple fort, s’il ne l’est pas, eh bien ce ne sera qu’un prisonnier de moins dans nos geôles.

Un sentiment d’urgence envahit Erwan. Le petit frère du leader de la Dissidence… Cet enfant était Alex, il en était persuadé. S’il ne prenait pas rapidement les devants, il serait trop tard. Cependant, il ne devait pas agir inconsidérément. Sa couverture devait rester intacte et il y avait aussi le risque qu’Alex le reconnût.

— Si je puis me permettre…

— Plaît-il, Erwan ?

— Je pourrais utiliser une illusion, pour faire croire qu’il s’est échappé. S’il est lié au leader de la Dissidence, il nous mènera droit à ceux que vous recherchez.

Une lueur d’intérêt s’alluma dans les iris marine de son interlocuteur, puis un rictus s’épanouit sur son visage.

— Quelle fantastique idée ! Je savais que tu serais un véritable atout parmi mes Puissants.

— Je dois pouvoir voir le prisonnier, pour que cela fonctionne correctement.

— Bien sûr. Eobard va t’accompagner.

Eobard ronchonna dans sa barbe quelque chose comme quoi le voyage serait bien trop lent à son goût mais ne rétorqua rien. Erwan n’en fut que plus satisfait. C’était l’idéal. Son plan fonctionnerait, il en était certain.

***

Aurora souhaitait se rendre en avance à leur prochaine session d’initiation, espérant se retrouver en tête à tête avec Ignus. Depuis la Fête du Traité, il l’évitait délibérément. Seulement, elle attendait des explications depuis son départ soudain durant leur danse. Serait-il au rendez-vous, cette-fois ? Elle l’espérait, et elle ne mâcherait pas ses mots ; il l’avait déçue. Lorsqu’elle arriva, il se tenait déjà là et la toisa sans détour avec dureté.

— Alors comme ça, vous vous êtes bien amusés, Hélios et toi ?

Les sourcils d’Aurora s’arquèrent sous le coup de la surprise et elle ouvrit la bouche sans laisser s’échapper un son. Il osait lui faire des reproches ? Lui ?

— Dois-je te rappeler que c’est toi, qui a déserté ? rétorqua-t-elle finalement avec sarcasme.

Ignus ne se démonta pas devant les nuances carmin qui teintaient déjà les iris et la longue chevelure d'Aurora.

— Pourtant, ça n’a pas eu l’air d’être si déplaisant. Tu le connais à peine, et tu as passé tout le reste de la fête à danser avec lui ?

Elle serra les poings, mais se calma instantanément lorsque Hélios apparut dans l’embrasure. Loin d’elle l’idée de se donner en spectacle. Elle prit plutôt un air aguicheur en s’approchant de son interlocuteur et lui chuchota à l’oreille dans un sourire malicieux :

— Serais-tu jaloux, Ignus ?

Hélios se racla la gorge.

— Si je dérange, je peux revenir plus tard… avança-t-il.

Ignorant totalement Aurora et son comportement outrancier, Ignus s’avança vers le nouveau venu.

— Ce ne sera pas nécessaire. Vos Initiations avec moi s’arrêtent là.

La même expression stupéfaite se lisait sur les deux visages face à lui, mais Ignus n’en avait cure.

— Si vous voulez des explications, allez-donc trouver Lucien, ajouta-t-il sèchement avec un geste brusque vers la sortie.

— Ignus… murmura Aurora.

— Je n’ai rien d’autre à ajouter.

Ignus avait tourné les talons, mais Aurora saisit son poignet pour l’arrêter.

— Tu ne crois pas que ta réaction est un peu exagérée ? reprocha-t-elle avec fougue.

Il se dégagea sans aucune douceur.

— C’est la décision de Lucien, pas la mienne, martela-t-il avant de se tourner vers Hélios. Tu le voulais pour mentor, et bien sois heureux puisque tu seras son nouveau disciple à présent.

Ses paroles résonnèrent avec sarcasme, accompagnées d’une courbette fallacieuse, puis son attention se reporta sur Aurora et il la fixa d’un air qui la glaça.

— Quant à toi, Aurora, ton Initiation est terminée. Je n’ai plus rien à t’apprendre.

Sur cette sentence, il se détourna et s’éloigna.

— Quoi ? Mais… Ignus, attends !

Une main se posa délicatement sur le bras d’Aurora tandis qu’Ignus disparaissait.

— Je crois que ça ne sert à rien d’insister… avança Hélios avec prudence.

Hors d’elle, Aurora s’écarta brusquement.

— Alors quoi ! Tu trouves ça juste, toi ?

— Allons voir Lucien, et nous aviserons après.

Son timbre doux et son regard rassurant la calmèrent instantanément. Comment parvenait-il à l’apaiser ainsi ? Elle hocha la tête et le suivit alors qu’il commençait à s’avancer vers la sortie, sans un mot de plus.