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Je les entends approcher. Ils sont deux, un garçon et une fille, entre huit et douze ans peut-être. Leurs pas légers font doucement craquer les feuilles mortes, leurs rires font s’envoler les oiseaux. Ils viennent d’apercevoir la maison. Un sourire béat illumine leur visage d’enfant, ils n’en croient pas leurs yeux, ils sont émerveillés, eux qui se pensaient si seuls, les voilà au paradis.

Je les attends à la porte. J’ai envie de leur hurler de partir, tout de suite, de fuir avant que la malédiction ne les frappe, mais comme avec tous les autres, je ne le fais pas. Je leur souris. Je leur dis Approchez mes enfants, et ils obéissent, ils viennent vers moi, les yeux écarquillés, ahuris, ils ne comprennent sûrement pas mais ne cherchent pas à comprendre.

Je leur demande Vous avez faim n’est-ce pas, mais la question ne se pose pas, je vois d’ici la salive qui leur monte à la bouche, leur estomac qui se tord avec envie. Je leur souris tendrement, c’est un sourire qui veut dire Fuyez, mais bien sûr ils ne le font pas, ils restent là, ils avancent même, dès que, du menton, je leur fais signe d’entrer.

Le soleil pénètre dans le salon à travers les fines vitres de caramel. Sa chaleur fait ruisseler de chocolat le mur d’en face et dore légèrement les guimauves des chaises. Les amandes de la table en nougat scintillent doucement, tandis qu’au dessus d’elles, le lustre répand dans l’air ses milliers de petites particules de coco râpée, comme autant de flocons de neige. Le guéridon en praline, la cheminée en réglisse, la moquette en délicate meringue, tout brille de mille feux, attirant les regards éblouis des enfants pour les envoûter encore davantage.

Cela fait deux heures qu’ils se délectent des délices de ma maison. Je les observe, seule, dans un coin, regardant le maléfice opérer, sans pouvoir rien faire, sans le vouloir non plus. Un sourire est fixé sur mes lèvres mais intérieurement, les larmes emplissent mes yeux. C’est un mal obligé, me dis-je, je n’ai pas, plus le choix.

Le garçon est le plus âgé des deux, c’est encore un enfant, avec ses jambes courtes et ses bras maigres. Il sourit, le visage plein de sucre, ses yeux brillent de bonheur. La fille est plus jeune, ses cheveux blonds sont réunis en deux tresses défaites, son visage rond est encore celui d’un poupin. Entre deux bouchées, elle laisse éclater un rire gai qui résonne dans la maison comme le chant d’un oiseau.

Elle se tourne soudain vers moi, se rappelant ma présence, Tu ne manges rien, mamie ? Je lui souris. Instinctivement, elle m’a appelée mamie, ils le font tous, mes rides et mes dents pourries leur rappellent sans doute quelque grand-mère affectueuse. Non ma chérie, moi j’ai déjà trop mangé de cette maison, c’est à vous de le faire maintenant, vas-y, profite.

Elle me sourit, puis arrache un gros morceau de tapisserie et vient se blottir dans mes bras. Je la laisse faire avec tendresse. Mamie, chante-moi une chanson, demande-t-elle de ses yeux d’ange. Le garçon nous rejoint bientôt, mastiquant un pied de tabouret. Je les enveloppe de mes longs bras fins, les berce, puis j’entonne une vieille comptine sans âge, une mélodie douce et triste. Mes doigts crochus caressent la joue du garçon, ses pommettes rebondies, ses paupières fines, tandis que de l’autre main je joue avec les tresses de la petite fille.

Nous restons ainsi de longues heures. Le soleil, bientôt, commence à décliner, la fille s’est endormie contre mon épaule, le garçon rêvasse, le regard perdu par la fenêtre. Leur chaleur irradie mes vieux bras décharnés, je les regarde avec affection, ces enfants que je n’ai jamais eu, que je n’aurais jamais, avec toute la candeur du monde dans leurs yeux assoupis, ils sont si petits, si vulnérable, j’aimerais tant pouvoir les protéger mais c’est impossible. C’est toujours la même chose. J’ai cessé de les compter, tous les enfants qui sont venus me voir, j’ai cessé de lutter, cessé d’espérer que tout s’arrête, que tout disparaisse. Alors en attendant le désastre, je leur fredonne doucement une berceuse, le regard perdu dans leurs cheveux soyeux, oubliant tout le reste pour seulement quelques heures, des heures durant lesquelles je ne suis plus qu’une grand-mère qui chantonne pour ses petits-enfants, le temps d’une douce sieste de fin d’après-midi.

J’ai dû les enfermer aujourd’hui. Très vite les premiers effets de la malédiction se sont déclarés, agressivité, compulsivité, hargne. Comme toujours j’ai tenté de retarder toujours plus l’instant où je devrais les mettre en cage, je ne voulais pas avoir à supporter leurs cris de rage et de souffrance, leurs yeux larmoyants d’animal séquestré. C’est fou comme ils se transforment vite, surtout les plus jeunes. La fille a perdu en une seule nuit son visage heureux et innocent, remplacé par l’atroce et monstrueuse face de la sauvagerie. Je ne la connais que trop bien, cette expression de manque intense, cette faim qui semble inarrêtable. À chaque fois, c’est une déchirure. Les enfants que je berçais la veille sont devenus des monstres. Fin d’un rêve qui avait si bien commencé.

Ils s’agitent, dans leur grande cage, se jettent contre les barreaux, hurlent tantôt des menaces, tantôt des supplications. Je ne céderais pas, je sais que je ne dois pas céder. Mes vieux os me font sembler fragile mais le temps n’érodera jamais la puissance volonté enracinée en moi.

La fille a attaqué son frère. Il n’aura fallu que deux jours. La fille a attaqué son frère et j’ai beau avoir oublié mon nom, mon âge, mes racines, cela je ne l’oublierai jamais : lorsqu’ils commencent à s’entre-tuer, la fin n’est jamais loin.

Elle s’est jetée sur lui aujourd’hui, elle n’y tenait plus, cela faisait plus d’une journée déjà qu’ils se tournaient autour comme des fauves prêts à bondir, elle lui a attrapé le bras et de ses dents d’enfants, ses dents de lait qu’elle réservait pourtant à la petite souris, elle a commencé à lui dévorer la main. Le garçon a hurlé comme un fou, les yeux exorbités, il a tenté de se dégager, de griffer le dos de sa petite sœur, c’est moi qui ai dû les séparer, de la force que l’âge ne m’a pas encore volée. J’ai mis la fille dans une cage plus petite, elle s’est affaissé comme un tas de chiffon, les yeux hagards et la bouche pleine de sang. Ses jolies nattes blondes s’étaient défaites, son sourire était tombé, elle ne ressemblait en rien à celle qu’elle avait été. Le garçon, après avoir crié de longues heures, s’est étendu sur le sol de sa cage et s’est mis à grogner comme un fauve, agité de convulsions.

Les premières fois c’est l’horreur qui m’a envahie en assistant à ce spectacle monstrueux, mais l’habitude vient à bout de tout et aujourd’hui, je n’en éprouve que du chagrin. À les voir s’agiter dans leurs cages, tourner en rond comme des lions en mal de chair fraîche, je sais que l’heure est venue d’en finir, c’est mieux pour eux, je le pense.

Elle est si triste, cette assiette. L’huile a jauni depuis longtemps le blanc de la porcelaine, la graisse de la viande dégouline du rebord peint d’argent. J’ai tenté de la découper en morceau suffisamment petit pour qu’on ne distingue pas leur nature mais on devine malgré tout la forme du genoux dont l’os blanc ressort parmi la chair. Je soupire. Autrefois je les mangeais cru mais avec le temps, la sauvagerie qui m’habitait a disparue et un dégoût inconnu d’alors m’a convaincu de les cuire et de les cuisiner. Je ne sais pas ce qui est le plus terrible, mais cela me permet d’endormir mes remords, de me maintenir dans le déni.

J’ai tenté, de nombreuses fois, de cesser de me nourrir de chair humaine, mais la violence me reprenait à chaque fois, je devenais une bête à mon tour, c’est cela dont j’ai le plus peur, être un monstre, plus que je ne le suis déjà. Alors je me force, je me contrôle, et malgré l’horreur qui palpite en moi, je m’empare de mon couteau quand je sens qu’il faut en finir. Quand j’entre dans la cage, ils ont déjà compris, ils comprennent à chaque fois en voyant les larmes sur mes joues et les reflets sur la lame. Ils sont devenus fous mais ça ils le comprennent encore. Certains tentent de se débattre, mais la plupart s’affaissent contre un côté de la cage, comme si la vie les quittait déjà. Je préfère encore lorsqu’ils m’attaquent, je peux alors faire semblant d’agir pour me défendre, pour me sauver, pas uniquement parce que j’ai besoin d’eux. La fille, tout à l’heure, s’est subitement calmée lorsqu’elle a entendu le cliquetis du verrou, elle s’est assise en tailleur contre les barreaux, son regard me transperçant. Elle semblait en colère, une colère transpirant de douleur et de terreur, elle avait peur de mourir, même à ce stade elle avait encore peur. Elle a laissé échapper un feulement lorsque je lui ai tranché la gorge. Elle n’a pas fermé les yeux, je déteste quand ils ne les ferment pas, on ne peut plus comparer leur mort au sommeil comme ils le font dans les romans. Le garçon, lui, agonisait déjà, sa main était en lambeau, il était à moitié conscient. Ça a été plus simple, même si ça ne l’est jamais vraiment.

Ensuite, il a fallu les déshabiller, les découper comme j’ai dû le faire autrefois avec des bœufs ou des moutons, trancher la tête, les mains, arracher la peau, retirer les viscères. Les premières fois j’ai été anéantie, mais l’habitude efface tout, comme toujours. Étrangement, je ressens toujours le besoin de leur fermer les yeux, alors même que j’ai les mains enfoncées dans leur intestin. Un symbole qui ne veut plus rien dire.

Puis il faut les cuisiner, ajouter de la sauce et des épices, faire comme si c’était du bon porc ou du bon veau, laisser mijoter et servir tant que c’est encore chaud. Je mange toujours seule, bien sûre, face au ciel dehors qui est si bleu, c’en est presque outrageux, le soleil brille comme si aujourd’hui était un beau jour alors qu’aucun ne l’est plus. Je mange par petites gorgées, j’ai cessé de culpabiliser depuis longtemps mais je n’arrive toujours pas à apprécier le repas. C’est un supplice comme tous les autres.

Quand j’ai fini, le monstre qui gronde dans mon ventre et qui, lui aussi, ne demande qu’à s’exprimer, s’est enfin calmé. Je peux cesser de m’agiter, je me laisse tomber sur la couchette en guimauve et citron meringué, le sommeil n’est jamais long, parce que c’est enfin fini, tout est enfin terminé.

Les cris des oiseaux me réveillent, encore. Les pas dans la forêt. Ils sont deux, ils approchent, je me lève pour les accueillir.


Texte publié par Alexandra, 26 décembre 2024 à 16h15
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