- Bonne soirée Louna. Merci encore. Tu es sûre que tu ne veux pas que l’on reste pour t’aider ? Tu as tout à ranger.
- C’est clair ! Surtout avec nos monstres, ils en ont encore mis partout.
- Ce ne sont que des enfants, répondit la petite brune dans l’entrebâillement de la porte. Ils sont adorables.
- Adorables, oui c’est le mot. Tellement adorables quand ils laissent traîner leur slips sales par terre, tellement adorables quand ils te crient dans les oreilles, tellement adorables quand ils hurlent parce que tu n’as pas acheté le dernier Transformer à la mode. Adorables, il n’y a pas de doute.
- Et encore, toi ce n’est rien. Moi la mienne ne trouve rien de mieux à faire qu’utiliser mon maquillage ou renverser son chocolat du goûter sur mon dossier de travail. Tu sais ? Le dossier Bernstein.
- Tu es encore dessus ? Je croyais qu’il avait eu gain de cause.
- Oui mais l’autre morue veut faire appel et il faut que je relise tout le dossier pour faire valoir un vice de procédure afin que cette pouf puisse empocher les trois quarts de son patrimoine.
L’autre femme leva les yeux au ciel d’un air entendu.
Louna sourit doucement en regardant ses deux amies. Chacune avait dans les bras leur propre enfant, endormi sur l’épaule, épuisé après la débauche de courses et de cris qu’ils avaient eu pendant la soirée.
Elle avait insisté pour qu’elles viennent avec les petits malgré leur réprobation de mère -tu es sûre ? On serait plus tranquille à trois, on les a toute la journée sur le dos tu sais... - et ceux-ci avaient passé la soirée à courir partout, à casser un ou deux objets sans valeur, à se jeter sur le canapé si bien ajusté quelques heures avant, et tout d’un coup, sans aucune alerte visible, ils s’étaient simultanément écroulés par terre, complètement terrassés par la fatigue. C’avait été le signe de départ de Louise et Victorine.
- Merci encore pour la soirée Louna, reprit Victorine, la femme au dossier Bernstein, et encore pardon pour le désordre. Si tu veux, je reviens demain, et je te donne un coup de main pour la vaisselle ? Je télétravaille, mon employeur dit que ça réduit les coûts…
- Non ça va ne t’inquiète pas je ne suis pas encore trop fatiguée. Je vais en faire un peu et je finirai demain.
- Bonne soirée Louna, chuchota Louise pour ne pas réveiller son garçon. Tu en as de la chance de ne pas avoir d’enfant crois-moi ! Toi au moins tu es libre de faire ce que tu veux, quand tu veux, tu n’as pas les convocations avec les profs ou à t’inquiéter de savoir s’ils vont encore manger de la colle, pas de soucis de garde alternée ou de Noël ou Pâques ou n’importe quoi d’ailleurs chez les papis mamies… Ah ! Ma chérie je t’envie…
- Bonsoir, rentrez bien, dit Louna en souriant et en fermant la porte doucement.
Une fois seule, elle se colla le dos à la porte et écouta autant qu’elle put les pas de ses amies descendre l’escalier et s’éloigner de plus en plus.
Elle rouvrit les yeux et regarda sa pièce principale. On eut dit qu’une mini-tornade avait déboulé chez elle en lui disant qu’elle s’installerait là momentanément. Elle ne reconnaissait rien. Ses meubles avaient bougé, le tapis était à moitié entortillé dans un coin, sa table à manger était jonchée de restes de nourriture et de vaisselle…. Quelques instants plus tôt cet appartement résonnait des cris et des rires des enfants. Maintenant il était affreusement vide.
D’un pas tranquille, elle se dirigea d’abord vers le canapé. Elle le remit à sa place et en tapotant les coussins elle retrouva une roue du vélo Playmobil du garçon. Quelques images de la soirée lui revinrent en tête. Il avait pleuré pendant au moins dix minutes parce qu’il n’avait pas pu retrouver la roue. Jusques à ce que la petite fille lui changea les idées avec un jeu de cache-cache. Un peu plus loin elle ramassa les débris d’un verre Nutella qu’ils avaient cassé en tournant en rond et en percutant la table du repas. Le verre était tombé et avait éclaté directement sur le stratifié. Le tapis aurait pu amortir la chûte mais lui-même avait déjà été tassé sous un pied de table pile dans cet angle.
Elle alla vers une étagère au-dessus de la cheminée et prit une petite boîte en bois décorée de motifs celtiques dorés. Elle ouvrit la boîte et y déposa précieusement la roue et les morceaux de verre. Elle les garderait en souvenir. Dedans elle retrouva d’autres morceaux d’objets que les petits avaient cassé à d’autres occasions. De temps à autre elle rouvrait la boîte et les regardait en se rappelant ces moments.
En prenant quelques vaisselles sales qu’elle amena à l’évier, elle tomba par hasard sur un cadre photo où elle posait avec son compagnon du moment. Elle resta figée une seconde puis se dirigea vers la cuisine.
Les hommes n’étaient jamais restés avec elle. Toujours pour la même raison. Elle ne voulait pas d’enfant. Elle avait toujours eu la même discussion avec chacun d’entre eux. Mais avec le dernier, le type de la photo, ça avait été plus loin. Elle y avait cru, elle était convaincue que lui était le bon et qu’il comprendrait son point de vue.
Ils étaient sortis du cinéma et elle avait passé ses bras autour de son cou, il l’avait enlacée par la taille comme elle aimait qu’il le fasse… Mais la conversation avait démarré là. Il avait remis le fait d’avoir un bébé ensemble, sur le tapis.
- A quoi bon un môme qui braille et qui fait n’importe quoi ? On est bien tous les deux. On peut aller où on veut, partir quand on veut.
- Peut-être Louna mais j’ai envie de construire quelque chose avec toi. Tu comprends ? Je t’aime.
- Et seulement tous les deux, ce n’est pas construire quelque chose ? Tu as une vision bien… Conventionnelle... De l’amour. Je suppose qu’il faudrait aussi que l’on se marie à l’église ?
- Pourquoi dis-tu ça ? Non. On peut rester en couple. Le mariage n’est pas… Un enfant c’est une preuve d’attachement et d’engagement plus fort que le mariage !
- Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? Avec tous les couples divorcés qui ont des mômes, tu me sors que c’est la plus grande preuve d’attachement ? Tu me le redirais sans rigoler ?
- Oui, eh bien moi je le pense ! Pourquoi ne veux-tu pas d’enfant ?
-Pourquoi ? Voyons voir… Parce qu’ils braillent, parce que je n’ai pas envie d’allaiter ou de passer mes nuits debout, parce que je veux être libre de faire ce que je veux quand je veux, parce que je n’ai pas envie de passer mon temps à avoir mal au crâne parce qu’ils n’écoutent rient, parce que je veux pouvoir regarder la télé ou jouer aux jeux vidéo sans me demander s’ils ont le droit de voir tel ou tel truc, ou s’ils n’ont pas passé trop de temps sur les écrans, parce que je ne veux pas d’une société qui détruit la planète à léguer à mon gamin, parce que je veux pouvoir faire du sexe quand je veux sans me demander si on va être surpris par les mômes, parce que…
- Ca va ça va ! Tu es… Bizarre !
- Anormale ? C’est le mot que tu cherches ? Anormale parce que je ne veux pas d’enfant ? Donc toutes les nanas qui ne veulent pas d’enfant sont anormales ? Parce que le but ultime de la femme est de porter le bébé de son viril compagnon afin de perpétuer l’espèce ?
Le ton avait monté comme à chaque fois. Quelques passants dans la rue les avaient surveillés du coin de l’oeil. Forcément. Par les temps qui couraient, un homme et une femme qui s’engueulent ne peuvent finir qu’en violences conjugales. Non désolée de vous décevoir, mais des couples qui s’engueulent ça arrive tous les jours et sans forcément qu’il y ait meurtre à l’arrivée… Tiens vous deux vous avez l’air de vous engueuler souvent, et pourtant vous êtes encore là…
- Arrête. Tu sais bien que je n’ai jamais dit ça et que je ne le pense pas. Les femmes ont le droit de ne pas vouloir d’enfant, comme les hommes. Ca n’en fait pas des sous-humains !
- Alors pourquoi pas nous ?
- Mais parce que moi j’en veux ! Et je pensais que ma compagne partagerait cette envie.
Il y eut un petit moment de silence, puis elle reprit. Moins agressive et plus sur le ton du débat.
- Et mes cousines ?
- Quoi tes cousines ?
- Elles sont lesbiennes. Elles n’ont pas d’enfants…
- C’est normal, il leur manque un élément important…
- Elles n’ont pas d’enfants et elles s’en portent très bien, si tu me laissais finir. Et par parenthèse, l’élément important, la médecine et les jouets mécaniques ont fait énormément de progrès…
Il ne put s’empêcher de sourire.
- C’est leur choix. Le mien est d’en avoir.
- Eh bien pas moi. Et je ne changerai pas d’avis.
Ils s’étaient arrêtés devant la voiture. Elle l’avait regardé bien en face pour cette dernière phrase. Et l’avait articulée clairement, sans énervement. Il avait lu dans son regard à qu’elle point cette dernière remarque était définitive. Ou il acceptait son choix pour le restant de ses jours, ou ils n’avaient plus rien en commun.
- Je crois… Que l’on va en rester là, avait-il balbutié. C’est ton choix, Louna, je le respecte. Mais ce n’est pas le mien. Tu es une femme formidable, tu es certainement la femme avec qui j’aurais pu être le plus heureux dans ma vie. Mais je veux un enfant. Et si ce choix n’est pas possible pour toi. Je pense que nous devrions en rester là.
- Quoi ? Non. Un enfant ne fait pas tout. On aurait toute une vie de liberté et de bonheur ensemble. Moi aussi je t’aime. Moi aussi je suis bien et heureuse avec toi. Ne gâche pas tout pour un petit désaccord.
- C’est ça la différence Louna. Ce n’est pas un PETIT désaccord. C’est toute une vie que tu remets en question.
Il monta dans sa voiture et mit le contact.
- Et tu ne me ramènes même pas ? Tu vas me laisser en plan comme ça ? C’est pas très gentleman !
Mais elle non plus, ça ne l’avait pas fait rire…
Elle venait de finir sa troisième assiette.
Les larmes n’arrêtaient pas de couler. Elle n’y voyait rien depuis plusieurs minutes. Décidément, personne n’aurait pu la comprendre. Personne à qui elle aurait pu parler vraiment. Ne pas avoir d’enfant était une cause officielle de bannissement de la société. Ne pas avoir d’enfant faisait d’elles de fausses femmes. Des mauvaises mères en puissance. Des égoïstes uniquement motivées par des soifs de pouvoir, de bien-être égocentrique, d’arrivisme exacerbé. Personne ne cherchait au-delà du cliché.
La soirée lui avait pourtant fait du bien. Voir ses amies et leurs enfants lui avait changé les idées. Elle n’aurait pas pu dormir de toute façon.
Pendant la soirée, elle avait saigné un peu entre les cuisses. Pas grand-chose mais ce qu’il fallait pour qu’elle s’en souvienne. A qui aurait-elle pu en parler ? A ses amies ? Elles n'auraient pas compris et l'auraient assommée de pitié et de larmoiements. Mais les éclats de rire, les discussions l’avaient détendue. Tu en as de la chance… De la chance. Oui elle en avait. Aucun doute. Demain après-midi, elle serait prête à faire face à son hystérectomie.
(12 Décembre 2021)
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