En bas, la ville déroulait sa vie comme d’habitude.
Du trentième étage de son immeuble de Newark, elle pouvait voir les piétons occupés à traverser en lisant leurs journaux, elle entendait le klaxon des voitures qui pestaient contre les petites vieilles trop lentes et les petites jeunes perdues dans leurs écouteurs...
Derrière elle la table haute de la cuisine attendait patiemment qu’elle vienne finir de déjeuner. Mais elle ne viendrait pas. Elle avait même déjà oublié le thé à la bergamotte et la tartine beurrée qu’elle s’était préparée. Elle n’avait pas faim.... Comme tous les matins...
C’était une jolie cuisine ouverte sur une salle lumineuse, aérée. Ils l’avaient voulue lumineuse, épurée, pour pouvoir rire et danser ensemble. Et il y en avait eu des rires dans cette salle, il y en avait eu des danses. Avant. Avant son départ déjà... Et avant... Avant.
Un crissement de pneus plus bas dans la rue la fit sursauter, il fut immédiatement suivi d'un coup strident de klaxon, et d'une injure du chauffeur qu'elle ne put comprendre de là où elle était. Probablement quelque chose comme quoi tous les jeunes étaient des abrutis... Cela n'avait duré qu'une seconde, deux tout au plus.
"Une seconde". C'était toujours ce qu'il disait quand il faisait quelque chose de dernière minute. "Une seconde, je prends mes clés et on y va". "Une seconde, je sauvegarde mon boulot et je suis à toi". Virginia aussi avait pris cette habitude. "Viggy à table ! - Une seconde maman, j'arrive."
Une seconde. La vie n'était qu'une série de secondes, juxtaposées, les une à côtés des autres. Tellement semblables... Tellement différentes... En une seconde tout pouvait changer. Le rôti de boeuf pouvait passer de parfait à carbonisé en une seconde. Le contrôle de maths pouvait passer de zéro pointé à dix en une seconde, lorsque toutes les idées arrivaient d'un bloc, comme des touristes quittant un car. La vie gaie et simple pouvait devenir insipide et compliquée en une seconde.
Une seconde, c'était le temps qu'il avait fallu à la porte pour se refermer lorsque Mike avait décidé de tirer un trait sur leur vie.
"Joan ! Je n'en peux plus. On ne... TU ne peux pas continuer de vivre comme ça, il faut passer à autre chose !
- Autre chose ? Comment peux-tu passer à autre chose ?
- Et toi ? Avait-il fini par hurler. Comment peux-tu m'entraîner dans ton abîme de désespoir ? Je ne peux plus vivre comme ça Joan ! Je pars !
- Mike ! Si tu passes cette porte je te préviens, tu ne reviens plus jamais ! Je te l’interdis !
- Et après ? Qu’est-ce que ça change ? Cela fait des mois, des années que je vis seul. Que je n’ai plus de femme !
Il y avait eu comme un silence gêné. Il avait eu le sentiment d’en avoir trop dit, sans le vouloir. Mais il n’était pas revenu sur ses propos.
- Mike non ! Excuse-moi ! Je ne voulais pas dire ça ! Reste je t'en prie, tu es le seul qui me donne la force de tenir, de me lever... Reste je t'en prie... Je... Je ne suis plus rien moi. C'est grâce à toi si je suis encore là. Sans toi je ne suis...
- Non Joan. C'est trop de responsabilité et trop de culpabilité que tu me donnes. J’ai déjà beaucoup fait pour essayer de nous sauver. Tous les deux. Je n’en peux plus. C'est trop tard. Je ne peux pas m'enfoncer avec toi dans... Ce... Simulacre... De vie... Dans ce néant total d'existence. Adieu Joan, j'espère sincèrement que tu vas t'en sortir.
Une seconde plus tard, la porte claquait sur leur vie. Comme un courant d’air qui envoie tout valser dans une pièce.
Depuis elle était seule. Seule au milieu de ces cent mètres-carrés d’appartement en plein coeur de Newark. Seule à cette magnifique table de cuisine. Seule à cette fenêtre. Et en une seconde, tous ses souvenirs remontèrent à la surface.
Quelques années plus tôt, ils avaient emménagé dans cet appartement. Mike avait obtenu un bon job dans une agence immobilière et ils avaient pu s'offrir cet appartement à un bon prix.
La vie leur avait donné des signes de bonheur durable. Ils venaient de se marier, ils avaient trouvé où s'installer confortablement et un bébé était en train de se construire une place dans la famille depuis quelques semaines. Joan était aux anges. Mike était un mari aimant et attentionné. Et il ne faisait aucun doute qu'il ferait un bon père.
Et il l'avait été. Tout cela. Pendant treize ans. Sans jamais dévier de sa route ne serait-ce qu'une fois.
La petite Virginia allait à l'école du quartier, Joan était une épouse attentive à la maison et une super-maman. Mike gravissait petit à petit les échelons, tout en trouvant un équilibre sain entre le travail et la famille. Tout allait pour le mieux.
Tous les après-midi Joan allait chercher Virginia à la sortie de l'école. Toutes les deux elles allaient ensuite à la boulangerie qui faisait le carrefour chercher le goûter de Virginia, une boulangerie française, avec ces pains aux raisins qui sentent si bon et que seuls "ces enfoirés de Français savent faire" comme disait Mike en rigolant.
Après l'école, Virginia et Joan marchaient sur le trottoir, la petite trottinant et sautillant devant elle pour lui raconter sa journée. Joan avait plusieurs fois tenté de la raisonner en lui disant d’arrêter de sauter, que ça pouvait être dangereux. Mais Virginia, à dix ans, commençait déjà sa crise de rébellion. Joan n’était pas pressée de la voir arriver au collège.
"Comment ç'a été ma chérie aujourd'hui ? Ca va mieux avec Candice ?
- Oui ça va mieux, tu sais c'est une dispute entre filles. Ca ne compte pas. Et tu sais ce que j'ai fait aujourd'hui maman ?
- Non ma puce. Raconte-moi.
- J'ai fait des plantations. On a mis des graines dans des pots et on devait les arroser et les mettre à la fenêtre. Et dans trois semaines, elle a dit la maîtresse, on aura de belles fleurs. Et tu sais ce qu'il y a dans trois semaines ?
- Non mon coeur. Qu'y a-t-il dans trois semaines ?
- Ton anniversaire ! Et tu sais ce que j'ai mis dans les pots ?
- Non, je ne sais pas. On est presque à la boulangerie. Que veux-tu aujourd'hui ?
- Je ne sais pas, je verrai. J'ai mis des orchidées. Ta fleur préférée. C'est pour ton anniversaire !"
Virginia sautillait sur place. Tant et si bien qu'elle glissa sur le carrefour.
On entendit d'abord un crissement fort de pneus, puis des cris et un immonde bruit de craquement.
Joan n'avait pas crié, n'avait pas bougé, n'avait pas pleuré. Elle n'avait pu que constater qu'en juste une seconde, tout avait basculé. Virginia était inerte au milieu du carrefour et la Corvette s'était encastrée dans une bouche d'incendie plus loin. Une seconde. Une seconde d'inattention du chauffeur, une seconde de chûte de Virginia sur la rue, une seconde pendant laquelle Joan aurait pu lui demander d’arrêter de sautiller. Mais quelle était la seconde de trop ?
Les larmes roulèrent sur ses joues et la vue de la rue qu'elle avait de la fenêtre se brouilla.
Qu'allait-elle faire maintenant ? Vivre avec comme disait Mike ou ne plus supporter ce néant de vie ? Elle n'avait plus ni enfant, ni mari. Elle n'avait jamais eu d'amis et sa famille était ou morte ou loin.
Lentement. Elle tendit la main vers la clenche, et ouvrit la fenêtre.
(10 Décembre 2021)
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