Josepha se colla à l’angle de la porte. Légèrement ouverte, elle laissait passer les murmures des adultes, les tintements de verre et de couverts, et quelques rires doux ou forts. Elle y jeta un coup d’œil en veillant à ne pas se faire remarquer.
Autour de la longue table, les invités de son grand-père conversaient joyeusement en discutant de sujets d’adultes. Après avoir accueilli la famille et les amis auprès de ses parents et de son grand-père, en digne héritière de la famille qu’elle était, Josepha avait rejoint les enfants — cousins, amis et connaissances — dans le petit salon pour leur propre diner. La petite fille aurait voulu rester auprès de sa mère et profiter du majestueux sapin de Noël qui trônait au fond de la pièce. Malheureusement, elle n’avait pas sa place auprès des grandes personnes.
Josepha dut retenir une brusque envie de se précipiter auprès de sa mère. Elle avait encore dans les narines son parfum d’aubépine. Sa mère n’était qu’à quelques mètres et pourtant, elle paraissait inaccessible. Josepha soupira et recula dans le couloir.
Un courant d’air froid la fit frissonner. Malgré l’immensité du manoir et la hauteur sous plafond qui paraissait gigantesque, il y régnait une température agréable grâce au chauffage au gaz. Elle avait entendu plusieurs fois son grand-père et son père s’extasier sur cette merveille technologique, mais elle n’avait pas tout compris.
La petite fille serra ses bras autour de son torse et regarda autour d’elle. Quelqu’un avait-il laissé une fenêtre ouverte ? Ses yeux se posèrent sur la porte menant à l’étude de son grand-père. Elle était toujours fermée et la petite n’y avait accès que sous supervision du patriarche de la famille. Pourtant, elle se balançait doucement sur ses charnières, comme poussée par une légère brise.
La curiosité l’envahit ; elle avança jusqu’au bout du couloir, se glissa dans la pièce et tira la porte. Le froid l’assaillit dès qu’elle y pénétra ; pourtant, aucune fenêtre n’était ouverte. Dans la semi-obscurité rougeâtre qui régnait dans la pièce, elle avait du mal à distinguer le bureau, les fauteuils et les lourdes bibliothèques remplies de volumes.
Pourtant, une étrangeté attira son regard et elle se figea devant : une double porte s’ouvrait dans le mur. Elle aurait pu jurer qu’il n’y avait rien sur ce mur, si ce n’est un tableau représentant un bois sombre. Les battants étaient hauts, décorés de gravures. La lueur rouge émanait de l’autre côté. Fascinée, elle s’approcha davantage. Elle entendait des craquements, comme de l’écorce sous le vent, et un souffle léger qui souleva un peu sa robe, en effleurant ses jambes. Elle n’hésita pas et passa la porte.
Ses pieds s’enfoncèrent dans une couche de neige craquante. Une aura rougeâtre enveloppait toute chose, suffisante pour voir à quelques mètres, mais pas plus. Elle avança de quelques pas. Des arbres, partout autour d’elle, élançaient leur cime jusque vers un ciel invisible. Une épaisse senteur de pin l’enveloppa. Elle n’avait plus froid. Au contraire, elle sentait une énergie débordante dans ses veines.
— Quand maman entendra parler de ça…, s’extasia la petite fille.
Elle se retourna, prête à se ruer dans la salle à manger pour prendre sa mère par la main et l’entrainer ici. Son souffle se figea dans sa gorge ; son cœur battit à tout rompre. Ses yeux fixèrent avec frayeur les pupilles rouges d’une créature comme elle n’en avait jamais vu. Elle distinguait à peine son corps, qui se mêlait à la nuit. La bête retroussa sa gueule, dévoilant ses crocs.
Josepha poussa un cri, se détourna et fuit, s’enfonçant entre les troncs. La créature la suivait de près. Des larmes coulaient sur son visage ; ses pieds s’emmêlaient dans les racines épaisses des arbres. Elle se retenait aux troncs rugueux des arbres pour ne pas s’effondrer. Ses mains, égratignées et couvertes de sève de pin, la brulaient.
Au bout d’un temps qui lui parut des heures, épuisée, Josepha pénétra dans une large clairière, au centre de laquelle se trouvait une source dans un cercle de rochers. Elle trébucha sur des petits rocs et s’affala au sol. Un sanglot passa la barrière de ses lèvres.
Elle se retourna, tenta de s’écarter de la bête qui avançait lentement sur elle. Elle la voyait mieux maintenant : c’était une sorte de loup, mais bien plus massif que ceux qu’elle avait vus dans ses livres d’images. Une crête de poils hérissée ornait son dos ; ses pattes légèrement arquées se terminaient par de longues griffes acérées ; sa queue touffue battait l’air pendant qu’il la reniflait. Elle crut lire de la faim et de l’avidité dans son regard. Elle continua à reculer, jusqu’à ce qu’elle heurte les rochers de la source. Elle sentait l’haleine de la bête effleurer son visage. Pétrifiée, elle crispa les paupières et détourna la tête.
Un pas léger se fit entendre. Une odeur de pin et de chèvrefeuille embauma l’air.
— Allons, Warulf, laisse donc cette petite tranquille, fit une voix étrange.
Elle était douce et complexe ; la fillette crut y entendre les craquements du bois dans le feu et le souffle d’un vent d’hiver. Elle ouvrit les yeux et croisa les pupilles d’un bleu glacial d’une femme. Accroupie, elle avait enroulé son bras autour du cou de la créature. Celle-ci, apaisée, salua la femme d’un coup de langue. Elle lâcha un rire clair comme l’eau d’un ruisseau qui court sur les rochers et se redressa. Le loup fit demi-tour et les laissa. Ébahie, Josepha le suivit du regard, puis le reporta sur cette dame étrange.
Celle-ci la fixait avec un doux sourire. Vêtue d’une robe blanche aux multiples volants qui flottaient dans l’air frais, elle était grande et svelte. Ses traits, altiers et fins, parurent familiers à la petite fille. Son crâne était entièrement dépourvu de cheveux.
— Qu’est-il arrivé à vos cheveux ? demanda Josepha.
La femme écarquilla les yeux, puis rit. Sans répondre, elle lui tendit la main. La fillette la prit et se mit debout.
— ma pauvre petite, fit la femme.
Elle la guida vers la source.
— Pardonne à Warulf. Il prend son rôle de gardien très au sérieux.
— Il est horrible ! ne put s’empêcher de lâcher Josepha.
L’expression de la femme s’altéra quelques secondes, puis son sourire revint.
— Il a bon cœur et il est loyal. Il ne faut pas se fier aux apparences, Josepha.
— Comment connaissez-vous mon prénom ?
La femme se pencha sur la source et en sortit un petit seau d’argent rempli d’une eau pure.
— Bois, ma fille.
Josepha faillit lui répéter la question, n’étant pas certaine qu’elle l’ait entendue, puis se souvint que cela n’était pas poli. Elle prit le petit récipient et y plongea les lèvres. Le breuvage, frais, avait un goût de fruits des bois et de citron. Elle se sentit bien mieux quand elle eut bu plusieurs gorgées.
— Merci, fit-elle.
La femme reposa le seau dans la source puis répondit :
— Je t’en prie.
Le silence tomba entre elles alors que la femme scrutait la petite fille. Celle-ci, nerveuse, serra ses mains l’une contre l’autre, étalant davantage la sève collante et odorante. Elle avait l’impression que la femme cherchait à lire dans son âme. L’instant passa ; la femme se leva et lui tendit la main.
— Je vais te raccompagner chez toi.
Josepha, ragaillardie, hocha la tête, puis elle hésita, en observant ses mains d’un air gêné.
— Puis-je me laver les mains ? Elles sont toutes collantes.
— Ce n’est que de la sève. Ne t’inquiète pas.
Josepha prit donc la main tendue et elles quittèrent la clairière. Quelle ne fut pas la surprise de Josepha lorsque la porte apparut seulement quelques mètres plus loin ! Elle regarda autour d’elle, les yeux écarquillés.
— Voilà, tu peux rentrer maintenant.
— Merci, fit la fillette d’une petite voix. Pourrais-je… revenir ? Vous revoir ? Me promener un peu dans le bois ?
Un large sourire illumina le visage blafard de la dame. Elle lui parut si immense à ce moment-là. Était-ce des étoiles qu’elle voyait briller sous sa peau ?
— En temps et en heure, ma fille. En attendant, prends soin de toi et garde les yeux et l’esprit ouvert.
Josepha, impressionnée, hocha la tête, puis elle passa la porte. Les ténèbres l’enveloppèrent et elle sombra.
— Josepha, ma chérie… réveille-toi.
La petite fille émergea d’un lourd sommeil et cligna des yeux. Elle croisa le regard de sa mère. Perplexe, elle y lut un mélange de tendresse et d’agacement. Elle se redressa et regarda autour d’elle : elle se trouvait dans l’étude de son grand-père. Comment était-elle arrivée là ? Elle n’avait pas le droit d’y entrer. Rougissante, elle porta à nouveau ses yeux fatigués sur sa mère, s’attendant à des remontrances.
Mais il n’en fut rien. Sa mère la prit dans ses bras et elle respira son doux parfum à pleins poumons. Lorsqu’elle la conduisit au premier étage, dans sa chambre, Josepha se demanda pour quelle raison ses mains étaient tachées de sève de pin.
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