Chapitre 5
Erkan soupira d’aise alors qu’il s’étendait comme un chat bienheureux et paresseux sur son lit. Le doux soleil de cette fin de matinée venait chaleureusement lui réchauffer les pieds. Il se ferait bien une petite sieste. Il n’avait rien de prévu pour aujourd’hui sauf une partie de basket en fin d’après-midi avec ses potes, une excellente journée en somme.
Son téléphone vibra à plusieurs reprises, chose qu’il n’entendit pas, ses oreilles recouvertes de ses éternels écouteurs en compagnie des doux brailleurs qu’il aimait à écouter. Quand son téléphone se mit à hurler de sa discrète sonnerie, brailleur un jour brailleur toujours, Erkan sursauta sur son lit et tenta de faire taire l’objet criminel en tendant la main vers sa table de nuit. Il dut se rendre rapidement à l’évidence : il ne l’avait pas laissé à sa place habituelle. Avez-vous déjà remarqué que votre portable n’était jamais là où il aurait dû être ? C’est-à-dire accessible !
Il se leva, grognon, quand son téléphone se mit de nouveau à rugir. Ces progrès de technologie, comme on les appelait, ne servaient qu’à vous assujettir ! En suivant les cris de sa sonnerie, il finit par le trouver sur la table de travail de la cuisine, il avait dû l’y oublié après avoir pris son petit-déjeuner.
4 textos et 3 appels en absences. Correspondant : Ève.
Si ça, ça n’était pas du harcèlement…
Alors qu’il allait rappeler son amie, cela devait bien être une urgence pour qu’elle insiste ainsi, à moins que Burberry n’ait sorti une nouvelle collection de sacs à main, son téléphone lui hurla dans les oreilles : elle avait été plus rapide que lui.
— Kiki ?! s’écria-t-elle avant qu’il n’ait pu prononcer le moindre soin.
— Ève, grogna-t-il pour seule salutation.
—Tu dormais ou quoi ? commença-t-elle, et à la manière dont elle inspira avant de s’élancer à nouveau, Erkan sut par avance qu’il ne pourrait en placer une.
Pire qu’une nouvelle collection de sacs Burberry, Burberry avait dû sortir un nouveau sac rose ! Il n’avait pas fini d’en entendre parler. Depuis le temps qu’il connaissait Ève, s’il avait bien compris une chose, c’est qu’elle ne lui épargnerait pas les conversations de filles. C’était flippant !
— Je ne sais pas si tu as eu le temps de lire mes messages, reprit-elle, mais la bibliothèque du bahut est en travaux cette semaine, apparemment il y a eu une fuite d’eau il y a quelques jours ou je ne sais quoi.
Ok, pensa Erkan, mais je ne vois pas en quoi ça me concerne sauf si les travaux ne sont pas fini d’ici le prochain cours de cathé. Puis la lumière fut, et il se souvint avec horreur qu’il avait justement rendez-vous cet après-midi avec Ève au CDI de Sainte-Croix pour terminer leur exposé de Géographie sur la France et son empire colonial.
— Ah… commenta fort intelligemment Erkan, eh bien, nous pouvons terminer l’exposé à la rentrée.
— Mais non ! s’offusqua Ève. Nous sommes les premiers à passer à l’oral la semaine de la rentrée, nous devons le terminer maintenant.
De toute façon quand Ève avait une idée en tête, elle ne l’avait pas ailleurs.
— Mais ne t’inquiète pas, reprit-elle, je suis passée ce matin au lycée et j’ai réussi à emprunter les livres dont nous aurons besoin. Je passe chez toi avec vers 15 heures, ok ?
— Hein ? ânonna bêtement Erkan et, avant qu’il n’ait pu répondre quoi que ce soit, Ève lui raccrocha au nez sur un « à tout à l’heure » enjoué.
Erkan aurait voulu annuler ce rendez-vous qu’il ne l’aurait pu, Ève ne répondit plus à son portable par la suite. Elle devait être à table. Erkan soupira lourdement, sa bonne humeur passée. Qu’allait-il dire à sa mère ?
Il tourna en rond dans l’appartement jusqu’à 13 heures, heure à laquelle sa mère rentra. Comment allait-il lui annoncer qu’Ève serait chez eux dans deux heures à peine ? Ce n’est pas que sa mère n’aimait pas les invités, mais elle n’aimait pas qu’il amène à la maison des gens qu’elle ne connaissait pas et, encore moins, des personnes qui fréquentaient son établissement. Sa mère était une femme courageuse et fière mais elle restait honteuse du peu de moyen qu’elle avait et de l’appartement, petit et exigu, qu’elle pouvait offrir à son fils. Erkan n’y voyait pas de honte, lui, il l’aimait leur appartement et il lui suffisait largement. Il avait toujours eu un toit au-dessus de la tête, de quoi se vêtir et de quoi se nourrir, il ne voyait vraiment pas où était le problème.
— Enfin levé, Oğlum, lui sourit-elle avant d’aller se laver les mains.
C’était le moment ou jamais de lui dire car elle irait faire sa sieste après.
— Maman, j’ai un exposé de Géographie à terminer pour la rentrée. Et comme le CDI est fermé en raison de travaux, la personne avec qui je travaille va passer à la maison avec les livres dont nous avons besoin pour le finir, j’espère que ça ne t’embête pas ? récita-t-il comme si de rien n’était pour tenter de faire passer la couleuvre au mieux.
Sa mère se tourna brusquement vers lui, l’harmonieux ovale de son visage encore plus fatigué qu’à l’accoutumé, les traits tirés.
— Tu plaisantes ? rouspéta-t-elle. Tu as invité quelqu’un de ton école à venir à la maison sans me demander la permission ?
— En fait, je ne l’ai pas vraiment invitée, mais elle ne m’a pas laissé le temps…
— Elle ? le coupa-t-elle, les yeux ronds. Tu invites des filles à la maison maintenant ?
Ça allait barder.
— Dis-lui qu’elle ne vienne pas, reprit-elle d’un ton sévère.
— Je n’arrive pas à la joindre, répondit-il calmement, ne la regardant plus dans les yeux.
Elle s’assit sur le canapé du salon, dans un long soupir fatigué.
— C’est qui cette fille ? lui demanda-t-elle enfin, tentant de se montrer plus raisonnable et plus calme.
— C’est une copine de classe, lui répondit Erkan, c’est juste pour terminer notre devoir. Il fallait qu’on le finisse avant la rentrée.
— Tu aurais pu aller chez elle, contra sa maman.
— Je suis désolé, répondit Erkan.
C’est vrai qu’il n’était jamais allé chez Ève, et qu’elle ne l’avait jamais invité non plus. Non, elle s’était contentée de s’incruster cher lui. Pour être honnête, ils n’avaient jamais eu de raison d’aller l’un chez l’autre jusqu’à présent, ils se voyaient déjà tous les jours à l’école. Il devrait peut-être lui envoyer un texto et lui proposer de se retrouver au Starbucks qui se trouvait près de leur établissement, ils pourraient y travailler tout aussi bien que chez lui.
Alors qu’il était plongé dans ses pensées, sa maman lui fit signe de s’asseoir à côté d’elle, gentiment.
— Oğlum, tu es trop jeune pour ramener une fille à la maison, lui dit-elle calmement mais pas moins sérieusement.
— Quoi ? Mais non, maman, ce n’est pas ce que tu crois, c’est juste une copine ! On va à l’école ensemble, c’est tout ! s’écria-t-il.
Qu’allait donc imaginer sa mère ? Ève ne venait pas à la maison cet après-midi pour proposer une dot à sa mère pour des épousailles, juste pour un exposé !
— Oui, oui, lui répondit-elle songeuse n’en croyant pas un traître mot, tu dois faire attention, être prudent, tu le sais, Oğlum?
— Prudent ? répondit Erkan clairement perdu.
— Oui, vous êtes trop jeunes, tous les deux, et il ne faudrait pas qu’elle tombe enceinte. Tu es mineur, tu ne travailles pas encore, tu n’as pas les moyens d’élever un enfant, continua-t-elle sur sa lancée.
— Enceinte ? s’étouffa Erkan, sa mère était vraiment de l’ancienne école. Je suis sûr qu’elle ne risque pas de tomber enceinte parce que nous nous faisons la bise tous les matins, tu sais!
Puis, il fixa sa mère. Non, mais, elle était sérieuse en plus !
— Tu as des préservatifs, Oğlum, ou faut-il que je t’en achète ? Je préfère que vous ne fassiez rien mais si vous faites déjà, il faut faire attention.
— Maman ! s’offusqua Erkan en se levant brusquement du canapé.
— Assis ! le rappela-t-elle à l’ordre, et Erkan sut en cet instant tragique qu’il allait avoir droit à La conversation.
Tout mais pas ça ! Les fleurs et les abeilles ça lui allait très bien, merci ! Ève le lui paierait !
***
Quand la responsable de cette torture et humiliation arriva enfin, à 15 heures précises, un petit jean taille basse délavé et un pull pas plus large sur le dos, Erkan sut que l’Apocalypse allait s’abattre sur son immeuble. Sa mère n’approuverait pas du tout la tenue vestimentaire d’Ève et, pire, le lui ferait savoir. Leur amitié était morte.
Pourtant, quand Ève sourit à sa mère, de ce sourire rayonnant qu’était le sien, faisant remuer son petit nez retroussé couvert de tâches de rousseur, bancale sous une tonne de bouquins sous les bras, Erkan sut qu’elle lui avait fait chavirer le cœur. Ève était comme ça : tout le monde l’aimait au premier coup d’œil. Même lui n’avait pas pu lui résister plus d’une semaine, alors c’était pour dire !
Ils s’étaient, tous deux, installés sur le grand tapis du salon pour travailler leur exposé alors que la mère d’Erkan regardait encore une de ces émissions abrutissantes à la télévision. Elle gardait, surtout, un œil suspicieux sur eux.
— Ah ! lâcha Ève alors qu’elle venait de tremper les lèvres dans le café que la mère d’Erkan leur avait préparé dès son arrivée.
Le café traditionnel de l’amitié ne se refusait pas, et Ève avait dû le sentir car elle l’avait accepté alors même qu’elle n’en buvait jamais.
— Quelque chose ne va pas ? la taquina Erkan.
— Non, non, c’est juste… qu’il est très… commença Ève, tirant discrètement la grimace.
— Corsé ?
Elle acquiesça. Erkan se leva pour aller prendre du sucre en poudre dans la cuisine. Il en versa une bonne cuillère dans la tasse de son amie.
— Merci, lui sourit-elle avant de mélanger le café et de le porter à nouveau à ses lèvres pour sûrement en finir au plus vite.
— Que fais-tu malheureuse ? l’arrêta Erkan. Tu cherches à t’empoisonner ?
Ève le regarda comme si des cornes lui avaient poussé sur le crâne.
— Tu viens de mélanger le marc du café en touillant comme ça, tu vas t’étouffer si tu essaies de boire maintenant. Attends un peu.
— Ensuite, je pourrai lire votre avenir dans le marc, intervint la mère d’Erkan.
Ève finit son café, bon gré mal gré, mais n’en démordit pas jusqu’à ce que son avenir soit tout tracé dans les rainures du café. Elle accepta de revenir à leur exposé uniquement quand sa liseuse de bonne aventure du dimanche lui annonça qu’elle aurait un avenir amoureux radieux. Preuve en étant : le soleil au zénith qui côtoyait un énorme cœur dans son marc, pour Erkan ça ressemblait plus à un ballon sur des fesses de chérubins.
Alors qu’ils s’attaquaient enfin au problème des documents qu’ils allaient faire diffuser pendant leur exposé, l’attention d’Ève fut complètement détournée quand la mère d’Erkan se mit à faire la cuisine.
— Qu’est-ce que vous faites ? finit-elle par demander, la curiosité semblant l’emporter sur la discrétion et la politesse.
Pas qu’Ève ne soit du genre à mettre des gants en velours habituellement.
— Je prépare le dîner de ce soir, des sarma, répondit sa mère en souriant alors qu’elle mettait les ingrédients sur la table de travail.
—Des sarma ? Qu’est-ce que c’est ? demanda Ève, des plus intéressées, le nez déjà au-dessus du plan de travail.
— C’est le plat préféré d’Erkan, répondit fièrement sa mère, ce sont des légumes fourrés.
— Fourrés à quoi ? continua à enquêter Ève.
— Riz et viande, c’est tout simple, lui assura sa mère.
— Je peux vous aider ? finit par demander la jeune fille alors qu’elle frétillait déjà sur place, impatiente, apparemment, de mettre la main à la pâte.
— Bien sûr, mais vous ne deviez pas finir votre devoir ?
— On a presque fini, assura Ève, de cet air qui était toujours parvenu à berner même les plus sévères de leurs profs.
— D’accord, faites bouillir le riz pendant que je m’occupe de faire cuire la viande, conclut sa mère.
Ève resta un moment devant la boîte de riz, concentrée, avant de se mettre à l’œuvre, bataillant clairement avec la casserole et la gazinière.
— Ne me dis pas que tu n’as jamais fait cuire du riz ? la taquina ouvertement Erkan, un sourire plaqué sur les lèvres.
— Va-t-en ! le bouda Ève, le rose aux joues.
Elle était mignonne les cheveux relevés en chignon, s’afférant à la tâche, alors qu’elle ne semblait jamais avoir mis les pieds de sa vie dans une cuisine.
— Laisse les femmes à la cuisine, Oğlum, et va finir cet exposé ! le gronda sa mère.
— Et manquer l’occasion de voir Ève transformer notre cuisine en champ de bataille, je ne crois pas non, répondit-il.
Ève lui fit les gros yeux.
— Et puis, ce n’est pas juste ! C’est plus facile de faire cuire du riz que de faire les annexes pour l’exposé ! protesta Erkan.
— Parce que tu sais faire cuire du riz, peut-être ? le défia Ève.
— Erkan fait la cuisine le soir parfois quand je rentre tard ou que je suis trop fatiguée, répondit sa mère avant qu’il n’en ait eu le temps, c’est un fin cordon bleu. Bon à Marier, mon fils ! Mais pas tout de suite, les études d’abord !
— Maman, hoqueta Erkan, alors qu’Ève riait de nouveau de bon cœur. Mais toi, la montra-t-il du doigt, taquin, tu ne trouveras jamais de mari si tu ne peux même pas lui cuire un œuf au plat !
Ève se contenta de lui jeter un torchon à la figure et de lui tirer la langue. Fort mature la demoiselle, mais pas pour le moins charmante.
Une heure plus tard, le riz et la viande cuits et mélangés, la maman d’Erkan montrait à Ève comment remplir les feuilles de vigne avec la farce. Quand Ève massacra la troisième feuille consécutive, Erkan ne put empêcher son fou rire d’exploser. Alors qu’il se tordait de rire et que des larmes lui coulaient sur les joues, sa mère lui fit les gros yeux.
— Tu dois bien serrer les feuilles pour que la farce ne se répande pas pendant que nous ferons bouillir les sarma, mais pas trop pour ne pas déchirer la feuille de vigne, dit-elle gentiment à Ève, alors que celle-ci hochait la tête, encore plus concentrée qu’en cours de Chimie, et qu’Erkan se mordait les joues pour ne pas rire à nouveau.
Il allait se pisser dessus si ça continuait.
— Et toi, au lieu de te moquer, viens ici pour aider, rouspéta sa maman.
Erkan se mit à la tâche, non sans grommeler, et dut se rendre à l’évidence : emballer de la farce dans une feuille de vigne, c’était tout un art. S’ils continuaient tous deux ainsi, ils allaient répandre plus de farce sur le sol de la cuisine qu’il n’y en aurait dans leurs assiettes.
— Tu manges avec nous ce soir, Ève ? demanda sa mère, après avoir passé un quart d’heure à les regarder se tuer et se ruiner les doigts à la tâche.
— C’est vrai ? Je peux ? sourit Ève enthousiaste.
Elle l’avait conquise en à peine quelques heures. Les regardant toutes deux dans la cuisine, Erkan se souvint que sa mère lui avait confié un jour qu’elle aurait aimé avoir d’autres enfants, une fille surtout, mais que ce rêve était mort en même temps que son père.
— Eh bien, c’est toi qui as préparé le dîner, confirma-t-elle dans un sourire tout aussi charmant.
— Avec plaisir, rougit Ève.
— Au moins, l’assassin sera sur les lieux du crime si je meurs d’une intoxication, se moqua Erkan, et se prit un coup de coude dans les côtes pour son audace.
— Tu ne préviens pas tes parents ? s’inquiéta sa mère.
— Ils ne sont pas là, ils sont partis chasser quelques jours dans notre maison de campagne, répondit calmement Ève comme si cela était normal. Oh, mais vous avez raison, je dois appeler notre gouvernante pour qu’elle ne prépare pas le dîner pour moi !
— Il faudra que tu la raccompagnes pour qu’elle ne rentre pas seule, conclut sa mère.
— Merci, ça ne sera pas la peine, j’appellerai un taxi, ils sont rapides, affirma Ève.
Surprenant qu’elle n’ait pas un chauffeur[/i ], pensa Erkan. Ah, mais ses parents en ont un, se rappela-t-il. Peut-être lui avaient-ils accordé des congés pour les fêtes. Ève n’affichait jamais des airs de grandeur en raison de la fortune de ses parents, c’est une des qualités qui lui avait le plus plu chez la jeune fille, même si parfois elle n’avait pas réellement conscience des avantages que lui donnait son statut social. Elle n’estimait juste pas que ces différences aient de l’importance. Bref ! Cela ne les empêcherait nullement de profiter du dîner et de déguster ces sarma qu’ils avaient préparés à la sueur de leur front, délaissant cartes et exposé. Ils auraient bien le temps de le terminer avant la fin des vacances.
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