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Chapitre 4

— Oğlum !

Erkan grogna. Il pouvait entendre des chaussons traîner devant la porte de sa chambre.

— Debout, il est l’heure ! reprit la voix enjouée de sa mère, alors qu’elle avait pénétré le sanctuaire cataclysmique qu’était sa chambre et qu’elle ouvrait en grand les rideaux.

Erkan cacha son museau sous sa couverture pour protéger ses yeux de la lumière dans un gémissement digne d’un vampire qui prenait feu.

— Nan, souffla-t-il, alors que son horloge interne lui disait qu’il était encore trop tôt.

— Allez, tu as promis de m’aider à faire les courses, continua sa mère d’une voix toujours égale.

Erkan ne se souvenait nullement de cette promesse, mais ce dont il était certain c’est que quelque chose clochait. Il s’était couché à pas d’heure la veille, certain qu’il pourrait faire la grasse matinée. Pourquoi ? Oui, pourquoi…? Parce que c’étaient les vacances ! Les vacances de Noël ! On était le premier lundi des congés scolaires, et c’était le premier lundi où il pouvait rester au lit depuis des semaines ! Alors, pourquoi tant de cruauté ? Il ne méritait pas ça ! Il était où là le Papa Noël quand on avait besoin de lui ?

— Allez, reprit-elle, plus agaçante encore qu’une bonne diarrhée.

Cette fois-ci, elle accompagna la parole d’une action drastique en le découvrant jusqu’au nombril, ce qui eut pour effet de lui ouvrir son champ de vision et lui fit prendre conscience, avec horreur, de l’heure qu’il était.

— Maman ! Il est à peine 8 heures ! s’écria-t-il mortifié.

— 8 h 10, lui précisa cette dernière. Parfait pour se préparer et aller faire les courses après.

Erkan la fixait bouche béante : une carpe n’aurait été plus expressive.

— Mais… reprit-il, on fait les courses le samedi !

— C’est pour le réveillon, conclut sa maman alors qu’elle sortait enfin de sa chambre.

Erkan en profita pour refermer les yeux et se blottir à nouveau sous sa couverture. C’était, bien sûr, sans compter sur la ténacité de sa mère. Elle lui parlait depuis la cuisine. Il n’aurait aucun répit.

— Je n’aurai pas le temps de les faire plus tard et je préfère faire les courses avant le travail, il y aura moins de monde et je serai moins fatiguée.

Erkan soupira avant de s’étirer et de se lever. Une vache allant à l’abattoir aurait été plus enthousiaste. Cela ne servait à rien de discuter. Il se traîna jusqu’à la cuisine où son petit-déjeuner l’attendait déjà. Sa mère s’était encore levée aux aurores.

— Mange et prends ta douche. Ensuite, on file, continuait le babillage incessant.

Erkan avait depuis longtemps abandonné l’idée de faire comprendre à sa mère qu’il n’était pas du matin et qu’il n’aimait donc pas les envolées lyriques à la sortie du lit. Cela se terminait généralement en dispute et en accusations quant à son manque de respect. Il soupira et mit le nez dans sa tasse, humant ce bon vrai café noir. Il n’y avait rien de meilleur que le café préparé à la djezvé. La seule chose au monde qui parvienne à éveiller ses neurones.

— Tu pourras apporter les courses chez M. Marcel quand nous aurons terminé ?

Elle avait eu la présence d’esprit d’attendre qu’il ait engouffré ses tartines pour l’achever. Il se contenta de hocher la tête avant de s’enfermer dans la salle de bains. Il demanderait à Amitié de l’aider. Depuis que son ami avait eu son permis, et surtout la tune pour se prendre une petite reprise, il ne quittait plus le volant. Il se ferait un plaisir de le balader, et cela éviterait à Erkan de trimballer les courses dans le métro. Pire que le métro aux heures de pointe ? Le métro et vous chargé comme une mule ! Gare aux mamies dans ce cas-là, c’étaient les plus dangereuses ! Il ne comptait plus les innombrables réflexions ou coups de canne qu’ils s’étaient pris.

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Les courses terminées, son pote, son frère, Amitié l’attendait à la sortie du supermarché.

— Alors, mecton, la forme ? lui sourit-il de toutes ses dents.

Heureusement pour lui, Amitié était du matin et ne s’était pas fâché à être réveillé si tôt. 10 h 30. Apparemment, la première chose qu’il avait faite dès sa naissance fut de sourire, d’où son prénom. Ce mec était gentil avec tout le monde. Son meilleur pote depuis la maternelle.

— À ton avis ? lui répondit-il en checkant.

— Madame Kahraman, sourit de nouveau Amitié, saluant sa mère et lui ouvrant la porte de sa voiture. Je vous raccompagne d’abord à la maison ?

Elle lui offrit un sourire resplendissant avant de molester joyeusement ses joues ; elle avait toujours dit qu’il avait des joues de bébé. Erkan était content du fait qu’il ait grandi et que ses joues, maintenant creuses, n’aient plus aucun attrait pour sa mère. Il en avait toujours été mortifié, mais Amitié, bonne pâte qu’il était, prenait tout bien.

— Je vais au travail, répondit-elle en s’asseyant alors qu’ils chargeaient les courses dans le petit coffre de la voiture. Tu peux me laisser au métro.

— Au métro ? Vous plaisantez ! s’offusqua Amitié. On vous accompagne et ensuite on livre les courses.

— Ne te dérange pas pour moi, Amitié, insista sa mère. Le métro sera très bien.

Amitié se contenta de nier de la tête avant de conclure : les dames d’abord. Il avait dû être chevalier de la Table Ronde dans une vie antérieure, ou un truc du même genre, même si Erkan n’était pas sûr qu’il y ait eu des chevaliers de la Table Ronde black.

[center]***[/center]

— Erkan ! Entre mon petit ! l’accueillit M. Marcel dans un grand sourire.

C’était un petit monsieur d’un peu plus de soixante-quinze ans qui ne parvenait jamais à rester en place. Malgré son âge avancé, il était encore très actif et ne cessait de remuer et gesticuler dans tous les sens. C’est pourquoi, dès l’arrivée d’Erkan, il s’empressa de lancer un café. Bien noir, le café.

Erkan avait toujours cru qu’une fois qu’on était vieux – sa notion de vieux regroupant à peu près tout ce qui avait plus de 40 ans, sauf sa mère – on n’était plus bon à rien. Mais cette vérité ne s’appliquait pas à cet homme-là. M. Marcel allait faire de nombreuses balades, s’occupait bien de ses plantes et de son chat Kedi, participait tous les mardis soirs à un club de Bingo et sortaient les vendredis avec ses voisins. Il était toujours occupé à lire ou à faire des mots croisés et ses yeux, d’un bleu vif, avaient gardé toute leur intelligence. Tout comme il avait encore toutes ses dents et des cheveux gris encore bien foisonnants. Sa mère avait pour habitude de dire que des cheveux intelligents quittaient les têtes vides et folles. Celle-ci devait être bien pleine alors.

M. Marcel se déplaçait un peu difficilement mais gardait tout de même bon train. Il entra dans le salon lentement mais d’un pas enjoué, Erkan sur ses talons. Il avait profité du temps que son hôte prépare café noir et thé fleuri pour ranger les courses dans le réfrigérateur. L’homme n’avait cessé de sourire – il connaissait ce rituel, cela signifiait qu’encore une fois Erkan et sa mère viendraient pour les fêtes de fin d’année, et qu’il ne serait pas seul. Erkan savait que M. Marcel avait deux enfants : Antoine et Juliette qui, eux-mêmes, avaient des enfants. Il parlait souvent d’eux. Pourtant, ils ne visitaient M. Marcel que rarement et encore moins pour les fêtes de fin d’année. Erkan comprenait que vivre aux Etats-Unis n’aidait pas les choses, mais un petit effort et beaucoup d’amour aurait dû suffire. M. Marcel était un homme très gentil et intéressant, il ne méritait vraiment pas de passer les fêtes seul et d’être ainsi abandonné. Quelques cartes postales et coups de téléphone n’étaient pas suffisants. Pourtant, le vieil homme ne se plaignait jamais. Il était fier que ses enfants aient réussi.

— J’ai cru voir une grosse dinde, s’enthousiasma M. Marcel alors qu’il buvait son thé brûlant à la camomille.

Erkan lui répondit dans un sourire complice.

— Et plein de marrons !

La dinde aux marrons était un des rares plats français que sa mère avait appris à cuisiner en se servant d’un des livres de cuisine de feue Mme Marcel. C’était apparemment le plat qu’il préférait. Il disait toujours être resté un grand enfant.

— On viendra demain dès que maman aura fini avec sa dernière patiente pour préparer ça, continua Erkan.

— Parfait ! sourit l’homme. Et comme on ne change pas une équipe qui gagne, je m’occupe du jus de raisins !

M. Marcel avait appris depuis longtemps qu’Erkan et sa mère ne buvaient pas d’alcool et leur achetait du jus de raisins. Ce qui n’empêchait pas l’homme de prendre du vrai jus de raisins de grands vignobles pour lui. Mais il attendait toujours de savoir quel plat préparerait sa maman, même si, année après année, la dinde aux marrons revenait sur la table.

Comme toujours, le regard d’Erkan fut attiré par toutes les choses que contenait le salon de M. Marcel : une poupée en porcelaine toute de verte vêtue, « Miss Juliet », qui avait dû appartenir à sa fille et devait coûter plus cher que le portable dernier cri d’Ève, le diplôme de médecine de son fils et de nombreuses photos de son épouse, dont celle de leur mariage. Il avait dû l’aimer passionnément.

— Quoi de neuf, M. Marcel ? reprit Erkan en sirotant son café qui, définitivement, n’était pas trop mal pour un pauvre espresso.

— Mme Jeannine se plaint encore de ma belle Kedi, grommela M. Marcel. Elle l’accuse de faire ses besoins dans ses plantes !

— Mieux vaut dans les siennes que dans les vôtres, se moqua gentiment Erkan. C’est un chat intelligent.

—Kedi est un chat propre, insista M. Marcel, alors que l’animal ayant entendu que l’on parlait d’elle, leva le museau de son coussin et vint s’asseoir sur les genoux de son maître pour réclamer des caresses, qu’elle obtint sur-le-champ, comme toujours.

Chat, voilà la vie parfaite : manger, dormir, manger, dormir, etc. Erkan était heureux que M. Marcel aime Kedi, il l’avait trouvée cachée entre deux voitures, encore bébé, et sa mère avait proposé de l’apporter au vieil homme qui avait tant fait pour eux, afin qu’il ne soit plus seul. Qui aurait pu dire non à un petit chaton coloré qui vous tendait amoureusement les pattes dans un regard larmoyant et un miaulement à vous fendre le cœur ? Pas M. Marcel en tout cas. Depuis lors, les deux ne se quittaient plus.

— Je pense que Mme Jeannette n’a pas la main verte et pousse au suicide toutes ses plantes et ne veut pas faire face à cette triste réalité, conclut Erkan, ce qui fit rire de plus belle le vieil homme alors que Kedi se contentait de ronronner.

— Et toi, mon grand ? lui demanda-t-il après plusieurs minutes de silence.

Le silence avec M. Marcel n’était pas harassant, il était presque aussi agréable que les conversations. C’était étrange. Erkan n’y était pas habitué.

— Rien de bien nouveau, raconta-t-il. Je continue mes cours, mon entraînement, je fais mes devoirs et je prépare le bac.

— C’est bien.

Le vieil homme sourit et lui tapota gentiment la nuque. Erkan n’aurait toléré un tel geste de quiconque d’autre que M. Marcel. Mais avec lui, c’était différent : ça voulait dire qu’il était fier, ça voulait dire beaucoup de choses. Très certainement un geste affectueux qu’aurait un père envers son fils, enfin, c’est ce qu’Erkan avait toujours ressenti. Il n’avait pas de souvenirs de son propre père pour le confirmer.

Ses études tenaient vraiment à cœur à M. Marcel. C’est lui qui lui avait permis de s’inscrire à Notre Dame de Sainte-Croix. Jamais la mère d’Erkan n’aurait eu les moyens de lui payer une scolarité aussi prestigieuse et onéreuse. M. Marcel avait toujours dit, depuis la plus tendre enfance d’Erkan, alors que sa mère était encore femme de ménage chez lui, qu’il était un garçon intelligent avec beaucoup de potentiel. Quand les bruits concernant les écoles du 93, décrites comme dangereuses, sans avenir, remplies de bons à rien, s’étaient étendus, le vieil homme avait insisté pour aider la mère d’Erkan pour son éducation. Il en avait les moyens, c’est sûr, mais elle avait été si gênée, elle s’était presque sentie insultée. Pourtant, Erkan savait qu’elle avait toujours détesté le savoir en ZEP, entouré de mauvaises fréquentations, comme elle les appelait. Alors, M. Marcel lui avait proposé un arrangement ; en échange de la scolarité d’Erkan, elle l’aiderait pour le ménage et le linge. Chose qu’elle avait continué à faire, même lorsque M. Marcel l’avait convaincue de passer un diplôme d’aide à domicile, qu’elle avait fièrement obtenu. Le vieil homme avait confié à Erkan que cela avait été là son meilleur coup de poker, car en plus de savoir Erkan dans une excellente école qui lui proposerait un avenir sûr, école où il avait lui-même été ainsi que ses enfants, il pourrait profiter de la compagnie de sa mère et de ses bons petits plats. M. Marcel était comme ça. Gentil.

Erkan n’oserait jamais lui dire comment le traitaient certains de ses camarades, il ne voulait pas lui faire de peine, et il savait que M. Marcel n’avait eu que ses meilleurs intérêts à cœur. C’est vrai que son nouveau bahut n’était absolument pas comparable à celui dans lequel il avait été en ZEP, pourtant, certaines choses lui manquaient, comme ses amis et certains profs. Ceux de Sainte-Croix étaient sûrement la crème de la crème mais ils lui semblaient si inaccessibles par moment. Il se rappelait encore avec tendresse de sa prof de Bio en sixième, Mme Raakar, qui avait réussi à faire croire à certains de ses camarades, qui avaient posé la question, que pour atterrir sur le soleil, il fallait simplement attendre la nuit que la lumière soit éteinte.

— Ah si ! reprit subitement Erkan d’un air moqueur. Nous avons maintenant un super héros à Saint-Denis.

— Vraiment ? demanda M. Marcel, clairement surpris mais intéressé.

— Oui, un homme sauve un pauvre type de deux agresseurs à Saint-Denis et il devient un héros ! Le garçon qui a été violenté est à Sainte-Croix, et il raconte à tous ceux qui veulent bien l’entendre qu’il a été secouru par un super héros !

M. Marcel hocha lentement la tête.

— Il n’y a rien de mal à cela, Erkan, reprit le vieil homme. Cette personne l’a sauvé.

— Oui, mais il n’y a pas de quoi en faire toute une histoire ! Pas de quoi publier un article sur lui, non ? Il l’a juste aidé. Est-ce que c’est vraiment héroïque ? Ce sont des choses qui arrivent tous les jours, et elles ne font pas les gros titres des journaux.

— Quelqu’un qui aide une personne âgée à traverser, alors qu’elle n’osait mettre le pied sur le passage piéton depuis plus d’un quart d’heure, sera un héros pour elle, tout comme un étranger qui te rattrape lorsque tu tombes, non ?

— Pour moi, un héros, c’est plutôt quelqu’un qui part en guerre pour défendre sa patrie ou les gens comme les médecins sans frontière.

— Certains hommes partent en guerre et ne réalisent aucun geste héroïque, que des crimes. Quant aux médecins, même les meilleurs ne peuvent sauver toutes les vies, mais même s’ils n’en sauvent qu’une seule, ont-ils moins de mérite s’ils ont fait tout leur possible ?

— C’est vrai, reconnut Erkan.

— N’importe qui peut devenir un héros un jour, par choix ou malgré lui, reconnu ou non. Ce qui importe vraiment, c’est que nous soyons entourés de ces héros potentiels et que nous croyions en la bonté humaine.

Erkan resta un long moment songeur.

— Alors, vous pensez que cet homme qui a sauvé mon camarade mérite qu’on dise de lui qu’il est un héros ? reprit-il.

— Je pense qu’il doit être fier de ce qu’il a fait et qu’il doit accepter ces remerciements, même s’ils sont maladroits. Il a fait quelque chose de bien.

Quelque chose de bien.

Erkan avait encore du mal à comprendre cela, pour lui, il avait juste fait quelque chose de normal. Il sourit tout de même, après tout, cela n’avait que peu d’importance. Il fixa Kedi qui venait de quitter les genoux de M. Marcel et se dirigeait lentement vers le balcon.

— Je crois que Kedi s’en va saluer Mme Jeannine !


Texte publié par Xenja, 24 janvier 2015 à 16h58
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