Chapitre 3
L’avantage de finir à 16 heures certains jours était d’éviter l’heure de pointe et les mines sombres qui ornaient les visages fermés qui l’accompagnaient quotidiennement dans les transports. À croire que tout le monde sur le quai ou dans les rames avait vu son chiot se faire écraser par un tracteur ou son chat passer à la moissonneuse batteuse le matin même. Sans parler du fait que, non seulement, il n’y avait pas de place pour s’asseoir – oui parce que les jeunes aussi ça pouvait être fatigués, merci bien – et que les métros se transformaient rapidement en boîtes à sardine. Erkan n’avait rien contre les gens, il n’était pas agoraphobe, mais une telle proximité n’était pas vraiment pour lui plaire, surtout que, bizarrement, il ne s’était jamais retrouvé pris en étau entre deux jolies filles, jamais ! Monter ou descendre d’une rame à certaines heures relevait tout simplement de l’exploit ! Un bon match de catch devait être plus convivial.
Erkan avait appris depuis longtemps à suivre le protocole de la vie parisienne : - ne regarder personne dans les yeux, cela aurait été signe de provocation ou de perversion ;
- ne pas sourire, c’était l’équivalent d’un panneau lumineux planté au milieu de la tronche affichant les paroles suivantes : « Merci d’avoir l’obligeance de venir m’agresser verbalement ou physiquement. » Un truc bon pour les touristes en quelque sorte ;
- et surtout, ô grand jamais, ne s’excuser, plus particulièrement quand on était en tort, ce qui équivaudrait à reconnaître être faible.
Cela faisait un bail qu’il ne se faisait plus d’illusions sur cette sombre toile qu’était le réseau ferroviaire parisien, et il tentait tant bien que mal de faire comprendre à sa mère que le temps des civilités était depuis longtemps révolu et que régnait à présent la loi de la jungle ! Soit on était un prédateur, soit on était une proie. Le pronostic n’était pas dur à établir pourtant pour savoir qui gagnerait sur un ring entre un tyrannosaure et un koala ! Ce à quoi sa mère répondait, dans un sourire toujours tolérant, celui-là même qu’elle avait déjà sur les lèvres quand il n’avait encore que trois ans et venait de faire une bêtise, que c’était à chacun de nous de faire de notre environnement un monde meilleur. Malgré toutes les difficultés qu’elle avait eues à affronter durant sa vie ; sa mère voyait toujours le verre à moitié plein et en était reconnaissante. Erkan aurait aimé voir le monde à sa manière, sauf que pour lui, le verre semblait carrément vide par moment.
Ayant joyeusement évité l’heure de la cohue, Erkan prit sa correspondance à Champs-Elysées-Clémenceau pour attraper la ligne 13. Passer de la ligne 1 à la 13 revenait à passer du Château de Versailles à une bicoque ouverte à tous les vents. Là où la ligne 1 était lumineuse, confortable et chahutée de touristes et de vie, la ligne 13 était blafarde, vieille et transportait des gens exténués et aigris. Erkan s’assit sur un strapontin qui grinça dangereusement sous son poids. Le métro se mit en marche et son long périple dans le saladier de l’enfer commença. Aucun autre train ne tanguait ainsi, à croire que les conducteurs passaient leur temps à compter fleurette à un bon verre de vin voire à la bouteille. Heureusement pour lui, il n’avait pas le mal de mer. Un comble dans un train !
Il s’installa plus confortablement, étirant ses jambes devant lui, son sac trônant entre ses pieds, et profita des longues stations pour tenter d’écouter sa musique par-dessus le bruit crissant de la rame. Il soupira au bout de quelques minutes. C’était peine perdue, comme toujours. Il se demandait encore pourquoi il essayait chaque jour. Les miracles ça n’existait pas après tout. Il fixa un moment son reflet sur la porte-fenêtre taguée du métro, apparemment l’artiste avait dû être dérangé durant la création de son œuvre d’art car le tag n’était pas complet et dégoulinait d’un vilain rouge criard. Erkan n’aimait pas rester à rien faire, même dans le métro. Il détestait l’inactivité. Il gigota un peu sur son siège mais rien n’y fit, les stations ne passaient pas plus vite.
Son portable vibra. Il avait reçu un texto ! Super, ça l’occuperait. Merci la technologie et les infaillibles réseaux ! Comment les gens avaient fait pour communiquer ou pour passer le temps avant resterait un mystère pour lui. Pourtant, malgré l’explosion du domaine téléphonique, Erkan se contentait d’un petit portable, le tout premier qu’il ait eu. Sa mère lui avait acheté afin qu’il puisse l’appeler et surtout être toujours joignable. Son instinct de maman poule avait été le plus fort, malgré le prix de la bête et de l’abonnement mensuel. De toute façon, ce qui importait, c’était d’avoir un téléphone qui fasse téléphone. Il n’était pas un grand adepte de ces nouvelles machines titanesques et exubérantes. Un portable qui ne tenait pas dans une seule main et qui ne pouvait être manipulé qu’avec un pouce ne méritait pas même le nom de portable. Le sien était petit, tenait dans la poche de ses joggings, et il n’avait pas eu besoin de passer un Bac+5 pour apprendre à s’en servir. Il ne faisait que téléphone et lecteur MP3, la vieillerie ! Très loin de l’ingénierie dernier cri que possédait Ève, parée d’une housse en fourrure rose, recouverte d’hideuses paillettes et qui clignotait à chaque appel. Il était presque sûr qu’en cherchant bien dans les options, cette machine devait même faire grille-pain ou manucure. En parlant du loup, c’était un texto de son amie.
Destinataire : Kiki
Titre : Lis-le !
Message : -
Il sourit. Il avait complètement oublié qu’Ève avait glissé une feuille dans son classeur de Philosophie en début d’heure. Elle le connaissait sur le bout des doigts. C’en était effrayant parfois. N’importe qui d’autre aurait écrit « Est-ce que tu l’as lu ? », mais elle ne savait que trop bien que cette feuille lui était sortie de l’esprit aussi rapidement qu’il avait quitté le lycée.
C’est dans un soupir qu’il attrapa son sac et qu’il l’ouvrit à la recherche de cette maudite feuille. Quand il la trouva enfin, soigneusement et symétriquement pliée – Ève faisait tout proprement et de manière ordonnée – il la déplia. Il grogna malgré lui et s’attira le regard inquiet d’une jeune fille assise en face de lui, qui baissa bien vite les yeux quand leurs regards se croisèrent. Il lui aurait bien souri pour la rassurer mais se douta qu’il valait mieux la laisser dans son coin. Un sourire c’était devenu dangereux à notre époque.
Un héros à Saint-Denis, titrait l’article que cette peste lui avait imprimé. Il s’était refusé à aller sur le site du journal, de même qu’à visiter la page fesse-de-bouc du journaliste. Et voilà que les propos de cet homme venaient à lui ! Ève lui paierait son impudence. Que croyait-elle ? Qu’il n’en entendait pas assez de choses sur la Seine-Saint-Denis dans tous les journaux télévisés ou qu’il ne lisait pas les articles parus dans la presse ? La Seine-Saint-Denis, maintenant affectueusement nommée le 9.3, n’y échappait jamais. Dès le moindre incident, elle faisait les gros titres. Comment ne pas se sentir visé parfois ? Pourtant, il y était bien lui dans son terrifiant département. Il s’y était fait ses meilleurs potes, y vivait honnêtement avec sa mère et suivait les préceptes de son entraîneur. Les habitants du 93 vivaient comme tous les autres : métro, boulot, dodo. Ce n’était pas plus compliqué que cela.
Après un moment d’hésitation et de forte réticence, il se lança tout de même dans la lecture de ce qui s’annonçait déjà être un torchon. Il savait bien qu’Ève ne le laisserait pas s’en tirer comme ça, sans oublier ce pauvre arbre qu’il avait fallu abattre pour imprimer ce document, il fallait au moins lui faire honneur. Une Verte revendicatrice et membre active de WWF et de la SPA qu’était Ève ! Elle avait déjà essayé de lui refiler un chiot et trois chatons depuis le début de l’année.
Il lut en diagonal les lignes qui relataient le sauvetage de, il apprit, Dimitri Rocroy. La mauviette, ça lui allait mieux, Dimitri c’était encore trop viril. La plume experte rendait le tout bien plus attrayant que l’affaire ne l’avait réellement été.
Errant dans des rues inconnues, en pleine nuit, sans la moindre main secourable tendue, mon fils crut sa dernière heure arrivée. Sa bonne étoile, cachée par le crachin et la pollution, l’avait abandonné quand des malfrats, des moins que rien, l’agressèrent, était-il écrit.
Ça n’avait été qu’une simple agression, sans contreplongée artistique réalisée par un cinéaste expert, où un fils à papa n’avait pas pu se défendre tout seul. Nul doute que le pauvre garçon n’avait jamais dû se battre de toute sa vie, de peur de se casser un ongle sûrement. Les fessées, il n’avait pas dû connaître d’avantage, élevé par une nounou grassement payée pour répondre à ses moindres caprices. Vraiment pas de quoi perdre son temps à écrire un roman. Plutôt de quoi rappeler à sa progéniture de rester en terre connue.
Sortant de la pénombre, dans cette ruelle exigüe, sale et dangereuse, un garçon qu’on aurait pu croire comme les autres avait refusé le fatalisme de ce monde égoïste, lut-il plus loin.
Le sauveteur de fortune était dépeint tel un héros de la nuit, enroulé dans sa cape d’anonymat, un véritable personnage de roman. Batman serait jaloux, se moqua Erkan dans sa barbe. Ça n’avait été qu’une simple baston, rien de plus, rien de moins. Peut-être bien une version moderne des romans de capes et d’épées, mais ici pas de gentils ou de méchants, juste des cons et des moins cons.
« Ne me remercie pas, lui répondit l’homme masqué, il est normal de nous entraider et tu en aurais fait de même, » sont les propos rapportés par mon fils. Il reconnait, toutefois, honteux mais honnête, qu’il aurait sûrement pris la fuite à la place de son sauveur, mais que cette expérience lui a appris beaucoup et qu’il sera à présent un homme nouveau, un homme ouvert aux autres, un homme meilleur.
Mais il n’avait jamais dit ça ! C’était quoi ces conneries ?! Ils fumaient quoi le père et le fils ? Il fallait vraiment laisser la moquette là où elle était ! Il n’imaginait que trop bien quelle image de lui donnait ces tournures fantasques, celle d’un héros solitaire à la Lucky Luke, qui refusait, humble, les remerciements, et qui s’évaporait dans la brume et la pluie, sa cape au vent tel un Zorro parisien, un voile de mystère laissé derrière lui. Une sorte de mission divine ou cosmique semblait peser sur les épaules de ce héros anonyme. Dans cet article, reconnaissant, un père le remerciait d’avoir sauvé son fils, enthousiaste, un journaliste l’encourageait dans sa lutte contre le crime et, grandi, l’Homme croyait enfin de nouveau à la Justice ! Les yeux d’Erkan allaient sortir de leurs orbites ou il allait vomir. Au choix.
« On dit qu’il n’y a que de la mauvaise graine en Seine-Saint-Denis, je dis qu’il y a des graines de héros ! » Erkan resta tant bouche béante devant cette conclusion qu’il faillit en rater son arrêt. Pourtant, c’était dur à rater un terminus ! Il revissa fermement sa casquette sur son crâne, comme si ce simple geste lui suffisait pour se ressaisir ou sortir de sa torpeur. Il remonta lentement le quai, tentant de purifier son esprit des conneries qu’il venait de lire. Se dirigeant vers la sortie, il jeta prestement le papier à la poubelle, non sans l’avoir au préalable roulé en boule, froissé, écrasé, enfin satisfait. Ce papier ne méritait pas mieux. Ce n’était pas non plus la guerre des tranchées dans le 93 ! Quand il pensait à la mêlée qu’avait provoquée cette publication dans son lycée, il ne put s’empêcher de lever les yeux au ciel.
En arrivant aux escaliers, les escalators étant encore une fois en panne, pour changer, il aperçut une jeune femme qui se débattait tant bien que mal entre son marmot, ses courses et sa poussette.
— Laissez, je vais vous aider, proposa-t-il.
Elle sursauta tant qu’elle faillit en dégringoler les marches. Erkan détesta le regard effrayé et fatigué qu’il vit sur ses jeunes traits. Elle ne devait pas même avoir vingt ans. Il n’aimait pas que les gens le jaugent comme s’il était un délinquant en raison de son apparence. Il n’avait pas besoin que l’on clame son nom haut et fort ou qu’on dise de lui qu’il était un héros, mais il n’aimait pas plus qu’on le déprécie gratuitement. La jeune femme jeta un rapide coup d’œil en bas des marches où se trouvaient deux autres garçons occupés à fumer. À l’odeur qui leur parvint, ce n’était pas du tabac. C’est sûr qu’il leur aurait été trop difficile de monter l’escalier pour venir l’aider au lieu de la fixer ; au mieux, elle semblait souhaiter plus que tout qu’ils ne l’aient pas remarquée et qu’ils ne l’agressent pas.
— Ça va aller, merci, lui répondit-elle d’une petite voix.
Au regard suspicieux qu’elle lança de nouveau vers lui, elle les imaginait peut-être même de mèche. Ce ne serait pas une première.
— Je prends vos courses et votre poussette, se contenta-t-il de reprendre, alors qu’il soulevait et déposait les lourds sacs sur la poussette.
Il ne lui en voulait pas de se méfier, elle aurait eu tort de faire confiance à n’importe qui après tout. Pourtant, il voyait en elle sa mère qui, si jeune, s’était retrouvée toute seule avec lui et avait dû tout sacrifier pour pouvoir l’élever décemment. Alors, s’il pouvait rendre un si petit service à cette femme, il le ferait. Il porta son fardeau jusqu’à la sortie du métro où il le lui rendit.
— Je vous remercie, dit-elle dans un petit sourire discret.
Les gens avaient oublié comment sourire, c’était d’un triste.
— Il n’y a pas de quoi, répondit-il, tout de même gêné.
— C’est vous qui le dîtes.
Il resta là un moment à les regarder s’éloigner, mère et fille, alors que la petite traînait joyeusement dans les jambes de sa mère et qu’elle faisait coucou à Erkan à renfort de « o’voi ». Il sourit malgré lui. Pourtant, au fond de lui, il savait que ce petit geste ne changerait pas le monde, ce n’était qu’une miette, une goutte dans un océan, rien en somme. Il reprit son chemin. Finir plus tôt était super, mais quand on avait négligé sa dissertation due au lendemain, il fallait s’activer.
Il ne se rappelait que trop bien son premier cours de Philo où leur prof était entré dans la salle de classe de manière théâtrale sur un : « À quoi sert la Philosophie ? ». La réponse qu’il leur avait donnée à la fin du premier cours, « À rien », l’avait tout simplement désintéressé et dégoûté de la matière. Pourquoi étudier ou parler de choses qui ne servaient à rien ? Pourquoi voir un héros là où il n’y avait que le hasard ? Tout cela était creux et vain. Mais un zéro lui en cuirait certainement, alors il activa le pas pour aller s’enfermer dans sa chambre, alors que pour une fois cette semaine il ne pleuvait pas, pour faire du grand rien.
Un bip dans ses écouteurs attira son attention alors qu’il arrivait au bas de son immeuble. Il avait reçu un nouveau texto.
Destinataire : Kiki
Titre : Re : Lis-le !
Message : Alors ?
Il n’appellerait pas cela du harcèlement, mais quand Ève voulait quelque chose, elle pouvait être plus tenace qu’un roquet, et c’était tenace ces sales bêtes! Pour preuve, l’hideuse créature qu’il croisait sur son palier tous les matins, un caniche nain con comme un balai, et il était vache avec le balai, qui n’avait toujours pas compris qu’il ne fallait pas se frotter à ses jambes. Un jour, quand Mamie Nova ne serait pas là, il le dégommerait.
2 la merde, tapota-t-il rapidement à destination de son amie.
Quand son téléphone sonna quelques instants plus tard, il savait qu’il l’avait bien cherché .
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