Chapitre 2
Le lundi, ce n’était pas son truc, non, vraiment pas. Généralement, il avait un mal horrible à s’extirper hors du lit et à traîner ses fesses jusqu’à la salle de bains pour se préparer. Le seul point positif restait le petit-déjeuner laissé dans la cuisine par sa mère et, ensuite, en route pour la jungle des transports en commun parisien ! Mais aujourd’hui s’avérait être un lundi encore pire que tous les autres. Il n’avait pas entendu son réveil et s’était levé en retard, avait à peine eu le temps de faire griller ses tartines et de se brosser les dents avant de partir en courant de chez lui. Il en avait donc oublié sa casquette et, en plus du froid, il pleuvait comme vache qui pisse. Il était parvenu sans trop d’encombre à la station de métro, à comprendre que seuls deux véhicules l’avaient abondamment aspergé alors qu’il attendait au passage piéton et que, miracle, il avait sa carte de transport dans son manteau de la veille. Après avoir attendu son métro, qui n’eut que dix minutes de retard, il était parvenu au lycée, exténué, en sueur, trempé, mais quelques minutes avant que le gardien ne lui ferme cordialement la porte au nez.
C’est pourquoi, Erkan venait de décréter que non seulement il détestait le lundi mais que le lundi le lui rendait bien. Qui pouvait bien aimer les lundis de toute façon ? Même Garfield militait pour un retrait pur et simple de ce jour maudit de la semaine. Le samedi matin ; Erkan allait en cours jusqu’à 13 heures, pour ensuite aller faire le gros des courses avec sa mère et finir la journée par des entraînements ou des matchs. Le dimanche matin était un univers qu’il n’avait jamais côtoyé, ne se levant généralement jamais avant 14 heures. Tout était dit, un week-end de quelques heures n’était donc pas un week-end. Le lundi aurait dû être chômé. Pourquoi personne n’y avait-il encore pensé ?
Il se traîna jusqu’au CDI du lycée où il aurait à passer les deux prochaines heures à prétendre étudier et s’instruire pendant que ses camarades seraient à la catéchèse. Il avait été ravi d’apprendre que ces séances d’échange spirituel n’étaient pas obligatoires, la théologie, ça lui passait franchement au-dessus de la tête ! Toutefois, il avait vite déchanté quand il avait su qu’il devrait tout de même être présent pendant ces heures, et surtout, rendre un devoir à la fin de l’étude. Il travaillait donc deux fois plus que les autres : écouter des litanies et des sermons à n’en plus finir n’aurait peut-être pas été pire.
Il soupira, et les pieds traînant sur le carrelage sale à présent – le gardien en ferait une syncope – il arriva au CDI. Le seul point positif ? La bibliothèque était bien chauffée et, à cette heure-ci, il trouverait sûrement une petite place à côté d’un radiateur pour se sécher un peu. Il ne ressemblait à rien ce matin. Il s’était pris la sauce, avait un œil au beurre noir et, comble de l’horreur, avait oublié de mettre son gel ! Il allait friser et ressembler à un mouton dans moins d’une heure. Il alla saluer Melle Mangin, la bibliothécaire – et il pouvait déjà entendre sa voix haut perchée le reprendre : je ne suis pas bibliothécaire, je suis documentaliste ! – qui le regarda à peine. Les sourcils froncés, clairement mécontente de sa tenue vestimentaire et de l’état de sa figure, elle le salua du bout des lèvres d’un baragouinage pincé et lui tendit son devoir du jour : « Les Roumis sous l’Empire ottoman. »
Erkan n’avait jamais entendu parler des Roumis – même si ça devait bien avoir un rapport avec les Roumains – et sut qu’il n’aurait d’autre choix que de passer les deux prochaines heures à faire des recherches. Super ! Il ne savait juste pas comment il parviendrait à écrire quoi que ce soit alors qu’il était trempé jusqu’à l’os et qu’il dégoulinait encore. Il s’installa tout de même et tenta tant bien que mal de faire sécher son manteau sur le grand radiateur alors qu’il feuilletait divers ouvrages sur l’Empire ottoman. Ouvrages, dans lesquels il découvrit que les Roumis n’étaient pas des Roumains mais tous les Chrétiens des terres occupées par l’Empire. Fabuleux ! Il se sentait tellement plus intelligent maintenant.
Il s’apprêtait à commencer à écrire sa synthèse quand il entendit quelqu’un entrer dans la bibliothèque. Le lundi matin, à 9 heures, c’était plutôt fait rare. Il leva les yeux vers la porte malgré lui pour y voir entrer Ève, sa camarade de classe. Elle avait dû arriver en retard et pas d’un peu. Le Père de Brissart lui ferait un sermon long comme le bras à n’en pas douter. Sans parler du Préfet qui ferait sûrement un rapport à ses parents.
Quand elle le vit, elle le salua de grands gestes à renfort d’un « Erkan ! » enthousiaste qui leur valut les gros yeux et les toussotements irritants de Melle Mangin. Rien n’entravait jamais la bonne humeur d’Ève. Elle s’installa en face de lui, se laissant tomber sur sa chaise tel un sac de patates disgracieux en poussant un gros soupir. Fort élégant pour une demoiselle.
— Ça va ? murmura-t-il, alors qu’il se doutait qu’elle passerait la prochaine récréation à écouter le long monologue que le père lui avait sûrement déjà concocté.
Il devait toujours en garder un de réserve dans sa soutane au cas où.
— M’oui, lui répondit-elle en faisant la moue, alors qu’elle jouait avec les boucles claires de sa chevelure.
Comment son brushing avait-il survécu aux intempéries ? Les filles avaient toujours des solutions miracles pour tout. Elles seraient sympas de partager de temps en temps. Alors qu’il allait se remettre à son devoir, Ève s’adressa de nouveau à lui.
— Non, mais tu te rends compte les âneries qu’on nous demande d’écouter ? Comme si nous n’étions pas assez grands pour réfléchir par nous-mêmes ! Ce prêtre est un criminel !
Erkan haussa un sourcil dubitatif. Ok, il avait déjà entendu l’homme parler et ses longs sermons, de sa voix autoritaire mais pas moins monocorde, pourrait en pousser plus d’un au suicide. De là à le traiter de meurtrier…
—Tu t’es fait virer de la catéchèse ? finit par chuchoter Erkan, ne souhaitant pas attirer l’attention de Melle Mangin.
La dragonne constipée le détestait déjà suffisamment.
— Virer, virer, c’est un bien grand mot, répondit Ève dans un sourire que quiconque aurait pu dire angélique s’il ne connaissait la fille en question. On m’a juste demandé poliment de sortir.
— Tu joues sur les mots, sourit-il.
— Et lui, il joue avec nos vies, reprit-elle véhémente. Tu te rends compte qu’il a encore osé nous dire ce matin que notre salvation était dans l’abstinence, qu’il ne fallait utiliser ni contraceptifs ni capotes mais qu’il nous suffisait tout simplement de nous abstenir ! Ce n’est pas une réponse digne d’un homme qui est supposé nous guider ! Vraiment pas !
Ça y est. Elle était partie dans l’une de ses longues tirades, et la seule chose dont on pouvait être certain c’est que même le manque d’oxygène ne l’empêcherait pas de continuer. Une règle en bois s’abattit bruyamment sur leur table de travail et tous deux sursautèrent. Melle Mangin en avait eu assez de leur babillage et les regardait, l’air mauvais, au travers de ses lunettes perchées sur le bout de son nez pointu. Ils avaient bafoué la sacro-sainteté de ce lieu de savoir et de quiétude.
— Melle Ève-Marie Victoire de Volkovitch, lâcha-t-elle de sa voix fluette, puis-je vous aider ? Ce que vous aviez à dire était-il si important que vous ne pouviez patienter jusqu’à la fin de l’heure ? Vu que vous dérangiez tout le monde, souhaitez-vous peut-être partager le fond de votre pensée avec nous ?
— Eh bien, commença Ève, et Erkan sut que leurs ennuis ne faisaient que commencer. Je disais juste qu’il est scandaleux que notre prêtre nous dise de faire comme si les préservatifs n’existaient pas, alors que la semaine passée un organisme est venu nous visiter en cours de Biologie pour nous expliquer comment nous en servir et nous dire qu’ils étaient indispensables. C’est irresponsable et crimi…
Melle Mangin abattit de nouveau sa règle sur la table. Trois fois.
— Il suffit ! claqua-t-elle. C’était une question rhétorique ! Ayez honte de vos propos, Melle de Volkovitch ! Et en quelle compagnie !
Puis elle reprit, en s’adressant à Erkan d’une voix cinglante, comme si le péché originel avait été de son fait :
— N’avez-vous donc aucun respect et aucune pudeur, M. Kahraman ?
— Ça se prononce Kahramane, Madame, lui répondit-il calmement.
— Ne jouez pas au plus malin avec moi ! Et c’est Mademoiselle ! s’emporta-t-elle.
Mademoiselle, mademoiselle, c’est vite dit. Elle avait surtout l’air d’une vieille fille dont personne n’avait voulu.
— Deux heures de colle pour vous deux, ce soir ! Que cela vous serve de leçon, siffla Melle Mangin en resserrant son chignon déjà tiré à l’extrême.
Oh non, pas ce soir ! Erkan s’était décomposé. Il avait entraînement aujourd’hui, sans parler de la rouste que sa mère allait lui mettre quand elle apprendrait qu’il avait été collé.
— Désolée, chuchota Ève dans un petit sourire alors que la dragonne s’était éloignée.
Il soupira et lui sourit en retour. Vraiment, qui ne pourrait tout lui pardonner quand elle souriait comme ça. Il lui fit un petit clin d’œil avant de se mettre enfin à son devoir. C’est qu’il avait un Empire qui l’attendait sur le feu !
***
Une fois la dernière heure de bibliothèque terminée dans le calme et un silence monacal, Ève fut alpaguée par le Père de Brissart pour le sempiternel sermon. Paix à son âme ! Erkan s’adossa au mur de la chapelle pour s’abriter et l’attendre pendant la récréation. Ils avaient cours de Mathématiques ensemble après la pause. Ève sortit étonnement rapidement, c’est-à-dire cinq minutes avant que la cloche ne sonne pour la reprise des cours ; ils avaient encore le temps d’aller se prendre un café avant les deux heures de tortures.
Quand ils pénétrèrent sous le préau, Erkan constata que les élèves semblaient plus agités que d’habitude, la révolution égyptienne la semaine passée n’avait pas fait autant de bruit.
— Qu’est-ce qu’il se passe ? demanda-t-il à Ève alors qu’il lui tendait son chocolat chaud.
Si vous souhaitiez être mis au jus, rumeur ou pas, il n’y avait pas meilleure personne vers qui vous tourner, car en plus d’être une pipelette invétérée, Ève était au courant de tout. Elle était les yeux et les oreilles de cette vieille et glorieuse bâtisse.
— Quoi ? Ne me dis pas que tu n’es pas au courant ?! lâcha-t-elle en savourant son chocolat et son effet de style.
Ça, c’était son truc : répondre à une question par une autre question. S’il était au courant, il ne l’interrogerait pas en premier lieu. Il leva les yeux au ciel mais se contenta de secouer la tête alors que son café noir et brûlant lui était enfin accordé par la machine. Sauvé !
— Tu vois le garçon là-bas ? souffla-t-elle d’un air de conspiratrice.
Il y avait des garçons partout. C’était bien le problème de cette école.
— Celui à côté du pilier, au milieu des autres, insista-t-elle en le montrant grossièrement du doigt.
Erkan hocha la tête, discernant vaguement une tête, plus pour lui faire plaisir et connaître enfin le fin mot de l’histoire. Ça devait encore être le récit du fils du prince truc ou de l’ambassadeur machin.
— Il a été agressé samedi soir alors qu’il s’était perdu à Saint-Denis. Tu te rends compte qu’aucun taxi n’a voulu s’arrêter pour le prendre, et qu’il a erré pendant des heures avant que deux types armés lui tombent dessus !
— Qu’est-ce qu’il foutait à Saint-Denis ? s’étonna Erkan.
— Mais, là n’est pas la question ! Tu te rends compte que ces agresseurs étaient armés jusqu’aux dents et dangereux ! reprit Ève, tout en gestes et en paroles grandiloquentes. Heureusement, un homme est venu à son secours !
Erkan fronça les sourcils et tenta de distinguer le garçon en question. Sa tête lui disait vaguement quelque chose, ses hublots aussi. Il n’aimait pas trop cela.
— Et ? continua-t-il, méfiant. Ils en font tout un plat pour ça ? C’est cool, un mec l’a aidé, mais il n’y a pas de quoi en faire toute une histoire !
— Kiki, tu ne peux pas dire ça ! le réprimanda-t-elle. C’est un héros !
Héros, mon cul ! Si ce garçon était qui il pensait qu’il était, les agresseurs n’avaient pas eu des kalachnikovs selon son souvenir, et lui n’avait rien d’un héros. En premier lieu, s’il avait su que c’était un garçon, il ne se serait même pas arrêté ! Mais ce qu’il dit fut très différent du cours de ses pensées.
— Ne m’appelle pas Kiki !
Ève se contenta de lui sourire, comme toujours, pour échapper à son courroux. Il était vraiment trop faible avec les filles. Sa mère lui avait toujours dit d’être gentil avec « le sexe faible », mais il était sûr qu’il devait y avoir une petite différence entre être gentil et se faire marcher sur les pieds.
— Son père est journaliste pour le quotidien de Neuilly sur le Web, continua-t-elle, en jouant de nouveau avec ses cheveux. Il a écrit un article sur le héros de Saint-Denis qui a sauvé son fils. Tu devrais le lire. C’est très instructif et inspirateur !
— Quoi ? s’étonna Erkan. Mais, ils n’ont rien de mieux à faire que de parler de ça ? Ce sont des choses qui arrivent tous les jours !
Il était entré dans la quatrième dimension sans s’en apercevoir ou quoi ?
— Alors, Crademan, ton beau quartier fait encore parler de lui ? lâcha une voix traînante et hautaine derrière lui.
Non, tout mais pas lui ! Sa journée avait déjà fort mal commencé, il n’avait pas en plus besoin de ça. Ce mec, il ne pouvait pas l’encadrer ! Ce fils à papa qui lui avait fait comprendre, dès le premier jour, qu’il n’avait pas sa place dans cet établissement, ce crétin, très certainement consanguin, qui passait son temps à tenter de le mettre à bout, à lui faire faire un faux pas, à l’obliger à commettre l’irréparable – comme lui écraser son poing sur sa sale face de fouine – et ensuite se faire virer. Un peu de pitié, il n’avait pas même eu le temps de finir son café !
— De Casse-Couilles, lâche-moi ! lui répondit-il en lui lançant un regard noir.
— Effrayant, le railla le garçon qui faisait une bonne tête de plus que lui, tu essais de communiquer, c’est cela ? J’ai du mal à comprendre le langage de ta banlieue, tu m’en vois navré.
Ce ton condescendant, cet air hautain, comme Erkan aurait aimé les lui faire ravaler, mais il avait promis à sa mère, en entrant dans cette école, qu’il ne ferait pas de vagues. Zen, Erkan, inspire, expire, inspire, expire. C’est de cours de yoga dont il avait besoin, pas de boxe thaï !
— Apparemment, les mots ne sont pas son fort, ajouta l’un des acolytes du casse-couilles. Mais, après tout, ce ne sont que des dealers, des putes ou des losers dans son coin.
Ces imbéciles se mirent à rire. Il allait se les faire.
— Ça suffit, finit par intervenir Ève, en s’interposant du haut de son mètre soixante.
Les poings d’Erkan étaient serrés, et il serrait tout aussi fort les dents pour ne pas dire ou faire quelque chose qu’il regretterait amèrement. Le Préfet des Secondes n’était pas loin.
— Ça ne sert à rien d’être bas et méchants, reprit-elle. Vous dites n’importe quoi et vous vous abaissez à des comportements honteux et abjects.
Le garçon qui avait parlé en dernier fit mine de se rapprocher d’elle, l’air menaçant, mais le casse-couilles de première lui barra le chemin d’un bras autoritaire. Un prince et sa cour, écœurant. L’argent faisait vraiment tout en ce bas-monde.
— Laisse la demoiselle tranquille, lâcha-t-il calmement.
Il tourna les talons non sans lancer à Erkan un sourire en coin et d’ajouter :
— C’est triste d’avoir besoin de ta petite copine pour te défendre, mec.
— Je vais lui refaire le portait à cet aristo de merde ! pesta Erkan, alors qu’il était de nouveau seul avec Ève.
Le pire est qu’il craignait que ce jour néfaste, celui de sa chute, celui où son poing rencontrerait enfin ce nez puant, ne soit de plus en plus proche.
— Mais quel con !
— Oui, répondit Ève songeuse, un gros con… mais un con diablement sexy !
Elle pencha la tête de côté et détailla le con en question de pied en cap d’un air appréciateur.
— Non, mais tu plaisantes ! lâcha Erkan, exaspéré. C’est un gros con imbus de sa personne et de son fric !
— Oui, mais c’est un gros con qui a de quoi être imbus de sa personne, surtout de dos, répondit-elle, rêveuse, en continuant à le reluquer sans gêne. Les deux ne sont pas incompatibles.
Alors là, c’en était trop ! Ève qui commençait à parler avec ses ovaires au lieu de son cerveau ! Que cette journée se termine enfin ! Il n’en pouvait plus de ce calvaire. C’est presque un sourire aux lèvres qu’il pénétra dans la salle de cours persuadé que rien de pire ne pourrait lui arriver. Ce court instant de répit, toutefois, ne dura que le temps que leur professeur leur annonce une interrogation surprise : géométrie dans l’espace. Là, il se dit qu’une cinquième dimension était sérieusement envisageable.
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