Chapitre 1
Erkan traînait des pieds. Cela faisait pas loin d’une heure qu’il marchait dans la nuit, foulant des trottoirs presque déserts au bitume morne et froid. Il soupira, et une désagréable couche humide se forma sur l’écharpe qu’il avait étroitement nouée autour de son nez. Il était aussi gelé qu’un Mr. Freeze ! On ne l’y reprendrait plus à rouler des yeux quand sa mère lui disait que la saison était devenue trop fraîche pour sortir uniquement avec son sweat à capuche, aussi épais soit-il. Il aurait dû l’écouter : elle avait toujours raison, même si son cervelet d’adolescent s’évertuait à faire son travail en lui clamant le contraire.
Pourtant, ce n’était pas de sa faute s’il était là, à errer dans les rues à minuit passé, en train de se geler le derrière… Merci la RATP et ses multiples grèves surprises ! Tu parles d’une surprise ! La surprise, c’était quand ces fainéants ne trouvaient pas une raison quelconque pour se mettre subitement en « cessation d’activité ». Faire part de leur mécontentement ? Ils maîtrisaient ça comme une deuxième nature. Mettre tout le reste du monde dans la merde ? Encore plus ! Ceux-là, quand ils bossaient, on était surpris en effet. Avec toutes les agressions de chauffeurs – et autres désagréments – on se demandait encore comment ils parvenaient à recruter. À les écouter, travailler à la RATP était plus dangereux que combattre en Afghanistan.
Plusieurs bourrasques de vent plus tard, Erkan, le cou rentré autant que possible dans ses épaules, à la mode Tortues Ninjas, se satisfaisait de ne pas s’être encore perdu. Le GPS intégré, il ne l’avait pas. Il grogna toutefois quelques mètres plus loin, quand son portable lui précisa, dans un bip retentissant, que sa batterie serait bientôt à plat. Il ne manquerait plus que cela ! Il devait lui rester pas loin de trente minutes de marche et il ne se sentait pas le cœur d’y parvenir sans le soutien moral des brailleurs qui lui tenaient compagnie dans ses écouteurs. Cela lui fit hâter le pas. Il aurait pu marcher plus vite s’il n’était sorti une heure auparavant d’un combat épuisant. La boxe thaïlandaise, ça vous faisait travailler tous les muscles. Rentrer à pieds sur plusieurs kilomètres, aussi. Il ne sentait plus ses jambes, pas qu’il sentit plus ses oreilles. La chaleur prodiguée par une capuche était très surfaite. Il continua à déambuler sur les grands axes, aveuglé par moment par les phares longues-portées de véhicules imposants. Hé, interdits en ville, Ducon ! C’est sûr qu’avoir de grosses bagnoles ça vous permettait de frimer en faisant chier votre monde. Aigri, lui ? Non. Juste euphorique grâce à cette petite balade de santé de dernière minute.
Il bifurqua enfin vers de plus petites ruelles. Le vent y était bien moins virulent et le froid pas aussi redoutable. Mais peut-être s’était-il déjà transformé en bonhomme de neige et ne sentait-il plus rien après tout. Il arriva à hauteur de deux jeunes filles, qui changèrent rapidement de trottoir après avoir croisé son regard. Ce n’est pas parce que l’on portait des vêtements amples, une casquette vissée sur la tête ou une énorme compresse sur la moitié du visage qu’on était un voyou. Discrimination ! Il grogna pour la forme, mais il avait l’habitude. On lui avait souvent dit que son look ne jouait pas vraiment en sa faveur et qu’un petit sourire sur son visage aurait pu tout changer. Une sauce à la Bisounours, quoi ! Mais sa dégaine lui convenait tout à fait, merci bien. Il ne voyait pas pourquoi il porterait un quelconque vêtement inconfortable après ses entraînements ou ses combats, un bas de jogging et un sweat convenaient très bien. Son manque de « podium attitude » ne faisait pas de lui un pestiféré à ce qu’il sache. Quant à sa démarche, elle n’avait rien de celle d’un macaque, comme le lui assurait sa génitrice dans des sourires taquins, elle le rendait juste plus imposant pour que des connards ne viennent pas l’emmerder. C’est qu’il fallait apprendre à se faire respecter ! Erkan persistait à penser que c’était celui qui frappait le plus vite et le plus fort qui se faisait le plus respecter, et il n’était pas près de changer d’avis. Il se rappelait encore de la rouste qu’il s’était prise du haut de ses huit ans quand on lui avait volé le seul et unique manteau de marque que sa mère avait mis des mois à lui payer pour son anniversaire… Plus jamais.
Il chassa bien vite ces souvenirs de son esprit et tenta de se réchauffer les doigts. Ces gants ne servaient à rien. Mais pouvait-on savoir aussi pourquoi un froid polaire s’était abattu sur Paris ? C’était quoi ces conneries ? S’il avait voulu vivre avec les pingouins sur la banquise, il serait allé en Sibérie ! Erkan, continuant son chemin de croix, passa une allée sombre et glauque qui aurait pu être digne des meilleurs thrillers. Les lampadaires n’y fonctionnaient que par intermittence, et les poubelles vomissaient allègrement leur contenu sur les trottoirs. Alors qu’il allait traverser au passage piéton, il s’arrêta brusquement, les sens en alerte. Il lui avait semblé avoir entendu quelque chose. Il enleva l’un de ses écouteurs et tendit l’oreille. Ses seuls compagnons de misère continuaient à bramer à tout va dans son autre oreille et étaient furieusement concurrencés par le fracas de ses dents, qui jouaient à présent des castagnettes. Mais pas un autre bruit. Il avait dû se faire des idées… Le feu allait passer au rouge, et Erkan s’engageait à peine sur le passage piéton quand un cri retentit dans son dos. Il dut se rendre à l’évidence ; ce hurlement-là n’était pas une note de fond de sa musique « sataniste ».
Il s’empressa de ranger ses écouteurs dans sa poche – ils ne lui serviraient plus ce soir de toute façon, sa batterie venait de le lâcher – et tenta de capter l’origine du cri en revenant sur ses pas. Des pleurs étouffés lui parvinrent enfin de la petite ruelle à laquelle il avait à peine accordé un regard. Il s’y précipita. La scène qu’il découvrit ne lui permit pas d’identifier la victime, qui était bloquée entre deux poubelles, mais il n’eut pas de mal à voir les deux agresseurs qui la martelaient de coups de pieds en lui demandant fort galamment tout son fric. Pour changer. De vrais gentlemen ! Ils n’avaient pas l’air impressionnant mais Erkan avait appris à se méfier de ce genre d’énergumènes. Prêts à tout pour quelques euros.
— Hé ! les interpella-t-il.
Les agresseurs se retournèrent à peine vers lui. Apparemment, son mètre soixante-dix et sa dégaine de freluquet ne les avaient guère impressionnés. Leur victime devait leur sembler bien plus intéressante. Une pauvre fille, morte de peur et qui pleurait ? Cinquante points de bonus ! Erkan détestait ce comportement de meute, de hyènes, le fait de s’en prendre à plus faible que soit et surtout en traître. La belle époque de la chevalerie était morte, hélas ! Ou en tout cas, celle de la courtoisie parce que les chevaliers, ils se castagnaient dur, apparemment.
— Hé, on se calme ! reprit-il alors que le plus petit des deux, et le plus rond aussi, assénait un nouveau coup de pied.
— Vas-y bouge, trace ta route, grogna le plus grand, lui lançant très certainement ce qu’il pensait être un regard menaçant.
S’il n’avait souffert d’un strabisme aussi prononcé, il aurait peut-être eu plus de succès dans son entreprise.
— Allez, les gars, on ne va pas se fâcher. Je voulais juste vous demander un petit autographe ! Soyez sympa, je suis un grand fan, continua-t-il tout en s’approchant, les mains toujours glissées dans la grande poche kangourou de son sweat.
— De quoi tu parles, bouffon ? lui répondit le petit gros de sa voix nasillarde.
— Au temps pour moi, ajouta Erkan, un petit sourire accroché aux lèvres, je vous avais pris pour Eric et Ramzy ! C’est que vous le faites bien. Je veux dire, les cons.
Les deux garçons n’avaient rien à envier aux célébrités dans leur dégaine ; le petit bedonnant avec un bouc ridicule et le grand maigre avec une calvitie déjà si importante que même la casquette qu’il portait ne pouvait l’atténuer.
– T’es un petit comique, c’est ça ? railla le petit gros.
– Tu veux qu’on s’occupe de toi d’abord ? Cette fiotte ira pas bien loin de toute façon !
Fiotte ?
Le jeune garçon, qu’Erkan put enfin voir en s’approchant un peu plus, couina sous le nouvel assaut d’un de ses agresseurs : la virilité incarnée. Trop propre sur lui, des chaussures cirées, un petit cartable à la main – tenu devant lui comme un bouclier de fortune – et des lunettes d’intellectuel, pour ne pas dire des hublots, qui ne cachaient rien de ses grands yeux de biche effrayée. La proie de prédilection !
— C’est bon maintenant, les caïds, lâcha Erkan, agacé. Deux contre un, vous êtes des gros balaises, c’est ça ?
Le petit fit craquer ses doigts dans un bruit sinistre, tentant clairement de lui faire peur. Wow ! Flippant ! Je me pisserais presque dessus ! Erkan ne put se retenir de lever les yeux au ciel sous sa compresse en se remémorant le molosse qui lui avait laissé un joli souvenir, ce soir même, lors de leur combat « amical ». Lui, il aurait pu lui faire peur, pas ces guignols.
Son entraîneur lui avait toujours demandé de rester en dehors des problèmes et de ne pas en venir aux mains dans un combat de rue ridicule, même contre des rigolos pareils. Il l’avait toujours écouté. Il n’aimait pas les embrouilles et il savait, qu’en tant que pratiquant d’un sport de combat, ça lui retomberait sur le coin du nez. Mais que pouvait-il faire maintenant ? Laisser ces deux imbéciles s’en tirer ainsi ? Partir la queue entre les pattes comme un lâche ? Et, bien évidemment, devait-il abandonner ce pauvre garçon, qui n’avait rien demandé à personne, à son triste sort ? Non. Cela lui était impossible s’il souhaitait pouvoir se regarder dans le miroir demain matin, même d’un seul œil. Son honneur et la vertu de ce garçon, enfin son porte-monnaie surtout, étaient en jeu.
Écraser son pied sur la face de cochon du petit, quand celui-ci tenta de lui décocher un coup de poing maladroit, ne fut pas un problème. Il se battait au mieux aussi bien qu’une fillette. Mais l’autre zouave avait profité du fait qu’il soit occupé pour s’approcher, en traître, et avait sorti un couteau. Erkan eut à peine le temps de se reculer qu’il sentit la lame venir déchirer son sweat. Ce mec avait une allonge impressionnante ! Erkan s’empressa de créer une distance de sécurité entre lui et son nouvel opposant de la soirée. Il retira son sweat, maintenant ruiné, et l’enroula prestement autour de l’une de ses mains. C’est le seul bouclier qu’il aurait, mais mieux valait un bouclier de fortune que sa gorge exposée au premier imbécile venu.
Maintenant qu’ils se tournaient autour comme des bêtes sauvages, se jaugeant, Erkan ne quittait plus son adversaire des yeux. L’autre ne se relèverait pas de si tôt, il l’avait mis KO. Erkan avait un bon jeu de jambes, c’était un fait, mais un couteau restait un couteau. Il ne voulait prendre aucun risque inutile. Le grand dadais était sûr de lui, de son avantage et passa rapidement à l’attaque. Erkan esquivait chaque coup avec dextérité, tel un matador menant la danse face à un taureau excité, maudissant ses pieds gelés et ses muscles engourdis. Quand il vit une faille se créer dans la posture du grand imbécile, alors que ce dernier s’énervait et tentait vainement de le planter de nouveau avec sa lame, il n’attendit pas une seconde avant de passer à l’offensive. Il bloqua le dernier coup – la lame se perdant dans l’épais tissu de son sweat – avant d’écraser un coup de poing d’une précision chirurgicale sur la sale tronche du garçon armé. La rhinoplastie offerte, ce dernier s’effondra tel un poids mort parmi ses paires, les ordures ménagères.
Erkan reprit son souffle calmement, inspira et expira plusieurs fois avant de baisser les yeux vers son sweat ravagé. Cela aurait pu être pire, c’est sûr, au lieu de lambeaux de tissu cela aurait pu être ses viscères. Mais comment allait-il expliquer à sa mère, de manière crédible, et sans lui dire la vérité – car que cela soit entendu : si elle apprenait qu’il en était venu aux mains… ou aux pieds, il s’en mangerait une – que son sweat était mort et que son bas de jogging était dégueulasse. Vraiment, ce n’était pas son jour.
— Merci…
Une petite voix le sortit de ses pensées et il se tourna enfin vers la victime. Les yeux inondés de larmes, la lèvre tremblante, le jeune garçon le regardait comme une apparition biblique. Erkan sentit un courant désagréable lui parcourir l’échine et fit un brusque pas en arrière. Ne savait-on jamais, il ne souhaitait vraiment pas finir la soirée sur des remerciements inappropriés.
— C’est rien ! Ne me remercie pas et dépêche-toi de rentrer chez toi, balbutia-t-il rapidement.
Non, il ne jouerait pas le chevalier servant et ne raccompagnerait pas M. spaghetti chez lui. Une fille encore, il se serait fait la douleur.
— Oui, mais vous m’avez sauvé la vie ! tenta à nouveau le garçon en se relevant difficilement et en posant une main tremblante sur son avant-bras. Vous n’êtes pas blessé au moins ?
Erkan s’éloigna prestement. Il avait l’air gentil ce garçon, mais les mamours entre mecs, ce n’était vraiment pas son truc ! Il aurait sauvé une fille qu’elle aurait eu l’air plus virile. Il n’était pas vraiment à l’aise.
— Je n’ai rien, répondit Erkan aussi calmement que possible. Maintenant, tu files !
Et le garçon s’exécuta enfin, non sans prendre le temps de dépoussiérer son pantalon et lui adresser une litanie de remerciements. Erkan le regarda s’éloigner, dubitatif. Était-ce cela que les pompiers ressentaient quand ils sortaient quelqu’un des flammes ? Ce sentiment d’avoir accompli quelque chose de bien ? Puis, il reporta son regard sur les deux mecs qui étaient toujours à terre. Il songea bien quelques instants à prévenir la police, mais qu’y pouvait-il, lui, s’il n’avait plus de batterie ? Ce n’était pas de sa faute. Et cela leur ferait les pieds de dormir à la belle étoile. Peut-être en tireraient-ils même une bonne leçon ? Ouais, c’est ça Erkan, quand les poules auront des dents ! Ils en concluraient plutôt que de se balader à deux dans un coin aussi malfamé n’était pas prudent et qu’en bande, à l’avenir, ils seraient plus en sécurité pour converser avec les honnêtes gens.
Il se remit en chemin de sa démarche si particulière, non sans rouler des épaules tel un paon prétentieux. Il avait quand même assuré. La classe ! Il allait pouvoir s’en vanter auprès de ses potes pendant une bonne semaine. Bon, le garçon deviendrait probablement une jolie petite blonde à la poitrine opulente dans son récit, mais cela ne ferait de tort à personne, n’est-ce pas ? À peine cette pensée eut-elle traversé son esprit, qu’une goutte d’eau lui dégoulina le long du nez. En à peine quelques secondes, une pluie diluvienne s’abattit sur ses épaules. Quand le grésil se mêla joyeusement aux festivités, il était déjà trempé jusqu’aux os. Il leva à son tour des yeux humides vers ce ciel hostile.
— Pourquoi ? souffla-t-il épuisé.
Pourquoi tous les maux de la terre s’abattaient-ils sur lui ce soir ? Il avait tué le caniche d’une vieille dans une vie antérieure ou quoi ? Ne trouvant aucune réponse à ses complaintes, il baissa le nez, vaincu, et reprit sa route. Il maudit tous les employés de la RATP jusqu’au dernier et jusqu’à la fin des temps – treize générations n’étaient pas suffisantes pour leurs crimes répétés – grogna à l’encontre de son adversaire qui lui avait laissé un joli coquard sur la tronche, qui le défigurerait probablement demain, il haït son portable qui l’avait abandonné avant la fin de la bataille et pesta enfin à l’encontre de quelle que déité que ce soit qui venait de le remettre à sa place, celle de vulgaire petit insecte qui foulait un trottoir glacé et sale.
Il n’avait pas la force de soupirer et ne pensait plus qu’à une seule chose : son lit. Mais il savait encore qu’une ultime épreuve l’attendait avant de l’atteindre, la pire de toute : quand il franchirait le seuil de son appartement, sa mère serait là, sûrement morte d’inquiétude, et les ennuis ne feraient que commencer pour lui. Alors, il se promit une chose : jouer les héros dans les rues de Saint-Denis, on ne l’y reprendrait plus !
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