Une page perdue de l'univers 'Esoteriam'
Note de Grimm : il s'agit ici d'une suite à une nouvelle publiée dans le cadre de La Nuit des Contes d'Halloween (sur l'Allée des Conteurs : https://univers.alleedesconteurs.fr/lanuitdescontesdhalloween/lecture-2828.html)
Jill avait l’impression de voler.
Tout allait si vite et pourtant, elle avait l’impression de planer avec lenteur, de survoler la neige, de devenir aussi légère qu’une plume. Son cœur se souleva quand son corps retomba lourdement sur le sol et qu’elle glissa sur quelques mètres avant de se cogner la tête ; Jill revint à la réalité.
L’air quitta ses poumons et la douleur de l’uppercut reçu quelques secondes plus tôt irradia enfin dans tous ses membres. L’allégresse de son vol plané, aussi court qu’intense, s’évapora à l’instant où son visage rencontra un mélange de boue, de neige et de sang.
Elle toussa, encore en proie à la douleur, mais n’eut d’autres choix que de se remettre sur pied avec les quelques forces qui lui restaient. Jill imaginait son mouvement gracieux et agile… Gyom - elle en était certaine - lui ferait remarquer le contraire.
Peu importait pour le moment : la créature se montrait coriace et si Jill n’agissait pas très rapidement, elle finirait par lui filer entre les doigts. Poings levés, elle se remit en position de combat et retroussa les lèvres en une grimace douloureuse.
— T’es vraiment laid, tu l’sais ça ? grogna-t-elle pour tenter de se donner un peu de courage et, par chance, essayer de déstabiliser le démon.
Acte manqué. La bestiole aux longs membres griffus et au cuir laiteux la fixait, impassible. Tous les coups qu’elle lui avait assénés n’avaient fait que… l’égratigner ? Et encore, le mot était bien trop fort. Du haut de ses deux mètres, il retroussa ses babines noires et siffla d’exaspération avant de se précipiter sur elle.
Jill eut tout juste le temps de jeter sa jambe vers l’avant pour tenter de le repousser. Quand son pied toucha son torse, un craquement sourd retentit et la créature recula de quelques pas. Sa défense ne suffit pas à la calmer. S’il souffrait, il ne le montrait pas. Seules les deux fentes qui lui servaient de naseaux frémissaient avec plus d’ardeur.
Il attaqua à nouveau.
Prise au dépourvue, la peur tout aussi intense que les coups reçus, Jill agit sans réfléchir. Elle rassembla toute sa force surhumaine dans le creux de ses mains et la relâcha en une puissante vague télékinésique qui balaya le démon. A son tour de valser dans les airs, brinquebalé comme une vulgaire chaussette, avant de retomber de tout son long.
— Ton pieu, vite, ordonna Isorel depuis son perchoir.
Jill soupira, épuisée, coupée dans son élan de satisfaction. Elle savait ce qu’elle avait à faire ; la voix grinçante de la spectatrice la fit frissonner de colère. Sans un mot cependant, Jill s’exécuta. Elle dégaina le pieu en cuivre accroché à sa ceinture et se précipita sur le démon allongé. Mais l’utilisation de la télékinésie l’avait vidée de toutes son énergie surhumaine ; sans sa force, la pointe de l’arme ne s’enfonça que de quelques millimètres dans le derme poisseux et épais du démon.
Galvanisée, la créature s’agita soudainement, repoussa Jill et s’apprêta à planter ses griffes dans la gorge de la jeune femme. Il s’immobilisa à quelques centimètres de sa peau ; d’un coup, le démon fut propulsé en arrière. Il heurta violemment le tronc d’un arbre avant d’être soulevé contre celui-ci comme une marionnette désarticulée.
Isorel faisait désormais face à Jill et gérait la situation : de sa main gauche, elle maintenait le démon en l’air. Puis, de sa main libre, elle activa un nouveau tentacule télékinésique pour s’emparer du pieu qu’avait lâché Jill. L’arme tournoya avant de se stabiliser, pointe vers l’avant, pour finalement se planter sans mal dans le cœur de la créature.
Jill n’assista pas à la suite, étourdie par le combat et sa propre incapacité à agir comme il le fallait. Sa tête tournait, son corps refusait d’obéir et, groggy, elle se laissa manipuler par Gyom qui tentait de la relever.
— T’étais vraiment ridicule dans ta tentative de te redresser avec classe, plaisanta-t-il quand elle enroula son bras autour de ses épaules.
— Je suis comme ça, j’aime faire rire la galerie !
— C’était pathétique pourtant !
Isorel s’en mêla. Cette pimbêche de sorcière flottait à quelques centimètres du sol pour ne « pas salir ses beaux souliers ». Ce qu’elle pouvait l’agacer, avec sa bouche pincée, son uniforme d’académicienne et son petit air suffisant. Elle remit une mèche de ses longs cheveux bruns derrière son oreille et haussa les épaules avec trop suffisance.
— On doit la ramener au manoir, décréta Gyom sans la consulter.
— Hors de question, pesta Isorel. Elle assume ses erreurs !
— Je… tenta de répondre Jill.
— Elle est trop faible, insista Gyom. Si Mère le sait…
Et sinon, avait-elle le droit de refuser ? Ou de parler peut-être ? Rien que ça ? De vouloir retourner à son petit appartement miteux ? De se présenter à son boulot de serveuse dès le lendemain matin sans avoir à justifier un quelconque retard. Visiblement non, car le frère et la sœur continuaient de se disputer.
— Mère finira par la tuer. Et ça ne serait pas un mal !
— Elle s’est bien battue, continua Gyom.
Jill voyait de plus en plus troubles.
— Oui. Si bien battue que j’ai dû intervenir. N’est-elle pas la protectrice ? Notre Grimmore ?
— Est-ce que je peux… babilla Jill, vite coupée par Gyom.
— Trêve d’Enahel. Tu auras tout le loisir de la détester plus tard. On est ok ?
Un silence. Jill n’arrivait plus à tenir et s’effondrait peu à peu dans les ténèbres.
— On est ok, maugréa Isorel.
— Je croyais que tu détestais tout ça…
— C’est vrai. Je déteste la magie. A vomir même.
— Alors pourquoi ?
— Tu crois que j’ai eu le choix ? Comme j’ai pas choisi d’être ta sœur !
— Mais j’suis mort maintenant !
— T’es qu’un con Zack !
— Je sais, Jillou, je sais. Réveille-toi ! Tu vas avoir beaucoup à te faire pardonner pour Enahel !
— Quoi… ?
Le cliquetis d’un grelot. D’abord dans son oreille, discret. Puis de plus en plus fort, comme si on l’obligeait à émerger. Jill ouvrit les yeux et se redressa d’un coup. L’air froid se mélangea à la chaleur de sa couette. Bien trop douce et parfumée pour être sa propre couette, par ailleurs. Elle se souvint alors de la discussion entre Gyom et sa sœur Isorel juste après la bataille contre le démon : Jill avait été rapatriée au manoir de la dynastie Everwood. Ses « employeurs ». En quelque sorte. Pour ne pas dire ses « exploiteurs » mais il s’agissait ici d’un autre sujet.
Elle grogna et laissa sa tête retomber sur l’oreiller recouvert de soie.
— Arrogants jusque dans le lit, persiffla Jill en se pinçant l’arrête du nez.
Une soudaine crainte parasita le fil de ses pensées. Saucissonnée dans un pyjama vert en velours, Jill avait été débarrassée de ses vêtements boueux… par qui ? Ses paupières s’écarquillèrent ; elle secoua le menton et tenta de chasser les quelques idées saugrenues qui s’incrustaient peu à peu.
Dans la frénésie du moment, son pied heurta un objet lourd en bout de lit. Jill se recroquevilla immédiatement et, d’une main fébrile, chercha l’interrupteur de la lampe de chevet. Quand la lumière chassa les ténèbres, son regard se vissa immédiatement sur la peluche adossée au pied de lit en bois massif.
S’agissait-il de… ?
Skimbo, le petit robot. Skimbo et sa tête allongée, son corps gris au tissu élimé. Skimbo et ses petits bras décorés de rouages dont les mains serraient une étoile jaune. Skimbo, le meilleur ami de Zack, son frère décédé.
Le cœur de Jill s’accéléra. Ses yeux piquaient. Skimbo trônait devant une planche en bois recouverte de lettres disposées en arc de cercle et sa loupe en forme de goutte. Un ouija… Cet objet maudit. L’objet de ses cauchemars. Celui-là même qui avait tué son frère et sa mère.
Elle se mordit la bouche. Un peu… Beaucoup même, au point d’enfoncer une dent dans la lèvre inférieure. La douleur lui paraissait bien légère comparée à la hantise qui s’éveillait en elle.
— Pitié. Non… non non non !
Jill rapatria ses jambes contre son buste et enfouit son visage dans le creux de ses bras repliés. Un petit cri quitta le fond de sa gorge quand le son de la goutte entrain glisser sur la planche persiffla à ses oreilles. Elle n’ouvrirait pas les yeux pour lire le message… Elle s’y refusait, bien trop consciente d’une telle responsabilité. Et pourtant, son déni se transforma en véritable piège. Les lettres désignées s’insinuaient dans son esprit, alors même qu’elle gardait les yeux fermés.
T-u-e-s-l…
— NON !
Elle secoua la tête, encore et encore.
a-p-r-o-c…
Peu à peu, une phrase se formait. Les mots se dessinaient. Les lettres se gravaient sur sa cervelle comme un phacochon était marqué au fer. Puis le silence. Palpable, horrifique, machiavélique. Elle retourna des années en arrière, petite fille engluée dans son erreur de jeunesse, petite fille responsable de la mort de sa famille, petite fille responsable d’une invocation démoniaque.
« Tu es la prochaine… »
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