Les talons claquent contre le sol carrelé. L’Agent 801 se dirige le corps bien droit vers le bureau du PDG Z, situé à Litus dans la région de Nortaine. Malgré son nom brut, il s’avère que cette zone du pays, s’étendant du Nord à l’Ouest, est l’une des plus belles à ses yeux.
À chacune de ses visites, le soleil irradie le paysage sableux agrémenté de ses forêts de pin à l’odeur significative. Sans oublier l’iode qui inonde l’air à chaque pas la rapprochant de l’Océan.
Pourtant, elle doute aujourd’hui de pouvoir en profiter, n’ayant que peu de temps entre cette réunion et son retour prévu à Estzur, sa région, à la tombée de la nuit. K voulait un rapport détaillé de sa dernière mission, elle ne l’avait jamais vu aussi tendu en quinze ans, ce qui commençait à l’inquiéter quelque peu.
Une secrétaire l’attend devant la porte du bureau blanche, sans un sourire, ses yeux verts l’observant de haut en bas, sans doute à la recherche d’une arme ou tout autre objet capable de blessé le PDG. Décidément, tous avaient vraiment la peur au ventre depuis le retour des Invisibles, jusqu’à ne plus avoir confiance en personne.
Lorsque la femme comprend que 801 ne représente aucun danger, elle lui permet d’entrer dans la pièce, ou un homme grisonnant, dissimulé derrière un masque, l’attend.
— Ravi du vous revoir, Agent 801.
— Moi de même, Monsieur.
Elle reste debout, droite, ne laissant transparaître aucune émotion, patientant simplement pour connaître la raison de cette entrevue.
— J’ai entendu dire que vous aviez perdu des cibles…
Ainsi donc, l’information était déjà remontée jusqu’au dernier étage de la société en moins de temps qu’elle ne l’avait espéré. Ce que l’agent ne comprend pas cependant, c’est pourquoi est-ce un dirigeant d’une autre région qui la convoque et non pas celui afféré à son secteur.
— En effet.
Elle n’ajoute rien. Ses yeux ont bien aperçu le dossier présent sur le bureau en chêne blanc et elle ne doute pas qu’il doit être complet en voyant l’épaisseur et connaissant l’efficacité des chuchoteurs.
— Devons-nous nous en inquiéter ?
— Pourquoi m’avoir convoqué, Monsieur Z ? Ne devrais-je pas rendre des comptes au PDG de ma région ?
Si la question le surprend, il n’en laisse rien paraître. Ses yeux noisette la fixent intensément, à la recherche de réponse qu’elle n’est pas sure de posséder.
— Monsieur Y est occupé et, ayant moi-même des complications avec l’un de mes agents, je voulais vous rencontrer pour en discuter.
— Je ne pense pas que nous soyons le problème, Monsieur. Je pense que le réseau de résistance s’est agrandi et que nous avons affaire à des personnes très organisées.
— C’est impossible, affirme-t-il en secouant la tête. Notre système est infaillible. Notre technologie est impénétrable.
La détermination dans sa voix et son regard ne laisse aucun doute sur la croyance qu’il a en son dispositif.
— Vraiment ?
— Tout à fait. Les IA ne sont pas corruptibles comme les hommes, elles n’obéissent qu’à un système donné et une suite de probabilité qu’elles mettent en commun pour trouver la meilleure solution. D’ailleurs l’idée de placer des inhibiteurs dans les restaurants est en phase d’expérimentation en Haunie. Tout semble se passer convenablement.
— Sauf votre respect Monsieur, de mon point de vue, les tester dans des lieux publics empêchera les personnes comme moi de faire leur travail.
— Et pourquoi cela ?
801 l’observe longuement avant de répondre. Même si cet homme est un haut placé dans la société et doit maîtriser un bon nombre de sujets, il paraît ignorant sur les capacités de Chasseurs. Comme presque toute la population en réalité.
— D’après nos enseignements, nous ne pouvons intervenir que si nous constatons un délit. Or, si les citoyens que nous soupçonnons se retrouvent dans un lieu public muni de cette technologie, les opérations seront bien plus délicates. Et surtout, nous devons apercevoir le lien afin de le détruire. Les bloqueurs d’émotions vont considérablement ruiner nos chances de réussites.
L’homme d’une cinquantaine d’années se laisse tomber en arrière dans son fauteuil en cuir et se pince l’arête du nez en expirant :
— Et pourquoi personne ne m’en a averti ?
— Peut-être parce que personne n’ose remettre en doute vos idées… Ou bien parce que personne ne comprend réellement comment nous travaillons.
— Vous avez la langue bien franche, soupire-t-il. Vous l’avez toujours été, voilà pourquoi c’est constamment un plaisir de s’entretenir avec vous. Vous êtes un excellent élément, agent 801.
Une pointe de fierté s’infiltre dans son cœur. Se vanter n’est pas l’une de ses qualités, mais, comme tout a chacun, elle appréciait entendre la reconnaissance de son travail. Surtout après toutes les épreuves traversées pour en arriver là.
— Je vais informer les autres PDG de cette nouvelle. Nous allons certainement revoir cette idée. Heureusement qu’il y a des personnes aussi réfléchies que vous et cela prouve bien que nous ne pouvons pas laisser les pleins pouvoirs aux Intelligences Artificielles.
— Puis-je vous aider en autre chose ?
— Oui, je dois aborder certains sujets avec vous… Installez-vous.
À la sortie de la réunion, une grande lassitude coule dans son être. Traînant les pieds, elle se dirige vers la plage où elle se laisse tomber dans le sable fin, à quelques pas de l’océan en soupirant.
Le soleil décline dans le ciel clair sans nuage, le vent chaud du sud glisse sur sa peau qui se réchauffe peu à peu, l’odeur de l’océan chatouille ses narines et dégage ses voies respiratoires.
Monsieur Z lui a jeté un froid lorsqu’il l’a informé soupçonner des membres de Pundico d’être impliqués avec les Résistants. Il veut renforcer la surveillance du personnel, ce que la jeune femme comprend bien qu’elle trouve injuste d’en être aussi la cible. Toutefois, son instinct lui souffle que, comme toujours, elle se pliera aux exigences de ses patrons pour rester la meilleure de son domaine.
Après toutes les difficultés traversées au sein de l’orphelinat qui lui laissa des marques visibles et invisibles, elle s’est juré de ne plus permettre à personne de la battre. Z a rappelé son talent et il est de son devoir de continuer sur cette lancée et de voir un jour son numéro de matricule reconnu dans le monde.
Ses doigts caressent la cicatrice de son avant-bras gauche, là où repose la puce de Pundico, puis celle plus basse, résultat d’une bagarre ayant mal tourné.
L’agent 801 secoue la tête pour chasser le souvenir, cherchant à venir perturber son esprit déjà troublé. Les yeux clos, elle lève son visage vers le ciel, permettant au rayon de soleil de glisser dessus.
La sensation de chaleur s’infiltre sur sa peau, ressenti depuis trop longtemps disparue d’Estzur. L’astre brillant n’était pas réapparu sous les nuages de la pollution, depuis les derniers affrontements qui remontent à plus de trente ans. Tous les habitants semblent avoir accepté de ne plus éprouver les rayons lumineux sur leurs corps, de ne plus voir de lumière naturelle avant un long moment.
Les PDG avaient expliqué, quelques années plus tôt, que les Invisibles avaient découvert un moyen de créer des nuages artificiels se répliquant à l’infini et qu’ils mettaient tout en œuvre pour trouver une solution à ce problème. Ce qu’ils n’arrivaient pas non plus à éclaircir, c’était pourquoi cet amoncellement restait figé dans la région d’Estzur, sans impacter Haunie ou Nortaine.
Finalement, tout le monde a accepté la situation, permettant même l’implantation d’instituts de solarisation synthétique. La chasse à certains établissements clandestins avait occupé pas mal de son temps ces dernières années d’ailleurs.
— On y va ?
Elle ne se tourne pas en entendant la voix de l’agent V102 qui lui servait de chauffeur pour son déplacement.
Sans rien dire, elle se lève, regrette l’interruption de cet instant fugace de paix et le suit jusqu’au véhicule qui attend sur le parking.
Les six heures de route sont longues, l’agent V102 a arrêté de tenter d’avoir une conversation il y a plus de trois heures à son plus grand soulagement. Ce n’était nullement de la faute du jeune homme, qui pouvait, elle n’en doutait pas, être très agréable. Mais 801 n’était pas friande des amitiés, ayant passé une majeure partie de son existence seule, elle avait appris à ne compter que sur elle et ne voulait ne rien devoir ni dépendre de personne.
Lorsqu’ils arrivent à Mauville, la nuit est tombée. Sans attendre que l’agent V102 n’entre dans le parking sous-terrain, elle descend du véhicule, présente son poignet au contrôleur qui l’autorise à s’introduire dans l’ascenseur pour rejoindre directement l’étage de son supérieur.
Devant la porte, elle prend une grande inspiration en se notifiant mentalement de ne pas aborder le sujet des suspicions du PDG Z et frappe avant de pénétrer dans le bureau.
— Agent 801, tout va bien ?
— Les deux cibles ont été neutralisées.
Sa voix est égale, son regard ne quitte pas celui de K.
— Et concernant ton entrevue de ce matin ?
Elle n’est pas surprise qu’il soit déjà au courant, le contraire l’aurait étonnée d’ailleurs.
— Il semblerait que d’autres, Invisibles sévissent dans le pays, le PDG voulait savoir si la situation était contenue.
— Et ?
— Je lui ai assuré que nous faisions le maximum. Ce qui est le cas.
— Bien. Rien d’autre ?
— Non.
Ce mensonge lui arrache presque les lèvres. Depuis le temps qu’ils se connaissent, c’est la première fois qu’elle ose se servir de cette manipulation. Un sentiment étrange s’infiltre dans son être, qu’elle chasse avec un geste de la tête.
— Dans ce cas, tu peux rentrer. Nous nous reverrons demain.
— Bien.
Elle va pour sortir du bureau, puis s’arrête la main sur la poignée de la porte :
— Tout va bien ? demande-t-elle en lui faisant de nouveau face.
— T’inquiète pas, la mioche. Quand on aura arrêté tous les Invisibles, ça ira mieux.
Elle acquiesce, un peu rassurée et sort de la pièce pour rejoindre l’ascenseur qui la mène jusqu’au rez-de-chaussée. Le gardien de nuit la salue d’un signe de tête auquel elle répond de la même manière avant de se confronter à l’extérieur au froid de janvier.
L’agent 801 glisse ses mains dans les poches de sa veste et marche en direction de son logement. Depuis près de trois heures déjà, le couvre-feu est en place, ce qui explique les rues et les bars vides. Seuls quelques-uns restent ouverts pour les employés de Pundico comme elle.
Elle se dirige vers son appartement lorsqu’un détail l’alerte : les Protecteurs sont inhabituellement calmes. Eux qui parcourent les avenues tout au long de la nuit sur leurs petites chenilles semblent désorientés, voire inactifs.
La curiosité piquée, ses pas l’emmènent vers un attroupement de robots dans un coin de ruelle, dissimulé aux caméras de surveillance. Ses sourcils se froncent lorsqu’elle remarque leurs yeux gris grésillants. Ils ont été trafiqués !
Un bruit de pas attire son attention avant qu’elle ne voie un bout de tissus disparaître derrière un bâtiment. Sans réfléchir, elle court dans cette direction avant d’apercevoir une ombre se faufiler avec vitesse et agilité entre des poubelles pour rejoindre une autre alcôve.
Sans hésitation, elle continue de poursuivre la silhouette qui s’acharne à la distancer et la faire tourner en rond. Plus elle s’enfonce dans la ville, plus l’odeur désagréable des égouts se glisse en elle, tout comme la noirceur des lampadaires s’intensifie. Ils sont à la frontière de sa zone d’action, elle ne peut plus avancer, cette partie de la ville n’étant pas de son ressort. À bout de souffle et à bout de nerf surtout, l’agent 801 hurle :
— Rendez-vous ! Maintenant !
L’ombre se tourne, seuls ses yeux bleus la dévisagent longuement avant de lui adresser un regard brillant de provocation suivie d’un clin d’œil pour disparaître dans la profondeur de la nuit.
— Putain !
L’écho de son cri de rage se perd dans l’obscurité. L’agent 801 serre les poings, la mâchoire crispée. Elle a été narguée, humiliée. Mais cette frustration, cette défaite, ne fait que renforcer sa détermination. Elle ne laissera pas cet inconnu s’en tirer. Elle a une piste, un visage, des yeux bleus perçants qu’elle n’oubliera jamais. Elle se jure de le retrouver, de découvrir qui il est et ce qu’il manigance. Cette nuit n’est qu’un avertissement, le début d’une chasse à l’homme qui commence.
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