L’hélicoptère le déposa dans un tourbillon de terre sèche en plein milieu d’une plaine désertique. Malgré ses lunettes de soleil, il plia le bras gauche devant son visage pour se protéger de la poussière soulevée. C’était une terre poussiéreuse qui s’insinuait dans vos vêtements, vos cheveux, votre bouche si vous n’y preniez pas garde. Penché vers l’avant plus par réflexe que réellement pour se protéger des pales il parcourut une dizaine de mètres pour s’éloigner de l’engin volant et de son bruit assourdissant. Il se retourna et agita la main en direction du pilote. Celui-ci ne lui répondit pas et tournant la tête comme s’il regardait dans un rétroviseur lorsque l’on s’engage sur une voie d’autoroute pour éviter de se faire percuter par une voiture, fit décoller le monstre de métal dans un raffut insupportable. De nouveau une tempête de poussière brune emplit le paysage.
Il n’y avait pas d’autres moyens que la voie aérienne pour accéder à ce lieu. Déjà parce que géographiquement il aurait fallu au moins deux jours pour y aller par la route, ensuite parce que cet endroit était le QHS des QHS. Il était pleinement sécurisé à plusieurs niveaux. Si quoi que ce fut de ce qu’il contenait parvenait à s’échapper, c’en aurait été fini de l’agence et peut-être même du monde.
Satanas, le bras relâché une fois la poudre retombée au sol, le suivit des yeux quelques secondes puis baissa la tête et regarda autour de lui, tout en pensant que la prochaine fois il lui ferait un signe d’un autre genre.
Il n’y avait absolument rien dans ce désert. Une plaine de terre sèche, légèrement brune, sans aucun arbre, aucun buisson, aucun crâne de bison comme dans les bandes dessinées du cow-boy solitaire, qui auraient pu servir de repère à l’endroit qu’il cherchait. La consigne était simple : l’entrée était à dix mètres de l’endroit où les déposait l’hélicoptère. Si on pouvait faire confiance aux pilotes pour qu’ils vous déposent au millimètre près, on pouvait faire confiance à Satanas pour qu’il ne retienne jamais la manière de retrouver sa destination. Son cerveau triait les informations et parfois certaines utiles comme le cas présent se retrouvaient complètement effacées.
En soupirant il sortit une espèce de petit compteur Geiger pas plus grand qu’une montre-gousset. L’entrée de sa destination était dotée d’un cristal passif qui réagissait au compteur. Plus le compteur s’affolait, plus vous étiez proches. En faisant très attention à opérer un vrai cent-quatre-vingt degrés, il se mit à surveiller l’aiguille. La réactivité du cristal était tellement légère, afin de ne pas être décelable par d’autres personnes, qu’un simple écart de dix degrés et vous pouviez vous en éloigner de plusieurs kilomètres. Au milieu de nulle part. Sans espoir de retour, l’hélicoptère ne venant vous rechercher que s’il était appelé par le personnel de la base souterraine. La mort assurée. Précautionneusement, il avança les yeux rivés sur l’aiguille de l’appareil.
Finalement, il trouva la porte en métal. En tapant fort du pied sur le sol, il l’entendit résonner légèrement. Son oreille habituée au bruit, il l’aurait reconnu entre mil, mais n’importe qui à sa place aurait pu prendre ça pour un simple écho porté par le vent. Il déblaya l’entrée, et après avoir composé le code de déverrouillage, ouvrit la lourde porte de métal, dévoilant un escalier obscur semblant s’enfoncer sans fin dans les entrailles de la terre.
Il descendit les dernières marches et posa la main sur la poignée. Il savait que lorsqu’il aurait ouvert cette porte, tout basculerait de nouveau, il serait propulsé à des centaines de milliers de kilomètres-heure dans une autre dimension. Un univers que le commun ne soupçonnait pas. Un univers qui était son quotidien. Mais là-haut dans les étages tout paraissait… Administratif… Distant… Conceptuel. Ce n’était que lorsqu’il descendait dans ces bas-fonds qu’il revenait à la réalité, au pourquoi il avait choisi cette voie professionnelle.
La lourde porte en métal ouverte, des centaines de cellules d’un autre âge s’étalèrent devant lui. Des kilomètres de corridors obscurs accueillaient des cachots de toutes tailles et de toutes natures. Ici seules les torchères étaient acceptées, et tout le long des murs des flammes vacillaient, jetant des ombres informes par endroits. Le moindre circuit électrique aurait pu permettre à certaines choses présentes de s’enfuir. Certaines de ces cellules étaient fermées d’une simple porte en barreaux de fer et accueillaient une forme enchaînée et bâillonnée sur l’un de leurs murs. D’autres étaient renforcées de Plexiglas, le métal pouvant se transformer en une arme mortelle s’il était manipulé par son occupant. D’autres encore étaient de simples cachots mais on avait dessiné au centre un pentacle entouré d’une quarantaine de bougies, afin qu’il y en ait toujours un nombre suffisant d’allumées, et au milieu du pentacle une entité vaporeuse de nature indéfinie flottait, prise au piège du dessin sacré. On trouvait de tout dans ces couloirs sans fin. Et les gardes chargés de surveiller l’ensemble des occupants étaient plus que triés sur le volet. Satanas savait pertinemment que malgré sa force mentale, il n’avait pas le quart de la résistance de chacun d’entre eux qui, quotidiennement soumis à ces créatures, avaient acquis une défense psychique hors norme.
Il n’avait jeté qu’un coup d’œil à la masse dans la cellule. Machinalement, comme un réflexe. Rien de volontaire. Un peu comme si on avait dit à un enfant de ne pas regarder en bas du pont et qui, de par le fait, aurait baissé la tête. Un simple coup d’oeil d’un centième de nanoseconde, et ç’avait été trop. La créature le regardait étrangement. Ses yeux blancs semblaient ne pas le voir et pourtant il sentait toute la morsure de son âme dans son esprit. Il sentait toute la malveillance, toute la souffrance qu’elle voulait lui infliger. Et pourtant ses yeux, enfin… Là où aurait dû être ses yeux, ces deux globes semblaient vides. Comme aveugles.
Il s’arracha au prix d’un effort surhumain, que seul un membre de l’organisation, à son niveau de maîtrise, était capable de faire après des années d’entraînement, il s’arracha à son influence mentale. Il se souvenait avoir déjà vu des créature de ce genre dans des jeux vidéo… Neverwinter Nights ou Eye Of The Beholder… On les appelait des Flagelleurs Mentaux… Dans les jeux ils ressemblaient à des espèces de moines… A tête… De… Poulpes… Mais en réalité… En fait la chose qu’il avait en face de lui était indescriptible. Et bien plus dangereuse. L’effort qu’il avait du fournir pour s’extirper de son emprise était éprouvante. Il se sentait vidé comme après une apnée de dix minutes, ou comme si on l’avait ramené à la vie avec une seringue d’adré. Il se souvint que la créature qu’il avait en face de lui était droguée. Avec l’équivalent de ce qui aurait provoqué un arrêt cardiaque à un troupeau d’éléphants qui chargerait. Un peu plus loin derrière lui, il entendit les pas du garde qui faisait demi-tour. L’air de rien, celui-ci avait remarqué sa fascination et son incapacité à s’en libérer. Il désarma sa lance électrique et la replaça dans son dos. Si cela avait duré plus longtemps, il aurait donné un coup de tazer suffisamment fort pour sortir le visiteur de sa transe.
Satanas s’éloigna de la cage et poursuivit son avancée dans le couloir. Quelques prisons plus loin, il la trouva... Celle qu’il venait voir régulièrement lorsqu’il avait besoin de réfléchir…. Extérieurement on aurait dit une femme… Une belle femme… Même si la beauté est un concept subjectif, celle-ci aurait mis d’accords tous les hommes, les femmes, les oiseaux, toutes créatures vivantes sur Terre. Extérieurement. Intérieurement cette créature avait le don de vous posséder, de lire vos plus secrètes pensées. De vous meurtrir en sondant vos souvenirs les plus refoulés et en les faisant remonter à la surface. Et, bizarrement, c’était pour cette raison qu’il venait la voir.
Dans ce sous-sol, sur des kilomètres à la ronde, résonnaient des rires démoniques, une cacophonie de hurlements, de grognements, de rires déments. Dans ce sous-sol, des cellules s’accumulaient recelant en leur sein des créatures démoniaques toutes plus monstrueuses et maléfiques les unes que les autres. Toutes soumises à une sorte de tranquillisant maison afin qu’elles soient partiellement maîtrisables. Pourquoi ne les avait-on pas abattues simplement ? Il ne l’avait jamais compris. Si des agents avaient eu la force et l’armement nécessaire pour les capturer, alors le même armement aurait pu en venir à bout tout de suite. Mais non, Ils voulaient à tout prix les observer, les cataloguer, les manipuler génétiquement, les disséquer, les reproduire… Pourtant… Une petite grenade dans tout l’étage et tout aurait été réglé en quelques secondes… Une grenade ? Il pouffa de rire à cette idée. Si seulement…
S’il les détestait tant, il n’y avait aucune logique à venir leur rendre visite. Pour se remotiver ? Non. Se motiver c’était pour les imbéciles qui ne comprenaient pas le sens de leurs actions, se motiver c’était bon pour ceux qui arrivaient ici sans avoir la foi, la vocation. La motivation on en a besoin quand on a le luxe de s’apitoyer sur son sort et de pleurnicher jusques à plus soif. La motivation c’était bon pour les égoïstes qui trouvaient le luxe de s’ennuyer dans leur vie. Quand on prenait le temps de regarder autour de soi et de ne plus se voir comme le centre de tout, quand on prenait conscience que chacun de ses actes avait une conséquence sur la marche de l’Univers, alors on n’avait plus besoin de motivation. Non. S’il venait ici, c’était parce que l’Univers était un tout et qu’il avait besoin de le comprendre et de l’expérimenter. Qu’est-ce que le Bien sans comparaison au Mal ? Qu’est-ce que le Mal sans repère possible à un quelconque Bien ? Comment juger Mal une lapidation si dans une culture elle est admise comme juste ? Les repères sont ce que nous en faisons. Ils n’existent pas en soi. «Ne croisez pas les effluves ! Ce serait mal ! Le Bien le Mal c’est un peu flou pour moi tout ça ! » Veckmann avait raison. Pour lui aussi c’était un peu flou.
La Déesse Empoisonnée, c’était comme cela qu’il l’avait surnommée, était son Mal nécessaire. Il avait besoin d’elle pour trouver ses repères de Bien. Il venait la voir pour qu’elle sonde son esprit et fasse ressurgir ses pensées les plus profondes. Les plus noires ? Pas forcément. Il s’agissait de pensées refoulées, oubliées, submergées par des tonnes de paperasses administratives, submergées par des soucis personnels… Et sa déesse savait retrouver ces souvenirs et les faire ressurgir afin de les exposer à ses yeux. Ainsi il pourrait les observer sous toutes les coutures, les analyser, les disséquer… Et qui sait, les envisager sous un jour nouveau afin de trouver une solution.
Résolument il entra dans la cellule.
— Bonjour Mon Coeur. Que veux-tu aujourd’hui ? Ou plutôt… Qui veux-tu aujourd’hui ? Je peux être celle que tu désires. Ta femme… (Elle se métamorphosa sous ses yeux en une seconde.) Ta secrétaire… (Une petite femme rondelette prit sa place immédiatement.) Non… Je sais… Ta préférée… (Scarlett Johansson remplaça en un clin d’oeil l’illusion de sa secrétaire.)
Il l’observa longuement. Il s’était toujours demandé qu’elle était sa forme réelle. Certes elle ressemblait à une femme, mais il savait aussi que tout n’était qu’illusion auprès d’elle. Elle captait les pensées des gens et modifiait son apparence en conséquence, avant même qu’on n’aperçoive sa vraie forme. Un peu comme… Comment s’appelaient-ils déjà ? Dans Harry Potter… Les… Détraqueurs ? Non ce n’était pas ça… Un peu comme… Les Epouvantards ! Oui. Un peu comme un épouvantard. A cette différence qu’elle ne souhaitait pas vous effrayer mais vous séduire, comme les sirènes grecques. C’était une Succube. Il la connaissait, et la pratiquait depuis plusieurs années maintenant, mais chaque fois, il était surpris de la manière dont se déroulait les séances. Elle ne bougeait pas les lèvres. Il la regardait, voyait ses lèvres bouger mais savait très bien que ce n’était pas le cas. Ce n’était qu’une illusion. En fait, tout se passait dans sa tête. Il voyait la bouche bouger mais les sons résonnaient dans sa tête. De sa bouche ne sortait qu’une longue langue fourchue et bleuâtre.
— Il suffit ! Contente-toi de me montrer ce que je ne veux pas voir. Montre-moi Cheval de Troyes.
Elle s’approcha de lui et saisit sa tête dans ses mains. Il plongea ses yeux dans les siens et se sentit comme aspiré par un tourbillon d’images. Des images de lui petit sur une balançoire en train de tomber et de s’ouvrir le genoux, de lui adulte embauché par l’agence dans un bureau immensément long face à Eux, les Dix qui le regardaient, l’interrogeaient, le scrutaient, le disséquaient comme l’une des créatures de ce sous-sol, ils étaient tous Leurs créatures en quelques sortes. Puis il vit différentes affaires qu’il avait eu à mener avant de tenir ce poste à responsabilité... Alors comme s’il n’avait rien trouvé de mieux pour manifester son consentement, il hurla.
Alors, elle lui montra. Elle lui montra un avenir proche où des hordes de démons déferleraient sur Terre, brûlant, détruisant et dévorant tout sur leur passage. Elle lui montra des cadavres pourrissant d’hommes, de femmes, de bébés dans des rues apocalyptiques. Elle lui montra une fureur rougeoyante dans un horizon inatteignable, comme un Soleil qui exploserait. Elle lui montra des semis-morts se relevant d’entre les morts et dévorants quelques rares survivants. Et par dessus tout une femme, une démone, à la fois terriblement séduisante et parfaitement hideuse. Une femme aux ailes longues et noires de chauve-souris, au diadème de feu et de constellations d’étoiles, une femme aux lèvres rouges du désir le plus absolu et aux crocs les plus démoniaques. Une femme se repaissant de corps encore en vie de femmes et d’hommes. Et riant d’un rire dément et maléfique. Elle était enfin libre et la Terre devenait son royaume.
Lorsqu’elle le libéra, la tête lui tourna et il s’assit par terre. Ou plutôt il se laissa tomber. Il s’était attendu à une vision de cet ordre, mais il avait en plus pu sentir les odeurs de charnier dans ses narines, la chaleur du feu sur sa peau, le goût de la chair ensanglantée que la femme dévorait dans sa bouche. Pris de nausées il se retint de vomir en respirant bruyamment par la bouche. Puis, de nouveau d’aplomb, il se releva et lui intima l’ordre de lui montrer le projet Eurydice. Avec un sourire tout à la fois moqueur et déséspéré, la Déesse Empoisonnée refit les mêmes gestes, et lui montra… Les mêmes images.
Une heure ? Un an ? Un siècle ? Il n’aurait pas su quoi choisir si on lui avait demandé combien de temps cela avait duré.
Un rapide coup d'oeil à sa montre, quand il ressortit à l'air libre pour reprendre son hélicoptère et retourner à son bureau, lui montra qu'en réalité il ne s’était écoulé que trente minutes.
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