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tome 1, Chapitre 3 « 3- People Are Strange, The Doors » tome 1, Chapitre 3

Rachel se regarda dans le miroir. Le fard à paupières bleu faisait ressortir le vert sombre de ses yeux et tranchait avec sa peau bronzée. Le rouge à lèvres rosé et glossy lui donnait une touche sensuelle. Samedi, elle sortait avec Lucas et voulait être belle pour lui. Aujourd’hui Mercredi elle ne travaillait pas de l’après-midi. Ce devait certainement être l’unique chance de toute sa vie de pouvoir choisir le vêtement parfait pour une sortie inoubliable. Peut-être qu’il pourrait y avoir aussi Jeudi après-midi, comme unique chance de toute sa vie, si elle parvenait à sécher le cours de sport, mais elle doutait de pouvoir le faire.

Elle avait plongé dans son armoire pour en sortir tout ce qui était joli, gai et lumineux. Elle voulait montrer à Lucas qu’il était son Soleil, et tout le bonheur qu’il lui apportait. Pour sûr, Tina aurait trouvé ça « plus tarte que tarte ». Mais c’était ce que Rachel ressentait à l’instant présent et elle se moquait bien de savoir si son amie adhérait ou non à sa façon de voir les choses.

Elle lui avait raconté dès le lendemain tous les détails de l’invitation de Lucas. Elles étaient installées à une table de la cour du collège, sur le temps du midi, comme à leur habitude.

— Tu lui as demandé comme ça ? En bafouillant comme une gamine prise en flagrant délit de vol de bonbons ?

— Oh ! Ca va ! J’aurais aimé t’y voir… Ah non ! C’est vrai que toi tu n’as pas besoin de prendre les devants, miss Weather Sister !

— Miss quoi ?

— Weather Sister… It’s Raining Men !… Laisse tomber. Décidément…

— C’est pas la rouquine des Spice Girls qui chante ça ?

— Non c’est une reprise. Bien qu’elle fut totalement surprise que Tina ait pu associer Gerry Halliwell aux Spices Girls, sans penser que celles-ci furent un genre de sauce mexicaine, il y avait dans la voix de Rachel comme un désespoir nappé d’un soupçon d’agacement devant l’inculture musicale de son amie.

— En tout cas, je reconnais n’avoir qu’à claquer des doigts pour les faire ramper. Et c’est très bien comme ça. Ma chère dans la vie ce n’est pas ton intelligence que les garçons regardent en premier. Sois belle…

— … Et tais-toi ? Comment peux-tu dire un truc pareil, alors que tu vas défiler dans toutes les manifs MLF et LGBT ?Désolée mais ce n’est pas ma façon de voir les relations humaines. Je suis sûre que Lucas s’intéresse plus à ma personnalité… Qu’à mon physique, répondit une Rachel dépitée après avoir regardé la silhouette et la tenue vestimentaire parfaites de son amie.

— Sois belle et montre-leur après qui tu es vraiment, et mène-les par le bout du nez. C’est ce que je voulais dire Blanche-Neige ! Bon. Tu comptes mettre quoi ? Pas ton jean des jours de sport et ton t-shirt « Je suis Vegan j’adore le ‘Broco Lee’ » avec un brocolis en tenue de karaté ?

— Quoi… Je l’aime bien celui-là. Il est drôle non ? Dit Rachel avec une petite voix.

— Chérie tu sors avec un garçon pas à une manif L214... Où tu es toute seule avec un mec et un mégaphone, ajouta-t-elle sournoisement. Ce qui les intéresse c’est de plonger dans ton décolleté !

— N’importe quoi ! Et puis ce n’est arrivé qu’une fois. Et il pleuvait, les gens ne sont pas venus sinon on aurait été plus !

— Ah oui ? Tu peux me citer un autre vegan sur cette planète ?

— Euh… Jude ! Jude est veganne !

— Jude ? Law ? L’acteur ?

— Non, Jude Perterson en 4.3. Elle est avec nous en Musique et elle est veganne.

— Jude Peterson ? Jude Peterson ? La nonne ? Tu es sérieuse ? Cette nana n’a ni télé, ni radio, ni musique, elle s’habille avec des sous-pull et un ciré quel que soit le temps qu’il fait et passe son temps à lire le Copain de MonteCristi !

Le Comte de Montecristo, reprit Rachel en levant les yeux au ciel.

— C’est pareil ! Cette nana n’y connaît rien aux mecs. Elle pense qu’en se faisant la bise elle pourrait tomber enceinte. Et c’est elle que tu me cites comme exemple ? Okay. Je vais devoir intervenir si je veux que tu t’en sortes Samedi. Tu veux que je te prête des vêtements ?

— Lequel ? Ton haut bleu décolleté avec vue sur les montagnes ?

— Oui pourquoi pas. Il faut savoir se vendre.

Rachel jeta un œil sur la poitrine de son amie et sur la sienne. Et fut rapidement convaincue que ce haut ne lui conviendrait pas.

— Si tu veux bien je vais me débrouiller moi-même pour choisir mes vêtements.

— Tu as donc décidé de tout saboter ? Répondit la blonde avec un sourire.

Rachel était partie pour lui répondre. Une réponse cinglante qui n’aurait laissé à Tina aucun moyen de rétorquer quoi que ce soit. Une phrase d’une répartie qui serait certainement entrée dans le Guinness Book des records. Seulement voilà, bien qu’elle fut prête à lancer ce qui aurait pu être la vacherie de sa vie, la sonnerie de reprise des cours mit fin à leur conversation la privant de son moment de gloire. Par respect pour l’établissement et les cours qui reprenaient, Rachel préféra garder sa réplique pour elle. A une autre occasion, elle s’en resservirait sans doute. Sauf s’il faisait trop beau. Ou trop de pluie. Ou trop de vent. En tout cas, Tina ne perdait rien pour attendre.

Ce Mercredi après-midi, moins d’une dizaine de vêtements étaient étalés sur le lit. Elle aurait sans doute mieux fait de demander une partie de la garde-robe de Tina. Mais non, elle tenait à se débrouiller par elle-même.

Pour cela elle s’était organisée une séance d’essayage. Rapide. Elle n’avait finalement retenu qu’une tenue. Elle avait mis les bouchées doubles. En plus du maquillage elle avait enfilé une jupe volante blanche à pois qui s'arrêtait aux genoux et passé des chaussures à talons. En haut un bustier blanc tout simple, avec quelques dentelles au bout des manchettes. Une veste en jean bleu ciel finissait de parfaire le tableau. C'était l'une des rares fois où elle pouvait sortir avec lui. Soit elle était régulièrement collée par Soeur Marielle, soit elle ne pouvait plus sortir parce qu'elle était saturée de sa semaine et qu'elle avait besoin d'être au calme. Mais cette journée devait être exceptionnelle. Elle sourit.

Puis elle se regarda de nouveau dans le miroir, comme si elle se découvrait pour la première fois.

Son sourire s’effaça. Elle ne voyait plus la jolie jeune fille de seize ans, mais juste une pâle copie de Tina. Comment pourrait-elle porter des choses aussi voyantes ? Comment pourrait-elle faire quoi que ce soit qui puisse la mettre en avant ? Elle prit un gant et le mouilla légèrement, puis se le passa sur le visage.

D'aussi loin qu'elle remontât dans ses souvenirs, la vie lui avait appris que la discrétion, l'invisibilité, la disparition était la seule issue possible.

Elle se revit soudain huit ans plus tôt, en primaire, se précipitant dans la cour de l'école pour aller jouer avec des camarades de sa classe et entendre l'une d'entre elles dire avec mépris « Laissez tomber les filles, c'est la chtarbée, on ne va pas jouer avec elle, il paraît qu'elle porte-malheur ». Les enfants sont cruels à cet âge… Alors elle se revit, quatre ans plus tôt, à son entrée au collège avec sa classe. De tous nouveaux camarades, totalement inconnue d'eux. Et elle se souvint de son professeur principal, qui était venu la présenter à la classe, s'adressant à sa professeur de Français « Vous voyez la petite au fond là-bas, Brenetstein je crois, il faut vous la coller dans l'oeil il paraît qu'elle a failli brûler son ancienne école… Vous savez comment sont ces gens-là... » Et ses camarades le même jour « Alors la foldingue, comme ça tu cours nue dans les rues ? C'est la cousine du voisin de la meilleure amie de ma mère qui l'a dit... » Les enfants sont cruels à cet âge… Alors elle se revit une dernière fois… Treize ans auparavant… En Preschool… Elle avait voulu jouer avec une poupée de la classe, poupée qu'une autre enfant avait convoitée pratiquement dix secondes plus tard qu'elle… A la récréation des camarades avaient décidé de lui jeter des cailloux pour se venger… Les enfants sont cruels à cet âge… A quel âge ne le sont-ils pas ?… Heureusement il y a les adultes… Euh non. En fait non.

Elle cligna des yeux plusieurs fois pour essayer d'effacer ces souvenirs et fit résonner Riders On The Storm dans sa tête…

La vie lui avait appris à disparaître. A disparaître à l'école déjà… Pour toutes ces raisons et quelques profs fachos… Et à la maison ensuite pour échapper aux disputes parentales. C’était à ce moment-là qu'elle avait commencé sa crise d'adolescence… A huit ans.

Sans parler de son « truc » comme disait Tina… Son truc… Tout avait commencé lors de l'incident… Rachel avait trois ans. Sa mère et elle étaient parties faire des courses dans le plus grand centre commercial du secteur comme tous les samedis après-midi. Leur après-midi filles… Comme tous les samedis après-midi, sa mère l'avait laissée au rayon livres, et elle venait la voir toutes les trois minutes. Rachel avait l'habitude. Comme tous les samedis après-midi, elle s'asseyait tranquillement sur les rayons et prenait le premier livre qui venait à condition qu'il y ait un lapin sur la couverture. Puis elle tournait les pages. A trois ans elle savait déjà lire un mot ou deux et parfois elle comprenait même quelques pages. Elle n'avait jamais su comment elle avait appris à lire les mots… A trois ans…

Mais ce samedi, n'avait pas été un samedi comme les autres. Rachel avait pris Bon appétit Monsieur Lapin… Mais soudain, l'histoire n'avait plus aucun sens. Ce n'était pas les mots qu'elle avait sous les yeux… C'était comme s'ils se mélangeaient avec d'autres mots qu'elle n'avait jamais entendus. Monsieur Lapin n'aimait plus les carottes mais il ne voulait pas non plus que Philippe vienne manger ce soir à la maison parce qu'il n'y avait rien de prévu… Alors Monsieur Lapin décidait de partir de chez lui pour voir les autres animaux mais il avait aussi particulièrement envie de chocolat, pas celui-là non, celui-ci avec les noisettes… Alors Rachel prit peur. A trois ans on avait le droit d'avoir peur d'un lapin, fut-il dessiné. A trois ans on avait le droit de vouloir sa maman et rentrer à la maison. Alors Rachel s'était levée, et elle avait regardé autour d'elle. Et elle avait cherché sa mère. Et elle ne l'avait pas trouvée. Et malgré le fait qu'elle ait fermé le livre et qu'elle l'ait laissé loin d'elle, elle entendait encore ces voix dans sa tête. Elle ne devait pas toucher à ça, ça coupait on le lui avait déjà dit ! Mais Rachel ne touchait rien ! Est-ce que le poissonnier pouvait lui remettre un filet plus gros à la place de celui qu’elle avait déjà ? Mais Rachel ne voulait pas de poisson, elle voulait sa maman. Toutes ces voix dans sa tête comme autant de petits insectes qui auraient décidé de marcher sur elle et dans ses vêtements. Rachel s’était mise à courir dans le supermarché, bousculant sans le vouloir, et sans les voir, les gens sur son passage. Une petite. De trois ans. Courant dans tous les sens dans les rayons et appelant sa mère ! Mais les voix ne la quittaient pas ! Et par dessus les grosses voix des messieurs mal aimables bien décidés à apprendre à cette morveuse quelques règles de politesse ! « Dis donc petite, tu peux pas r’garder d’vant toi ? Isson où tes parents que j’leur apprenne comment s’tenir ? » Alors Rachel se vit dans les yeux de tous ces messieurs. Elle minuscule et eux gigantesques ! Au moins trois mètres de haut ! Leurs voix fortes et graves ! Terrifiantes ! Comme des voix de géants, ou d’ogres dans sa tête. C’est vraiment n’importe quoi les enfants de maintenant, je vous jure ! … Encore une fille du patelin qui se comporte comme ces ploucs ! … Le monde autour d’elle se mit à tourner de plus en plus vite, et elle se débattait dans tous les sens, pour essayer de faire partir ces millions d’insectes rampants dans son crâne qu’elle entendait encore et encore. Regardez, qu’est-ce qu’elle a ? « Mais tu vas te calmer la môme ? » Elle est bizarre à tourner comme ça ? Où sont ses parents ? « Je vais finir par t’en coller une ! Où sont ses parents ? »Et le monde tourne, les voix braillent, le monde, les voix, les voix, les voix. Alors Rachel hurla ! Puis le noir.

Les médecins l'avaient examinée. Rachel n’aurait su dire combien de temps avait duré l’évanouissement mais lorsqu’elle s’était réveillée, dans une ambulance toute blanche, sa mère était à ses côtés avec un monsieur qu’elle ne connaissait pas. Plutôt mince et jeune. Beaucoup plus jeune que tous ceux qui « voulaient lui mettre une trempe et montrer à ses parents comment élever leur môme ». Il la regardait en souriant et en pressant une espèce de sac transparent contenant un liquide qui… S’écoulait dans son bras avec une seringue ? Elle se mit à pleurer. Soudainement ça faisait mal dans son bras, maintenant qu’elle avait vu l’aiguille. Mais Sarah la rassura aussitôt et lui demanda ce qu’il s’était passé.

Elle le lui avait alors expliqué avec le maximum de détails dont elle pouvait se souvenir. Puis sa mère lui avait dit que tout se passerait bien, que c'était fini maintenant… Mais qu'est-ce qu'elle raconte ? Que lui arrive-t-il ?… Rien ! Il ne lui arrivait rien, elle entendait des voix partout ! … Sa mère s’était figée. Elle venait de répondre exactement à ce qu'elle avait en tête. Alors une fois à l’hôpital avec les médecins, c’était Sarah qui leur avait expliqué le problème. Sans succès. Dans un premier temps ils l’avaient écoutée et avaient procédé à toute une batterie d’examens neurologiques sur Rachel. La petite avait eu peur mais sa mère était à côté d’elle et lui disait combien elle était fière d’elle et combien elle la trouvait courageuse. Alors Rachel avait été une grande, comme celles qu’elles voyait par delà la barrière de l’école. Comme celles qui s’habillaient avec des hauts courts et qui mettaient des boucles d’oreilles en forme de Lune. Rachel aussi était grande et était bien capable de résister à ce gros tuyau de plastique qui faisait tous pleins de bruits. Si maman le lui disait c’était que c’était vrai, non ?

Puis les médecins, ne trouvant rien de particulier, l’avaient orientée vers une psychiatre plus aguerrie pour les… Enfin, vous savez… Il y a certaines personnes qui présentent… Des troubles… Bien sûr à trois ans c’est assez rare, mais ça c’est déjà vu… Et… Hum… Avait-elle pris des traitements pendant la grossesse, comme quelque chose pour réguler la dopamine. Ou avait-elle eu une infection… On peut dire que Sarah s’était un peu énervée, dans ce mauvais remake de l’Exorciste, où l’on faisait passer sa fille pour une schizophrène. Elle avait expliqué que rien n’était inventé et que s’ils n’en savaient rien qu’ils lui trouvent de vrais médecins.

La psychiatre, qui s’appelait Charlen et était une jeune diplomée d’une petite trentaine d’années, s’était prise d’affection pour Rachel. Elle avait constaté elle aussi les dispositions particulières de la petite. Et comme elle n’avait rien constaté d’anormal dans ses examens elle s’était résignée à accepter l’évidence sans explication. Rachel aussi aimait bien Charlen mais les autres spécialistes ne voyaient pas du tout d’un bon œil ce lien affectif et ils ne purent s’empêcher de couper court à la relation fraternelle qui s’installait.

Après qu’ils eurent considéré que sa mère était folle, après qu’ils l’eurent menacée des services sociaux pour harcèlement moral sur mineur, Rachel leur dit qu'il ne fallait pas qu'ils croient que l'hématome intercostal soit le fait d'une violence maternelle,c'était elle qui s'était fait ça en tombant contre une branche. Les médecins, bouches bées, les avaient laissées partir.

La vie avec son père lui avait toujours paru agréable. Elle se souvenait de la balançoire, de son premier vélo, de la fois où elle était tombée sur son genoux et qu'il avait enlevé tous les petits cailloux un par un en lui racontant l'histoire de la petite fourmi qui avait besoin de venir chercher toutes les pierres pour construire son château… Ce n’est qu’après qu’il avait changé.

Les premiers temps en famille avaient été heureux. Ils habitaient à l’époque à Worcester, Massachusets. Une ville bien pensante, bien pratiquante. Si les communautés juives étaient acceptées, il transpirait de cette ville une vieille odeur rance de rejet de « pas-comme-nous ».

Elle grandit tranquillement, dans une famille heureuse, sans histoire. Certes, il n’était pas possible de lui faire des surprises « Maman, Papa dit que l’on va pêcher Samedi. », de lui offrir des cadeaux d’anniversaire « Papa m’a trouvé l’aquarium que je voulais ! », de lui raconter des blagues « Est-ce que ça finit par ‘plus un zeste’ ? », de la faire rêver « Maman, je t’ai mis la dent sous la veilleuse, tu n’auras pas besoin de chercher ». Mais Sarah et son mari s’en étaient accommodés, sa mère avait bien compris qu’elle ne le faisait pas exprès. La plupart du temps, ils en riaient franchement.

A l'époque, elle allait souvent jouer avec Timmy. Comme tous les enfants de cet âge, leur relation était je-t 'aime-moi-non-plus : un coup meilleurs amis du monde, un coup ennemis jurés. Mais toujours était-il que tous les week-ends ils étaient fourrés ensemble. Ce n'est que lorsque, plusieurs fois de suite, Rachel semblait finir ses phrases que Timmy commença à changer… Au début il s'emportait un peu lorsqu'elle finissait ses phrases « Ca va madame-je-sais-tout ! »… Et puis petit à petit il n'était pas toujours disponible pour jouer « oui-tu-comprends-c'est-un-truc-de-garçon »… Et un jour qu'il avait exceptionnellement accepté de jouer avec elle chez lui, elle avait voulu être la plus polie possible avec sa mère et lui. Elle s’était dit que si elle se montrait gentille et polie, et aimable, et souriante, et bien élevée comme l’avaient éduquée ses parents, peut-être que Timmy et elle se rapprocheraient comme avant. Alors Rachel avait répondu très poliment à la maman de Timmy qu’elle adorait la glace au caramel et que c’était vraiment très gentil d’avoir préparé une tarte aux fraises maison avec une citronnade. Et elle avait dit à Timmy comme elle avait très envie de jouer à Big Jim avec lui, que cela faisait très longtemps qu’elle n’avait pas casser la figure à Zorak son ennemi juré. Tout cela, Rachel l’avait dit avec beaucoup de gentillesse dans la voix et un grand sourire ravi et sincère. Oui. Tout cela elle l’avait fait. Alors elle n’avait pas compris pourquoi ils la regardaient avec des airs ahuris et un peu terrifiés. Elle n’avait pas compris non plus pourquoi Timmy lui avait lancé d’un air si glacial, qu’Elsa elle-même en aurait tremblé, « tu es vraiment une anormale ! Tire-toi de ma maison ! ». Elle n’avait pas compris pourquoi la mère de Timmy comme dans un état second avait attrapé le téléphone et appelé Sarah pour qu’elle revienne chercher sa fille, tout ça sans quitter Rachel des yeux. Elle n’avait pas compris tout cela parce que la chose dont elle n’avait pas conscience était qu’elle avait répondu à toutes ces questions avant même qu’ils ne lui aient demandé quoi que ce soit.

De ce jour, plus rien ne fut comme avant. Ses parents étaient venus dans l’heure… Non dans la minute… Non à une vitesse hyper-méga-ultra luminique, plus vite que le Faucon Millénium, chez Timmy, pour récupérer leur fille. Ils avaient discuté longuement avec la mère de Timmy... Voyons il ne faut pas réagir comme ça, elle a parlé sans dire du mal… Je n’avais rien dit, cette fille… Cette… Chose ! Est entrée dans ma tête… Dans MA tête ! Je me sens sale… Je sens comme ses pattes sur moi… Sortez d’ici tout de suite ! … Allons Bridget calme-toi… DEHORS ! … Alors ils étaient partis. Et environ une semaine plus tard, ils avaient de nouveau tenté de s’expliquer avec les parents de Timmy, les deux cette fois, autour d’un verre. Peine perdue. De là Timmy avait commencé à l’insulter devant les autres et à raconter des choses sur elle. Ses parents avaient laissé courir des rumeurs monstrueuses… Vous savez comment sont ces gens-là… Depuis la Bible ils vénèrent des faux-dieux et pratiquent des cultes bizarres, il paraît qu’ils adulent des créatures mi-hommes mi-animaux… Et du coup… Le déménagement.

La petite n’y pouvait rien, elle ne faisait pas la différence entre les pensées des gens ou de vraies paroles. Pour elle, le son était le même. C’était quelque chose qui résonnait dans sa tête comme elle l’aurait entendu avec ses oreilles. Il n’y avait pas de sifflement, pas de lumière féerique, pas d’étoiles devant les yeux, pas de son de radio digne d’un vieux TSF, rien qui le distinguât d’un son produit par la voix humaine. C’est pourquoi, pour peu que Rachel ne fût pas dans la même pièce, il lui était très difficile de savoir quand ses parents avaient parlé et quand ils avaient juste pensé. Bien sûr les fois où elle était avec eux et qu’elle entendait leurs voix sans les voir remuer les lèvres, elle comprenait ce qui se passait. Mais le reste du temps il lui était impossible de faire la différence.

Quand ils s’étaient installés dans leur nouvelle vie… Ville… Tout avait bien démarré. Même ses parents n’avaient pas eu besoin de quitter leur travail, les deux sociétés leur ayant trouvé un poste dans une succursale de Floride. Et malgré la route, tous les jours, son père allait travailler dans son entreprise. Bon, bien sûr, il rentrait plus tard qu’auparavant… La route… Mais, la route, au fur et à mesure des mois, se faisait de plus en plus longue, à moins que ce ne fut l’entreprise qui fut de plus en plus loin. Toujours était-il qu’il rentrait chaque fois un peu plus tard, et un peu plus ailleurs. Mais dans l’ensemble, la vie avait repris son cours normal. C’était là qu’elle avait fait la connaissance de Tina.

Lors du déménagement, c’était un après-midi pluvieux, les parents de Tina les avaient vus de l’autre côté de la rue et ils étaient venus spontanément leur donner la main pour décharger. Ils avaient pris en pitié ce couple avec cette petite fille, envahis de cartons tous plus lourds les uns que les autres, sous une pluie battante. Cherryl avait été la première à les rejoindre avec un parapluie et elle avait proposé que Rachel rentre chez eux jouer avec sa propre fille qui devait avoir son âge. Les parents de Rachel, quelques secondes interdits, avaient assez rapidement accepté l’aide. Puis ils s’étaient tous retrouvés chez les parents de Tina pour prendre un café bien chaud et bien mérité. Là Tina lui avait montré sa collection de GI Joe parce que Barbie ça va un temps mais cette poupée elle est vraiment trop obnubilée par ses fringues… Tina avait bien changé quand on y repensait...

Mais plus tard… Sarah n’avait pas été dupe. Les réunions imprévues de fin de journée, avec Sophie, la secrétaire de son mari âgée de cinq ans de moins qu’elle. Etrange comme les dossiers avaient besoin d’être relus aussi fréquemment. Tu n’y connais rien Sarah, arrête avec ça. Il n’y a rien entre Sophie et moi, la preuve c’est que Philippe était avec nous. Il eut mieux valu entendre ça que d’être sourde. Au début, ses parents parlaient bas. Plutôt tard, le soir, au lit, pour ne pas la réveiller. Et puis, petit à petit, les conversations avaient empiété sur la vie de famille. Le matin d’abord, quand la veille au soir la conversation n’avait pas pu être terminée. Puis sur le soir… Le goûter… Le midi... Bref tout le temps.

Mais ceci n’était rien comparé au comportement de Fabrice. La conversation avec les parents de Timmy et le déménagement avaient eu des conséquences. Il avait changé. Au début, ce n’était rien. Des petits bouts de phrases, de ci de là, qui lui auraient échappés, ou que Sarah aurait mal compris. C’était fini les petites fourmis qui allaient récupérer les cailloux pour le château. Nom d’un chien Rachel ! Tu ne peux pas faire attention ? Vas te laver et frotte pour m’enlever ces graviers. C’étaient fini les histoires du soir, avec le câlin des bras de papa surtout les soirs des journées où elle s’était fâchée avec Tina. Et un jour, fatiguée de tout ça Sarah l’avait interrogé ouvertement sur ce qu’il pensait. Rachel ne se souvenait plus très bien de ce qu’il avait répondu mais peu de temps après elle avait pu constater qu’ils ne cherchaient plus à faire semblant. La séparation lui avait été annoncée deux ou trois jours plus tard. Le temps que son père trouve un appartement du côté d’Opsrey, Sarrasota, près d’un Walmart.

Bon le divorce, bizarrement, s’était très bien passé. Comme ni l’un ni l’autre ne voulait plus avoir de contact, ils s’étaient assez vite mis d’accords. Et tous les quinze jours, Rachel changeait de décor. Au début elle était ravie de passer quinze jours avec son père. Il lui manquait et tout ce qu’elle vivait au quotidien, elle avait envie de le lui faire partager le plus vite possible. Mais la rencontre n’était pas réciproque. Elle ne faisait jamais ce qu’il fallait, il y avait toujours quelque chose qui n’allait pas, et les bisous et les câlins avaient disparus. Elle avait aussi remarqué, par petites touches, sans vraiment y faire attention au début, une deuxième brosse à dent… Une brosse à cheveux… Mais les brosses c’est pour les cheveux longs, non ? Et surtout… Une culotte en dentelle dans le panier de linge. Et puis petit à petit, son père avait laissé passer des semaines parce que tu comprends j’ai beaucoup de boulot… parce que tu comprends ça tombe mal ce week-end j’ai des choses à faire et ça me prend tout de même deux heures de route juste pour ça… Et un week-end, plus rien. Pas un coup de fil, rien. Juste une petite fille à la porte de sa maison, ses valises prêtes, qui attendait son père. Cinq ans plus tard, elle l’attendait encore.

Alors Rachel s’était rapprochée de sa mère et de Tina.

Rachel ne se souvenait plus très bien si c’était Tina ou elle qui était à l’origine du « truc » mais le mot était restait et convenait très bien à Rachel. Ca s’était fait tout naturellement, pendant une partie de poupées. Rachel avait les mêmes idées que Tina au même moment. Mais ces idées étaient vraiment leurs propres idées. Ce n’était pas Rachel qui copiait Tina. Etrangement avec sa nouvelle amie, Rachel n’avait jamais réussi à lire dans son esprit. Et cela lui faisait un bien fou. Cela la reposait. Elle pouvait être elle-même et avoir ses propres pensées sans craindre jamais que cette identité ne fut celle de l’autre, contre son gré. L’un dans l’autre Rachel avait expliqué à Tina sa faculté. Tina avait ponctué l’explication d’un « ah bon ! Mais tu aimes toujours les cookies ? », les filles avaient éclaté de rire et c’en était fini, elles étaient reparties dans leur jeu.

De ce jour elles ne s’étaient plus jamais quittées.

Sarah n’avait pas vécu la séparation aussi… Sereinement… Forcément, onze ans de vie commune, une fille, tout ce par quoi ils étaient passés… Ca ne s’était pas fait tout seul. A choisir entre un homme avec qui elle avait vécu onze ans mais qui reniait sa fille, et la chair de sa chair, le sang de son sang… Elle n’avait pas hésité une minute. C’était son instinct de mère qui parlait, peut-être aussi son côté Juif mais sûrement et avant tout de mère, et rien n’aurait pu lui faire changer d’avis. Rachel était tout pour elle. Dès l’accouchement. C’était un souvenir merveilleux, une vraie torture certes, mais c’était merveilleux. L’accouchement avait été difficile, il avait fallu l'ouvrir un peu pour que Rachel puisse passer. Puis on l'avait recousue. Les soins avaient duré une petite demi-heure, sans anesthésie. En tous les cas, pas une anesthésie suffisante pour que Sarah en garde un bon souvenir. Mais lorsque tout fut terminé, elle avait eu sa fille dans les bras et avait tout oublié.

Fabrice avait bien tenté de lui distiller des remarques acides, traitant Rachel d’anormale. Mais à tout bien y réfléchir, de nombreuses femmes mettaient au monde des enfants trisomiques et elles ne s’en séparaient pas pour autant. Après tout, ils étaient plutôt heureux, Rachel était jolie, intelligente, bourrée d’humour, ne présentait aucune anomalie de santé si ce n’était… Et encore… Ils s’en sortaient beaucoup mieux qu’une trisomie. Fabrice n’était plus de cet avis depuis bien longtemps. Depuis le jour du retour précipité à la maison après le coup de fil. Sarah se souvenait de cette scène comme si elle se déroulait sous ses yeux à chaque fois. Elle aurait aimé l’effacer de sa mémoire définitivement, mais ces moments ne la quittaient plus, ils envahissaient même ses nuits. Et sans l’aide de sa copine Benzo elle ne pourrait plus dormir certains soirs.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Rachel quelle est la première règle de la maison ?

— De ne pas lire dans les pensées des gens ?

— NE PAS LIRE LES PENSEES DES GENS ! Y a-t-il un mot compliqué dans cette putain de phrase ? File dans ta chambre et réfléchis à ce que tu viens de faire !

Rachel était partie en pleurant, terrorisée par le ton de son père. Sarah était intervenue une fois que la porte de la chambre de sa fille se fut refermée sur les sanglots déchirants. Elle entendit sa fille répéter entre deux hoquets « J’ai pas fait exprès… J’ai pas fait exprès... » Sarah interrogea Fabrice sur son comportement.

Enfin, Sarah… Tu ne te poses pas de questions toi ? Tu trouves ça normal ce qu’ils ont dit ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire de lire dans la tête des gens ? Tu as vu ce soir ? Encore ? Elle répond aux questions avant même qu’on lui pose ? Elle ne te fait pas peur parfois ? … Peur ? … Peur ? … C’était sa fille ! Comment sa propre fille pouvait-elle lui faire peur ? C’était donc ça. Il avait peur de sa fille... Il ne dormait plus, lui ! Il y pensait toutes les nuits… Elle ne lui avait pas répondu. Pourtant, elle aussi en avait perdu le sommeil. Mais sa fille n’y était pour rien. Seulement, le sentir se tourner et se retourner dans le lit, le sentir se lever au bout d’un moment et finir la nuit seule dans le lit… Ca, oui ça l’empêchait de dormir. Elle en pleurait même des fois. Et puis Rachel avait eu un jour sa phrase malheureuse. Sarah avait bien senti que Fabrice avait la tête ailleurs, ce qu’elle n’avait pas envisagé c’était qu’il pensait à Sophie tout le temps. Alors quand Rachel avait dit qu’elle entendait tout le temps le nom de Sophie revenir, Sarah avait vite compris. Mais cela encore, ç’aurait pu passer. Mais lorsqu’elle avait vu le visage que Fabrice avait affiché et le regard noir et haineux qu’il avait jeté à sa fille, SA fille… Son sang n’avait fait qu’un tour. Elle savait que son mari était à cette seconde précise devenu un étranger et que plus jamais elle n’aurait de point commun avec cet homme. En un instant il venait de balayer, d’effacer onze ans de vie commune, de souvenirs en tous genres. A cet instant sa nouvelle vie commençait. Sans lui. Mais AVEC Rachel.

Après son divorce, Sarah s’était totalement consacrée à sa fille. Au point d’en oublier son propre bonheur. Bien sûr, il y avait eu des hommes qui s’étaient un peu approchés d’elle, mais elle affichait ce visage, volontairement ou non, des femmes désabusées et lasses qui font que les gens, inconsciemment, se détournent de votre route avant même de vous avoir croisée.

Finalement, la vie avait repris son cours.


Texte publié par Aymris, 9 décembre 2024 à 20h13
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