La journée commençait au lever du soleil. Septembre. Judith sortait de son lit d'appoint les articulations raides. Ce n'était pas dû à quelque rhumatisme, loin de là. En presque deux ans, elle avait dû s'habituer à travailler avec ses mains, ses bras, ses jambes, toujours debout, à percer des trous à la chaine. Le seul emploi qu'elle avait trouvé. Une petite usine qui fournissait des plaques de métal pour la construction de containers qui se retrouvaient ensuite envoyés vers les ports industriels. Une petite usine qui se trouvait à une heure du petit logement rue du Chevalier de la Barre.
Judith se levait, s'étirait, faisait quelques mouvements, se penchait un peu en avant, la main droite sur les lombaires, la main gauche appuyée sur la table. Crac. Elle était épuisée. Se lever à l'aube, faire le trajet sans avoir beaucoup mangé, et pointer, et rester debout, et faire des trous. Encore et encore. Et encore. Il était certain que si elle avait eu la faculté de lire dans les feuilles de thé ou dans le marc de café, deux ans auparavant, elle ne l'aurait pas cru. En être là, aujourd'hui. Des valises sous les yeux. Valises qui ne semblaient plus pouvoir disparaitre. Indélébiles. C'était une belle femme, pourtant. Mais deux ans suffisaient à ravager la beauté, la ronger de l'intérieur. Les répétitions des mouvements servaient de crédo. Je lève la perceuse, je baisse la perceuse. Bandit manchot pour des gains bien faibles.
Rien n'effaçait le souvenir. Les jours riches, heureux. Elle et son mari avaient formé dès le départ un couple en vogue. A l'époque, elle n'avait pas encore fini son doctorat. Elle était brillante, et marchait sur les traces de ses illustres prédécesseurs, elle, la petite femme brune aux yeux pétillants, qui passait son temps à lire et à étudier, et à écrire des papiers pour des conférences. Didier n'était rien de tout ça. Il était un homme d'action, que ses études en sciences politiques, pas vraiment achevées avec les félicitations, avaient mené au militantisme politique. Dans la haute société, bien entendu. Un Henry qui se tournerait vers le communisme ne serait plus un Henry. La famille, anciennement royaliste, mais surtout chrétienne convaincue, avait engendré le parfait héritier d'une lignée soit disant pure, un jeune homme fort, vertueux, avec de l'ambition, naturellement. Ne jamais regarder en bas. Le Parti du Maréchal était celui qui correspondait le plus à sa vision. Les parents de Judith avaient eux aussi assisté à plusieurs meetings. On parlait des élections en Allemagne, de la situation en Italie. De ce qui gangrénait la France. Un meeting, rien d'autre. Il n'avait fallu qu'un meeting pour que Judith rencontre Didier. Un seul. L'unique meeting auquel elle avait participé, estimant que ces gens là étaient un peu trop extrêmes dans leurs idées. Elle s'était pourtant bien gardée de partager ce point de vue avec ses parents.
Néanmoins, elle avait été attirée par le charismatique Didier, qui montait, obtenait des responsabilités, prenait du galon au sein du parti. Un homme de principes, de valeurs. Mêmes si elles divergeaient des siennes. Didier et son regard flamboyant, ses cheveux de feu, ses manières assurées, sa conviction. La fougue incarnée. Un ambitieux. Et malgré elle, son cœur s'était mis à battre à son contact.
Alors qu'elle prenait une tasse de café et qu'elle mangeait un quignon de pain, elle songea qu'elle aurait mieux fait de s’abstenir, ce jour de 1932. Puis elle pensa à Jérémie. Sa seule raison de vivre à présent. Si elle n'avait pas écouté ses parents ce jour là, elle n'aurait jamais rencontré le père de son Trésor. Mais elle n'avait jamais rêvé, ni même envisagé, qu'ils puissent vivre une telle vie aujourd'hui. La Guerre, alors, n'était pas au goût du jour. On ne parlait même pas de conflits. On parlait seulement de garder nos frontières, de récupérer l'Alsace, qu'on n'avait pas pu ravoir en 1918, que la France redevienne la France. Des choses comme ça. Elle s'était contentée, de son côté, de finir sa thèse sur Kiekegaard. Ha! Kiekegaard, elle s'en moquait bien, aujourd'hui!
Du temps où son ventre s'arrondissait, elle avait tout de même pris peur pour l'avenir. Dans quel monde viendrait leur enfant? Sa thèse finie, elle avait obtenue un poste d'enseignante au Lycée Henri IV. Un très bon poste, dans un établissement prestigieux. Elle était, aussi, la femme de Didier de Henry, devenu en quelques années un des secrétaires du Maréchal. Son monde avait basculé quand Didier était devenu le secrétaire du Conseil. Un poste élevé. La guerre n'était pas encore déclarée, on ne la voyait même pas venir. Mais elle avait entrevu les premières dérives effectives.
Le Protocole. Quand elle y pensait, elle en avait encore la chair de poule. Elle avait fait ce qu'elle avait pu pour s'y opposer. Femme de Didier, elle avait été bombardée membre du comité d'éthique. Et ce comité avait débattu pendant de longues semaines. Un sujet difficile. Dangereux. Pas de retour en arrière possible. Elle n'avait pas voulu discréditer son mari, bien passive qu'elle était. Et elle se disait philosophe? Ha! Un cerveau, certes! Mais lâche! De toute façon, sa seule voix n'aurait rien empêché. Elle avait bien vu que le comité était, de toute manière à la botte du conseil, et que ces débats n'étaient que pour faire croire qu'on s'en inquiétait, qu'on n'était pas des monstres. Le faire croire à qui? Puisque de toute manière, le Protocole était un projet secret.
Des frissons, oui. Elle quitta le petit appartement du cinquième étage après avoir laissé un mot et quelques francs à Jérémie, qui se lèverait un quart d'heure après son départ. Ils ne se voyaient presque jamais. Elle partait trop tôt, revenait tard. Ils dînaient, discutaient un peu, mais le plus souvent, leurs repas étaient faits de silences, de non dits. Elle aurait voulu dévoiler ces détails à son fils, mais certaines choses étaient bien mieux sous cloche hermétique, quand aucun son ne pouvait en sortir. Il fallait oublier ça. Et puis, la Libération avait certainement mis fin à tout ceci. Elle avait quitté le comité après la décision prise et n'avait plus jamais eu vent des répercussions de ce vote déterminé d'avance. Elle avait, au bout du compte, fermé les yeux, ignoré la chose, concentrant toutes ses pensées sur Jérémie.
Elle prit une grande inspiration, et sortit de l'immeuble. Elle avança dans les décombres et marcha silencieusement, croisant quelques passants, pendant une bonne vingtaine de minutes, jusqu'à la Gare du Nord. Là, elle devait prendre un train pour Moisselles. Il avait fallu que l'usine se trouve loin, en banlieue. Enfin, c'était déjà ça. Au moins, il y avait une gare. Une bonne partie de son salaire partait dans les transports. Une autre partie était consacrée à Jérémie. Pour le reste, elle faisait en sorte de ne pas mourir de faim et de ressembler à quelque chose de vaguement humain.
Contrairement à Jérémie, elle parvenait à se faire de bonnes relations dans son entourage. Des amies? Certes non! Disons des personnes qui acceptaient de l'avoir à leur table, de lui passer le sel et le broc d'eau, et de marcher avec elle jusqu'à la gare, parfois. C'était souvent tendu. Comme les autres n'osaient pas vraiment lui parler franchement, ils en restaient à des conversations d'usage très plates, dénuées de toute émotion. Du moins en apparence. On avait peur du regard des autres. Et parler à la veuve de Didier Henry, c'était quand même un risque. Même si elle n'avait jamais pris part aux décisions politiques, aux œuvres du gouvernement, elle devait tout de même avoir eu de sacrées affinités avec ces idées pour être restée là en silence, attendant que le temps passe.
Judith les trouvait bien hypocrites. Plus de la moitié de la société française avait été silencieusement d'accord avec la politique du Maréchal, bien avant qu'il ne gagne les élections de 1934, bien avant que la guerre ne soit déclarée, bien avant que... Et ces gens la jugeaient, elle, alors qu'ils avaient eu exactement le même comportement? Pitoyable, injuste, indigne.
Cette journée était similaire aux autres. Il suffisait de prendre la veille, de la copier, et de tamponner les dates du calendrier avec ce modèle. 18 août, 25 octobre, 3 mars... du pareil au même. Les différences étaient trop insignifiantes pour vraiment dépareiller. Debout devant le tapis roulant et la perceuse. Les plaques arrivaient, les unes après les autres, fixées, et le tapis s'arrêtait un moment, au bon endroit, Judith baissait la perceuse et une fois le trou effectué, la remontait. Plaque suivante! Elle rêvait de perceuses automatiques. Certaines usines étaient déjà équipées. Mais cette petite usine de Moisselles n'avait pas encore les moyens d'investir. Et au fond, tant mieux. Judith avait un revenu. Quand une barre de métal reliée à l'électricité prendrait sa place, il serait fort probable qu'elle se retrouve à la rue.
Elle repensait souvent à ce jour. Son mari, les mains attachées dans le dos, un sac de toile noire sur la tête, amené à la pointe d'une baïonnette vers un mur, au Jardin du Luxembourg, qu'on surnommait parfois Jardin des Traitres, pour y être fusillé. Derrière les barrières, la foule en délire conspuait le numéro 2 du gouvernement.
- A mort!
Quels idiots, il était là pour être tué. Il était attaché au piquet. On lui retirait son sac, pour le gens voient une dernière fois sa figure, et pour qu'il puisse voir sa famille. Judith et Jérémie, aux premières loges. Une femme résignée, poignardée intérieurement, et un adolescent désemparé, au regard fermé. Avait-il quelque chose à se reprocher? La rengaine habituelle. Regrettait-il d'avoir mené la France au bord du gouffre, d'avoir pactisé avec Hitler? Pas le moins du monde!
- Un jour vous regretterez ces décisions! Et vous, Français indignés, révoltés, qui vous targuez de la Libération! Vous! Où étiez-vous pendant tout ce temps? Vous me fusillez aujourd'hui, mais vous crèverez tous parce que vous êtes des lâches.
Le dernier discours du condamné. Judith, les larmes aux yeux n'osait pas regarder. Jérémie, la haine grandissante en lui, ne pouvait pas décoller ses prunelles de celles de son père.
On lui remettait le sac sur la tête. On comptait. Un homme avançait de vingt pas, se retournait, et pointait le canon de son fusil vers Didier. On ordonnait la mise à mort. Fin de Didier Henry. La foule continuait de hurler sa haine et sa joie. Le corps était emmené au loin. Pas de sépulture. C'était encore trop donné pour cette sale engeance.
Le lendemain, dans les journaux, on avait pu voir Didier sur son piquet, fusillé. Cette photo qui avait circulé partout, jusqu'à se retrouver dans les livres d'histoire. Cette même image qui hantait les nuits de Jérémie, lui qui avait gardé les yeux grands ouverts, le cœur au bord des lèvres, quand la balle avait pénétré la poitrine de son père.
Oui, Judith y pensait souvent quand elle montait et baissait la perceuse. Elle faisait des trous, encore des trous, comme on avait troué son mari. Elle se souvenait aussi de la distance. La Libération n'avait pas encore eu lieu que son mari lui avait suggéré d'emmener Jérémie avec elle en Suisse ou en Italie. Ce qu'elle n'avait pas fait. Elle regrettait aujourd'hui. Tout aurait été différent pour eux, peut-être.
**
Didier marchait dans les couloirs du palais du Maréchal. C'était une vaste demeure qui ressemblait à la Sorbonne, avec de hauts murs couverts de dorures et de tableaux. On aurait pu penser à Versailles, aussi, mais ce n'était pas aussi vaste. A côté du Louvre et du Jardin des Tuileries, c'était un très bel environnement pour le Conseil. Didier avait son bureau tout en haut, dans une pièce classieuse au mobilier chic datant du siècle dernier. Dans sa bibliothèque, entre livres de droit, de politique, d'histoire, se trouvaient quelques ouvrages de Proudhon et Thoreau. C'était son petit péché mignon, les écrits farfelus de ceux qui ne croyaient pas - ou plus - aux gouvernements.
Il avançait à grands pas, assez pressé. Il y avait du grabuge au sein du Conseil. La nouvelle était tombée le matin même, Montmartre avait été bombardée pendant la nuit et le Parti avait repris les commandes. Quelque chose clochait dans l'histoire, et il devait y mettre son grain de sel avant que ça n'empire.
Il ouvrit la porte de son bureau, y entra et referma derrière lui. Il alla s'asseoir dans son fauteuil style président, et empoigna le téléphone. Il posa l'appareil sur ses genoux, et décrocha. Trois chiffres seulement. Une sonnerie.
- Monsieur le Maréchal? Oui, ici Henry. Que s'est-il passé hier soir? La Résistance a été écrasée?
- Ha! Monsieur Henry, ne paniquez pas, nous avons gagné cette bataille.
- Dois-je vous rappeler que...?
- Que quoi, Henry? Nous devions écraser la Résistance, et nous l'avons fait! Le dernier bastion parisien a été balayé. Nous pouvons frapper Clermont-Ferrand à présent.
Didier resta interdit deux secondes. Il reprit ses esprits aussitôt. Ce n'était pas ce qui avait été convenu... mais d'un autre côté, le Maréchal prenait trop souvent des initiatives. Et ces initiatives pourraient valoir la fin du Conseil. Didier faisait de son mieux pour juguler la fougue du héros de la Première Guerre; une marionnette n'était pas censée penser par elle-même, voilà tout!
- Clermont ne doit pas être touché maintenant, monsieur le Maréchal. Ce n'est pas le bon moment.
- Pas le bon moment? Alors que nous sommes sur le point d'enrayer les dissidents de manière ferme et définitive? Vous n'y pensez pas! J'ai fait les deux guerres, Henry! Vous n'êtes pas payé pour élaborer des stratégies. Je suis le gouvernement!
- Certes.
Le Maréchal raccrocha. Didier affichait un petit sourire. Décidément, les gens étaient parfois bien stupides. Cependant, cela ne faisait pas ses affaires. Il reposa le combiné et joignit les mains, pouces posés sur l'arête de son nez. Il ferma les yeux et réfléchit quelques instants. Son rôle était de veiller au bon fonctionnement du système, de l'engrenage. Toute la mécanique devait être bien huilée. Et s'il était toujours là à l'heure actuelle, c'était parce qu'il était très bon dans ce domaine. S'il était parvenu à ce poste, ce n'était pas par hasard. C'était bien simple: dans son monde, dans son vocabulaire, le hasard n'existait pas. Tout était réfléchi, pensé, calculé au millimètre près, à la seconde près. On ne mène pas un gouvernement à l'improviste, ni par précipitation. Et le Maréchal allait bientôt l'apprendre.
Soit.
Il décrocha à nouveau le combiné. Huit chiffres cette fois ci. Il leva la tête vers le plafond orné d'enluminures. Il se dit que c'était vraiment m'as-tu-vu, ce bâtiment. Mais autant avoir l'air du contenu. Clinquant. De l’esbroufe. De l'impressionnant. Un petit sourire quand sa femme décrocha.
- Judith, c'est Didier. Comment ça va aujourd'hui?
- Tu appelles de bonne heure, aujourd'hui...
Ha! Sa femme n'était pas une intellectuelle pour rien. Elle remarquait toujours ses petites manies, et remarquait tout aussi bien quand il appelait trop tôt ou trop tard.
- Disons que nous avons un souci ici. Il se pourrait que je doive rester au Conseil plus tard que prévu.
- Allons, tu sais que tu vas rester plus tard que prévu. Très bien, mais ne rentre pas trop tard quand même. Tu as pensé à Jérémie?
- Bien entendu que j'y pense, voyons. Comment s'est passé le concours?
- Il ne m'a rien dit encore, je crois qu'il veut en parler avec toi.
- Je lui parlerai, va... je t'embrasse.
- A ce soir.
Il raccrocha. Oui, une longue journée l'attendait encore, alors que l'après-midi n'était pas encore commencé. Il reposa le téléphone sur son bureau et sortit une petite clé de la poche intérieure de sa veste. C'était une petite clé ronde à picots irréguliers qui rendaient le crochetage de serrure impossible. Il ouvrit le deuxième tiroir de droite de son bureau de ministre aux courbes style Empire. Il y avait un double fond escamotable. Il ouvrit ensuite une boite noire à l'aide de la clé et s'empara de quelques dossiers.
Le Protocole. Classé secret. Il posa un coude sur le bureau et le menton dans la paume de sa main. De l'autre main, il ouvrit le premier dossier. Il connaissait les détails, mais les relire lui permettait de se les remettre en tête, et avec toutes les pièces du puzzle gouvernemental dans lequel il baignait depuis des années.
Il prit un stylo dans le pot en face de lui et annota quelques feuilles. Le Protocole était une initiative secrète et devait le rester. Il souleva toutes les feuilles et tira la dernière. C'était un formulaire. Il cocha deux cases et écrivit: "ABANDON - DOSSIER CLASSÉ". Il n'y avait rien d'autre sur cette feuille. Seuls les destinataires savaient à quoi cela référait. Didier y apposa le tampon officiel puis il plia la feuille et la mit dans une enveloppe banalisée. Il referma le dossier et le rangea dans la boite noire qu'il referma à clé avant de repousser le tiroir.
Il passa un autre coup de téléphone. 19 chiffres. L'attente fut plus longue; après l'annonce officielle qu'aucun numéro de plus 8 chiffres existait, une deuxième sonnerie se fit entendre. Puis on décrocha. Didier parla clairement, récitant cette série sans la moindre hésitation:
- 79vbtfdap7951425hdtrf09.
- Ha, c'est vous, Henry, fit une voix feutrée au bout du fil.
- En effet.
- Quelles nouvelles?
- Abandon du Protocole.
- Déjà? Enfin, ça se sentait, avec les dernières nouvelles. Que fait le Maréchal?
- Il veut aller écraser Clermont-Ferrand.
Il y eut un petit rire étouffé dans le combiné. La Voix répondit rapidement.
- Comme c'est amusant. Bon. Protocole avorté. C'est noté. Bonne chance, Henry.
- Merci.
Il raccrocha, fit un mouvement de la tête pour se dénouer les muscles de la nuque et se leva. Il porta la lettre à côté de la cheminée. Il y avait là un petit tube qui passait les messages d'une pièce à l'autre. Il appuya sur le bouton "SL8", ouvrit le tube et y plaça la lettre. Cette dernière fut aspirée en quelques secondes et partit dans les méandres du Conseil, direction SL8.
Tout ce qu'il fallait faire pour maintenir le pouvoir entre les bonnes mains.
Après une longue journée à tout mettre en place, à tout corriger, il rentra chez lui rejoindre sa famille. Ils habitaient un riche hôtel particulier du côté du Panthéon, pas très loin du lycée Henri IV, où Judith travaillait.
Jérémie était isolé dans sa chambre. Il ne se sentait pas très bien depuis une semaine à cause de ce concours où son professeur de littérature l'avait envoyé, avec d'autres élèves parmi les meilleurs. Judith se trouvait dans le salon, à lire un roman de William Faulkner, qui avait obtenu le prix Nobel quelques mois plus tôt.
Didier posa son chapeau et son par-dessus sur le porte-manteau dans l'entrée et alla embrasser sa femme, puis voir son fils. Ce dernier se rongeait un ongle, assis sur son lit. Il avait seize ans et était promis à un brillant avenir.
- Bonsoir, Jérémie. Alors, comment ça va?
- Bonsoir, papa. Pas trop mal, mais j'ai peur d'avoir échoué.
- C'était quoi, le sujet?
- J'ai pas envie d'en parler...
- T'en fais pas, Jer'. Ce n'est qu'un concours qui n'a aucune conséquence sur ton avenir universitaire. Prends ça à la légère. Je l'ai jamais fait, ce concours, et ta mère non plus, alors ne te mets pas martel en tête. Que tu l'aies raté ou réussi... cela ne change rien pour nous, tu le sais, ça, hein? Tu es un garçon intelligent, brillant, et tu n'as pas besoin de ce concours pour nous le dire.
Il donna l'accolade à son fils et le serra dans ses bras. Jérémie avait souvent besoin d'être rassuré. Etre le fils d'une brillante philosophe et du premier secrétaire du gouvernement donnait beaucoup de stress et d'attentes. Les autres élèves comme les professeurs attendaient de lui l'excellence. C'était ça, aussi, d'être à Henry IV.
- Didier, il y a une assiette qui t'attends dans la cuisine! lui rappela Judith.
Quand on rentrait à 21h passées, on mangeait après les autres, forcément.
**
Judith se souvenait de cette journée, où Didier avait consolé son fils, qui, ils l'avaient appris deux mois plus tard, n'avait pas réussi à faire partie des lauréats du Concours Général. Il avait été déçu, oui, mais il avait continué à étudier normalement et n'en avait plus fait grand cas. Des moments comme celui-là lui manquaient. Didier lui manquait malgré son implication dans le monde politique. Et ce qui manquait à son fils, c'était une figure rassurante et un avenir. Ils étaient là, tous les deux, dans un petit appartement du dix-huitième, à se demander si le lendemain serait le dernier. Si Jérémie n'allait pas se lancer dans une rixe, désespéré, en quête d'un peu de reconnaissance, ou si elle n'allait pas mourir d'épuisement.
Elle y pensait chaque jour, bien entendu. Et si elle venait à mourir, que deviendrait Jérémie? Il devrait se trouver un travail, probablement à l'usine. Sans son bac, sans revenus, il deviendrait clochard, comme beaucoup d'ex-membres du parti du Maréchal. Ce même Maréchal qui avait cru bon de s'exiler quand le vent avait tourné, au lieu d'assumer ses actes. Mais elle n'éprouvait plus beaucoup de rancœur. Pas le temps.
Elle rentra le soir, après une dure journée passée à faire la même chose. Automatique, elle avait l'impression de devenir un robot. Il lui restait la fatigue et les sentiments pour lui rappeler son humanité. Dans ce milieu mécanique, sans âme, la pensée n'était pas au centre du monde. Ses pensées, elle les gardait pour elle, dans le train du retour, où elle rêvait du passé et d'un avenir meilleur pour son fils.
La porte de l'appartement refermée derrière elle, elle tomba nez à nez avec Jérémie, qui affichait, une fois n'était pas coutume, un petit sourire et un regard pétillant. Il semblait être... heureux? Elle était certainement en train de rêver. Elle était dans le train, à somnoler. Ce n'était pas possible de voir son grand garçon avec une expression pareille. Mais c'était la réalité, et elle le sut quand il l'embrassa sur la joue et tira la chaise pour qu'elle s'assoie. La cuisine se trouvait dans l'entrée pour ainsi dire. C'était tellement petit que la gazinière ne se trouvait pas très loin de la porte.
Jérémie avait fait cuire une boite de raviolis agrémentés de crème fraîche. Une carafe d'eau sur la table, deux assiettes.
- Tu as passé une bonne journée? demanda-t-elle à son fils.
- Oui, pas trop mal. Disons mieux que d'habitude. J'ai un ami. Tu te rends compte?
- C'est le nouveau dont tu parlais? Et avec qui tu t'es battu?
Il baissa les yeux... Il n'était pas étonné, il avait crié après Timothée tellement fort que tout le voisinage avait pu entendre. Il se mit à rire.
- Il est un peu bizarre, je dois dire. On a l'impression qu'il débarque et n'a jamais entendu parler de la Libération, parfois. C'est... c'est rafraichissant, je dirais. Enfin quelqu'un qui passe pas son temps à crier à la gloire de la Libération et tout ça.
- Il s'appelle comment, déjà?
- Timothée. Duroy. Il vient de Clermont-Ferrand. Son père est médecin.
- Drôle d'idée de s'installer dans le quartier, je serais restée à Clermont à leur place.
- Ben moi aussi, mais je vais pas me plaindre.
Elle posa une main sur la joue un peu rugueuse de son fils, le regarda tendrement. Elle semblait retrouver des couleurs, un souffle de vie. Voir son fils s'épanouir un peu, de nouveau, était le plus beau spectacle, rien ne pouvait rivaliser avec ce bonheur, fut-il éphémère. Cependant, elle savait que ces deux amis auraient beaucoup de mal à s'intégrer et à faire accepter cette amitié aux autres. Mais au moins, Jérémie n'était plus seul et il avait le sourire. C'était un très bon début. Peut-être y avait-il de l'espoir.
**
Didier avançait dans les couloirs du palais du Maréchal. Il était très pressé. Comme il l'avait prévu, le Maréchal s'était fourvoyé. En envoyant si tôt une frappe contre Clermont-Ferrand, il avait fragilisé la position nouvellement acquise à Montmartre. Mais il gardait bon espoir. Pas pour le Maréchal: ce dernier était fini, foutu. Qu'il s'exile ou qu'il soit arrêté, cela n'était plus de son ressort. A présent, il vidait les lieux. Il avait ordonné la fin du Protocole cinq mois plus tôt, avait, depuis, pris toutes les précautions pour ce qui allait suivre. Il le savait. Ce qui était secret devait rester secret.
Et alors que les Résistants avaient brisé les barrières, créé une brèche dans le Palais, Didier était au téléphone avec Judith.
- C'est la débâcle. Les Résistants ont pris le pouvoir, ils ont gagné à Clermont, et se sont relevés à Paris. Le Palais est encerclé. Je ne pourrais sans doute pas rentrer ce soir, chérie. Dis à Jérémie que... enfin. Tu sais.
- Tu...
- Ne t'en fais pas, Judith, ce n'est pas fini.
Il raccrocha, entendant Judith se mettre à pleurer. C'était la fin d'une ère. Une ère glorieuse pour certains, décadente pour d'autres. Pour Didier? Ce n'était qu'une étape. Du moins, il l'espérait. Il prit une profonde inspiration. Il entendait déjà le brouhaha dans les couloirs. Il prit le combiné, et composa le numéro à 19 chiffres.
- 79vbtfdap7951425hdtrf09.
- Henry, vous êtes encore là?
- Plus pour longtemps. Ils vont m'arrêter et sans doute me fusiller.
- C'en est déjà là?
La voix était pincée, un peu surprise peut-être. Didier ne faisait que lui donner les nouvelles de manière concise. Pas le temps de palabrer.
- En effet. Tout est fait ici. Il n'y a plus rien.
- Bien. Bonne chance, Henry.
- Merci.
Il raccrocha, alla près de la cheminée. Il regarda la touche SL8 avec un sourire. Ils pouvaient venir. Les cris et les coups de feu résonnaient. Ils étaient presque là, il le savait. Il laissa la porte ouverte et s'assit sur son bureau, bras croisés, stoïque. Une troupe arriva peu après. Ils étaient habillés en civils mais portaient tous un brassard bleu. Des Résistants. Ils se donnaient l'allure de révolutionnaires. Didier les accueillit avec le sourire et l'ironie requis dans sa situation.
- Vous êtes en retard, mes chers.
Le chef s'avança vers Didier. La France entière connaissait Didier Henry.
- Où se trouve le Maréchal?
Il avait une voix forte, grave. Tout en lui transpirait la virilité, de ses cheveux bruns, courts, à ses yeux perçants, en passant par ses épaules larges.
- Bonsoir, monsieur Martin. C'est bien Martin, n'est-ce pas? Pour vous répondre, je n'ai aucune idée de la localisation du Maréchal. Il s'est exilé Dieu sait où quand il a vu que la situation lui échappait. Ils nous a laissés derrière pour essayer de réparer les pots cassés.
- Pas le temps de causer, chef, on l'emmène, et on vide les lieux!
- Du calme, Philippe. Nous avons le Numéro Deux, le reste peut bien attendre.
Philippe était beaucoup plus jeune et sans doute avide de faire ses preuves et probablement de tuer du Traitre. Il voulait voir Didier au bout d'une corde ou avec une balle dans le cœur, selon le mode d'exécution choisi. Didier le voyait bien dans ses yeux. Croyaient-ils avoir gagné la guerre? Peut-être.
- Bon, puisque nous sommes tous réunis, pourquoi ne pas exaucer le vœu de... Philippe? Messieurs, je vous suis. Vous avez le droit de me menotter si ça vous chante.
Le petit groupe était décontenancé par l'assurance de Didier. Il serait jugé et exécuté dans l'heure, et c'était tout l'effet que ça lui faisait? Didier Henry avait souvent été prétentieux, tout feu tout flamme, et même à la fin, il gardait ce tempérament, cette attitude supérieure. Et digne. Il ne faisait pas d'esclandre, ne se rebellait pas, et acceptait cette fin de partie en sa défaveur. Sans verser une larme.
Des jeeps roulaient dans les rues entre le Louvre et le Panthéon. Les Parisiens étaient aux fenêtres, à brandir des drapeaux, et à scander l'hymne de la victoire, de la libération. Des enfants couraient sur les trottoirs, suivant les voitures des Résistants. Didier était assis à l'arrière de l'une d'elles, à côté d'Alexandre Martin, un des chefs de file de la Résistance à Montmartre.
C'était une vraie procession, une liesse, ne manquaient plus que des feux de Bengale la nuit venue, pour éclairer le monde de ce jour nouveau. Dans les Jardins du Luxembourg, il y avait une estrade. Les Résistants avaient formé un tribunal à la volée, pour l'occasion. Le peuple voulait voir les têtes tomber et la Résistance voulait marquer le coup. Éliminer le Conseil alors que les cendres étaient encore chaudes.
On avait délogé les Henry de leur riche logement. A part ceux qui avaient fui, tous les membres et leurs proches avaient été amenés ici, au Luco, derrière des barrières gardées par des jeunes gens, des civils, des anciens militaires, armés.
La Résistance s'offrit un moment de gloire, un morceau de choix.
- Didier Henry, secrétaire du Conseil, second du Gouvernement, homme du Maréchal. Vous êtes ici condamné à mort pour traitrise envers votre pays et ses citoyens.
Les mains attachées dans le dos, un sac de toile sur la tête... Il regardait en direction d' Alexandre Martin, cet homme fier qui pointait son fusil vers lui. Après ses derniers mots. Le coup de feu. Et il s'effondra comme une masse le long du piquet. Le sang se répandit le sol. Quelques gens dans la foule lançaient des cailloux.
Alexandre Martin récupéra le corps avec un collègue et le mit à l'arrière d'une voiture, à l'abri. Un traitre de moins. Et le procès du Conseil continua. Les uns après les autres, les hommes tombaient, tâchant de rouge les Jardins.
Judith fut déchue de ses droits civiques, déchue de son poste à Henri IV. Jérémie fut renvoyé du lycée sans autre forme de procès. Leur domicile fut confisqué, toutes leurs possessions retirées, les comptes en banque vidés, les richesses redistribuées au sein du nouveau parti. Le parti de la Libération.
Judith trouva une âme charitable pour lui louer une mansarde dans une rue délabrée et trouva un emploi comme ouvrière dans une usine. Jérémie fut admis dans un lycée du dix-huitième arrondissement, passa en classe supérieure mais redoubla l'année suivante. Déchéance. Les Henry étaient l'exemple même d'une famille qui avait tout eu, et qui n'avait plus rien.
**
Chaque jour en sortant de chez elle, Judith se rappelait la brutalité des résistants qui avaient forcé la porte de l'appartement. Ils les avaient tiré de chez eux sans ménagement, les empoignant par le bras. Jérémie avait eu droit à quelques coups dans la figure, de la part de jeunes résistants un peu trop zélés qui lui avaient bien fait comprendre que maintenant, c'était fini, et que les Henry n'étaient plus en haut et que c'était la Résistance qui gouvernait et qu'il ferait mieux de s'y faire et de se soumettre à ce destin.
Chaque jour, Judith se disait que quelque part, tout avait mené à ça et qu'elle avait été fautive de ne rien avoir dit, de ne pas avoir lutté, de ne pas avoir fait comprendre à son mari qu'il allait trop loin, de ne pas s'être fait entendre lors du comité sur le Protocole, et de tout un tas de choses. Elle avait protégé Jérémie du mieux qu'elle avait pu. Mais elle n'avait pas pu le sauver du milieu duquel ils étaient issus.
Aujourd'hui, elle voyait son fils sourire pour la première fois depuis deux ans. Et pour la première fois, elle se dit que ses espoirs n'étaient peut-être pas vains.
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