Oliver lissa le fin tissu et examina avec attention les coutures et les broderies. Satisfait, il passa ses doigts sur les arabesques dorées. À travers la fenêtre ouverte, la lumière du soleil les faisait scintiller d’un doux éclat. Il souleva le costume, le suspendit à un cintre en bois, puis drapa le gilet assorti par-dessus et le rangea sur le portant.
Comme d’habitude dès qu’il travaillait sur ses créations, il avait replongé dans les leçons de son maitre, un tailleur renommé chez lequel il avait fait son apprentissage, à Wissec, de l’autre côté de l’océan.
Les vêtements obéissent au désir de leur concepteur, disait son mentor, pour révéler la beauté ou la dissimuler.
En replaçant le bandeau de tissu coloré sur la moitié abimée de son visage, Oliver ne pouvait qu’être d’accord avec cette affirmation. Pour ses compagnons de la troupe, il prenait plaisir à imaginer des costumes qui enchantaient et qui sublimaient leur art. Pour lui, il choisissait des tenues passe-partout et neutre.
Il s’appuya sur le bord de la fenêtre de sa roulotte pour contempler le camp bruissant d’activité. Une odeur de bois brulée parvenait à ses narines et il entraperçut la lueur du feu de cuisine qui flambait. Son ventre gargouilla, signalant qu’il était l'heure de sortir de son antre.
Le chapiteau avait été monté en un temps record. Arrivés la veille, tard dans la soirée, les membres de la troupe avaient travaillé dur toute la journée pour le construire et le décorer. L’heure du diner approchait et tous rejoignaient la cantine aménagée sous un auvent, derrière la tente, non loin de l’orée de la forêt.
Oliver fut accueilli par une chaleur lourde dès qu’il mit un pied dehors. L’été dans le sud du continent était radieux et torride. Il lui avait fallu du temps pour s’habituer au climat. À Wissec, les températures ne dépassaient pas vingt-cinq degrés au plus fort de la saison chaude. Pourtant, il avait fini par aimer ces mois où le ciel d’un doux parme était infini et où le soleil faisait scintiller tout ce que ses rayons touchaient.
Dans un joyeux brouhaha, ses compagnons dressaient les tables et s'installaient. Oliver rejoignit Ruok, à leur emplacement fétiche : devant lui une casserole fumante, et une assiette pleine de légumes attendaient d’être dégustées. En voyant son ami, le gnome agita la main.
— Beau travail ! Pline n’a pas inversé les gradins, cette fois-ci ? fit Oliver, en s’asseyant en face de lui.
D’autorité, Ruok remplit d’abord la gamelle d'Oliver, puis la sienne. Il lui jeta un coup d’œil narquois.
— Non. Mais on a perdu une heure à chercher les câbles que Siméon avait mal rangés, commenta-t-il, en plongeant sa cuillère dans le mélange de viande et de légumes.
L’anticipation et la gourmandise illuminaient son visage anguleux. Oliver remua tranquillement son ragoût, tout en regardant aux alentours. Elysandro, le directeur de la troupe, discutait avec les alfrés, assemblés autour de lui. Il s’attarda sur eux. Immobiles, les artistes écoutaient attentivement leur mentor. Ils portaient encore leurs tenues d’entrainement. Proches du corps, elles soulignaient leur silhouette effilée et octroyaient toute liberté à leurs ailes graciles et miroitantes. Il avait hâte de les voir dans leurs nouveaux costumes de scène ; ils avaient été un défi à concevoir, un défi qu’Oliver appréciait. Il examina les garçons et les filles du groupe, à la recherche de Lily, qu’il trouva aux côtés d’Elysandro, son père.
Quelques secondes plus tard, ils se dispersèrent et rejoignirent le reste de leurs camarades. Lorsque Lily croisa le regard d'Oliver, celui-ci lui fit un signe. L’alfrée se dirigea vers lui d’un pas rapide.
Le jeune homme était fasciné par son amie. Il aimait sa silhouette athlétique, bien plus musclée que celle de ses adelphes. Elle avait une démarche un peu pesante, très ancrée sur le sol. Il contempla son visage ovale, aux traits fins, aux yeux étirés dont les pupilles brillaient d’un éclat émeraude, qui se parait parfois d’or. Ses cheveux très longs et épais, d’un roux profond, se répandaient sur son épaule en une lourde natte, dont quelques minuscules mèches rebelles s’échappaient. Aucune aile n’était visible dans son dos, mais Oliver avait déjà vu, lors des essayages, les fragiles élytres, ses embryons d’ailes qui ne s’étaient jamais développés.
Elle s’installa à côté de lui.
— La répétition s’est terminée plus tard que prévu. Moi qui aurais aimé te voir travailler…
— Tu découvriras les costumes comme tout le monde demain, Lily.
L’alfrée croisa les bras et fit une moue exagérément boudeuse, qui devint un sourire chaleureux en quelques secondes. Son visage brillait d’une fine couche de transpiration ; elle soupira d’aise.
— Tu as eu le temps de danser ? demanda-t-il.
— Oui ; j’ai pu me libérer un moment. Et toi, tu as passé l’après-midi à reprendre les costumes, par ce beau soleil ?
Oliver lui jeta un regard en coin.
— Tu n’es pas obligé de retravailler nos tenues à chaque changement de ville, continua-t-elle.
— Je sais. Si je ne me retenais pas, je le ferais à chaque représentation.
Lily l’observa avec un air malicieux. Captivé, le souffle court, il se força à détourner l'œil et à goûter à sa soupe refroidie.
— Le patron a dit que les gens étaient très contents de nous voir ; on va avoir du monde demain soir, pour sûr, intervint Ruok.
— J’ai hâte de visiter la ville ; elle est splendide, affirma Lily, en se servant. Depuis combien de temps on n’est pas venus ici ?
— Trois ou quatre ans, je crois.
Le gnome se frotta les mains.
— Il faudra qu’on passe à l’auberge des Marcassins Joyeux. Mon cousin, Funius, y joue. Et ils proposent des desserts à se rouler sur la table…
— Très contente que Père ait décidé de repartir vers le sud, dans des contrées plus bucoliques et plus agréables, reprit Lily. Rester autour de la capitale commençait à m’ennuyer.
— Je suis plutôt heureux que vous l’ayez fait, commenta Oliver. Si cela n’avait pas été le cas, je ne vous aurais pas rencontrés.
Le visage de l’alfrée s’illumina.
— C’est vrai !
— Eh ! ajouta Ruok, enthousiaste. On pourrait aller se produire en Kessim ! Ça, ce serait une aventure.
— C’est une bonne idée, admit Lily, sur un ton pensif. Tu pourrais nous faire visiter, Oliver.
Oliver soupesa cette pensée. Il avait dépensé toutes ses économies pour prendre le bateau qui le mènerait en Seryanis. Pouvait-il retourner dans son pays sans revivre les souvenirs qu’il s’efforçait d’oublier ? Pourtant, il découvrit que cela lui ferait plaisir de montrer à ses amis l’endroit où il avait grandi.
La main de Lily sur la sienne le tira de ses réflexions. Il plongea son regard dans ses yeux verdoyants.
— Tu vas bien ?
Elle avait l’air soucieuse. Je pourrais me noyer avec bonheur dans ces yeux.
— Excuse-moi, répondit-il. J’étais perdu dans mes souvenirs.
— Joyeux ?
— Plutôt mélancoliques, admit-il.
Il tapota sa main.
— Ne t’inquiète pas.
Son amie pencha la tête sur le côté et l’observa un instant. Puis elle se détendit.
— J’ai hâte de voir les changements que tu as faits aux costumes !
Oliver la contempla alors qu’elle croquait dans une pomme. Avec Ruok, elle était la seule qui avait réussi à se frayer un chemin à travers ses remparts. Pourtant, même avec elle, il n’arrivait pas encore à tout dévoiler.
Depuis deux ans, il parcourait les routes avec la troupe, mais il s’habituait à peine à leur camaraderie, leur familiarité. Ici, tout était bien différent de la République de Kessim, où la productivité était la qualité primordiale, et passait avant les liens amicaux, familiaux ou amoureux.
Néanmoins, le désir de se montrer tel qu’il était devenait de plus en plus fort. Plus d’une fois il avait amorcé le geste d’enlever le tissu cachant le côté gauche de son visage, sans aller au bout. Tu pourrais au moins le dévoiler à Lily, pensa-t-il, en la regardant, alors qu’elle plaisantait avec Ruok.
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