— La magie est une énergie dont les liens avec les autres forces de la nature sont inhérents à son essence. Certains grands penseurs ont même émis l’hypothèse qu’elle est le cinquième élément constitutif de toute la création…
Les paroles du professeur glissaient dans l’esprit déconcentré d’Esther, qui griffonnait sur la page de son carnet, la remplissant de multiples exemplaires du même dessin. La porte. Celle qui hantait ses rêves. Celle qui n’aurait pas dû exister. Lorsque la fin du cours fut annoncée, il s’empressa de ranger ses affaires et de quitter la salle. Les étudiants s’égayèrent dans le couloir. Leurs bavardages joyeux ricochaient sur les murs de pierre sombre, alors qu’ils ralliaient leurs dortoirs pour un moment de détente avant le repas du soir.
Esther aperçut Peter, Stella et Imogen. Son cœur se serra. Il aurait aimé les rejoindre et discuter avec eux, mais c’était impossible. Ils avaient pris leur distance, mais Esther ne pouvait les en blâmer : après tout, c’était lui qui les avait repoussés, à dessein. Il refoula la douloureuse envie de tout leur raconter. Quand j’aurai réglé cette affaire, je serai libre de les retrouver.
Il ralentit, se laissa distancer. Bientôt, il resta seul, le regard rivé sur un renfoncement plongé dans l’ombre. Sa destination. Portant sa main à son col, il serra son médaillon, une clé taillée dans une pierre noire sertie de filaments dorés, qu’il avait lui-même fabriquée.
Esther prit une profonde inspiration, et avança. Il frémit quand ses yeux se posèrent sur la porte. Celle qui ne devrait pas exister. Celle qui, depuis quelques mois, surgissait tous les neuf jours et que lui seul pouvait voir ou toucher. Un banal panneau de bois, à la poignée et à la serrure dorées. Verrouillé. Elle ne pouvait mener nulle part, puisque derrière la muraille se trouvait le parc de l’école. Et pourtant, elle était bien là, aussi tangible que le reste de la paroi…
C’était à cause d’elle s’il s’était isolé des autres. Elle était devenue son obsession ; l’apparition y avait veillé, avec ses paroles et ses murmures susurrés dans ses songes… Une femme, au regard triste, à l’attitude bienveillante… Elle avait nourri son désir de liberté.
Oh ! Il aimait Brimstone ; il s’y était fait des amis chers, mais il ne connaissait que cet endroit, depuis sa naissance, depuis qu’il avait été abandonné à l’orphelinat de l’Académie.
Quinze années vécues entre les murs épais de l’école, isolé d’un monde qu’il brulait de découvrir. Patience, lui disaient ses maitres et ses mentors. Tu es brillant. Tu auras la place que tu mérites dans la société. Quand tu seras prêt.
La femme éthérée et souriante avait démenti les assurances de ses enseignants ; elle lui avait raconté une tout autre histoire, qu’il s’était empressé de croire, emporté par ses aspirations. Puis, la voix était devenue double : une nouvelle apparition s’était immiscée dans ses rêves. Un écho de sagesse et de tristesse, qu’il avait reconnu, alors qu’il ne l’avait jamais rencontré. L’esprit déchiré entre deux voix, il se débattait entre le désir de la femme et les supplications de l’autre.
Les deux volontés se réunissaient sur un point : il devait ouvrir cette porte ; il devait la passer. Et pour cela il lui fallait une clé. Il y avait travaillé pendant des jours, à la bibliothèque et dans les laboratoires. Ses enseignants étaient heureux de le voir s’investir sur un projet personnel. S’ils avaient su ce qu’il voulait vraiment faire…
Il est temps, firent les voix dans son esprit. Il avança. La clé dans sa main lui parut chaude. Il l’ôta de sa chaine, il la plaça dans la serrure et tourna. Un cliquètement discret lui annonça que l’artefact avait fonctionné. Frissonnant d’impatience, il poussa la porte.
Il plongea le regard dans une pièce hexagonale. Cinq lanternes accrochées aux parois à intervalles réguliers brillaient d’une faible lueur rougeâtre qui révélait un sol couvert de poussière et des murs de pierre nue. Le plafond voûté était soutenu par des arches gothiques. Aucune fenêtre ne donnait accès à l’extérieur.
Le cœur d’Esther accéléra et il entra. Il reprit la clé, referma soigneusement la porte derrière lui, et avança jusqu’au centre. Cinq miroirs en pied de deux mètres de haut le contemplaient. Sur leurs cadres sculptés, il décela des glyphes et des symboles ésotériques. Ternes, ils ne reflétaient ni lui ni le décor.
L’immense silence pesait sur lui, l’empêchant presque de respirer. Il attendit, n’osant parler, impatient et vigilant. Dans quelle psyché la femme se trouvait-elle ? Comme en réponse à sa question muette, le miroir face à lui s’anima. Sa surface réfléchissante scintilla, puis ondoya, révélant une silhouette floue, qui se précisa en quelques secondes. Esther la reconnut : l’apparition qui hantait ses rêves le fixait avec un tendre sourire qui illuminait son teint blafard. Ses cheveux noirs flottaient autour de son visage anguleux.
Esther perçut son exaltation, son impatience, qui laissèrent filtrer une émotion plus sinistre, qu’il ne put identifier. Raffermissant sa volonté, il avança vers elle.
Alors qu’il passait devant, le miroir à sa droite prit vie à son tour. Il s’y dessina un reflet qui attira son regard. Esther s’arrêta et contempla un homme, maigre, aux traits émaciés, aux yeux enfoncés dans leurs orbites, aux pupilles sombres et hantées. C’est moi, pensa-t-il, émerveillé et terrifié. Il pouvait voir scintiller sa puissance qui se heurtait aux murs invisibles de sa prison. Puis il tourna la tête vers la femme, dont le visage s’était figé.
— Tu as cru que tu pourrais m’atteindre, murmura-t-il. À travers le temps. Tu as cru que tu pourrais me manipuler, te servir de mes faiblesses. Et tu as réussi. Une fois. Mais, pas aujourd’hui.
Les yeux de sa guide s’écarquillèrent.
— Tu as remonté le flux, à travers les miroirs, pour le piéger – me piéger – à ta place et te libérer, reprit Esther. Ce faisant, tu nous as ouvert la voie. Cela a pris du temps. Beaucoup de temps. Des centaines d’années pour maitriser une magie qu’il n’avait pas apprise et pour l’enseigner à son moi adolescent.
Esther reporta son attention sur l’homme. Celui-ci, plus réel et plus présent, riva son regard triste sur lui. Son moi du futur. Celui qu’il avait trahi dans une autre vie ; celui que lui, Esther, était devenu. Il le contempla avec fierté. Il s’était débattu, il avait consacré ces siècles d’emprisonnement à trouver une ouverture. Une brèche temporelle. Un défaut dans la trame de l’espace-temps. Pour le rejoindre dans le passé et le prévenir. Caché dans les mêmes rêves que sa geôlière, il lui avait murmuré au creux de l’oreille ses suppliques et ses instructions. Son moi adulte lui avait pardonné un acte qu’il n’avait pas encore accompli. Pendant qu’elle lui apprenait à fabriquer la clé, son moi du futur lui avait enseigné la manière de détourner l’artefact de son but premier. Il posa à nouveau son regard sur la femme.
— Je ne te libèrerai pas, affirma-t-il. Je romps la boucle. Quand je quitterai cette pièce, la porte disparaitra. À jamais.
Les traits de la créature se déformèrent en un rictus de rage. Elle n’avait plus rien d’humain : brume informe, tentacules heurtant la surface de sa geôle, yeux sanglants brillants de haine au centre de la masse. Esther imagina ses hurlements qui se répercutaient entre les murs inexistants de sa cellule.
Du coin de l’œil, il vit le reflet de l’homme disparaitre et, au même moment, eut l’impression qu’un énorme poids quittait sa poitrine et son esprit. Esther sourit avec satisfaction. Ignorant la créature furieuse, il se retourna et se dirigea vers la sortie. Il émergea dans le couloir et la verrouilla, laissant la clé dans la serrure. La porte frémit et s’évanouit. À jamais. Esther écouta le silence de son esprit apaisé. Des voix joyeuses venues du réfectoire parvinrent jusqu’à lui. Il sourit. La vie à l’Académie n’était pas si horrible, finalement.
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