Pourquoi vous inscrire ?
«
»
tome 1, Chapitre 8 tome 1, Chapitre 8

CHAPITRE 8

« Mais tu ne me dois rien, j’ai eu un mal de chien

À me faire à cette idée, à l’accepter enfin,

Est-ce qu’au moins tu m’en sais gré ?

Chacun poursuit son chemin, avec ce qu’on lui a donné,

Mais toi tu ne me dois rien. »

Tu ne me dois rien by Stephan Eicher

Ça faisait bien longtemps qu’il n’avait pas ressenti autant de gêne.

Dylan regardait Christian en attendant une réponse de sa part et, à mesure que le silence s’éternisait, il sentait ses joues rougir un peu plus et sa patience s’amenuisait. Allait-il enfin ouvrir sa foutue bouche !

« Dylan, souffla-t-il comme s’il avait entendu sa prière muette, tu n’as pas à t’excuser. Le seul fautif ici, c’est moi. »

Il soupira de soulagement et d’exaspération. Soulagement, car ce silence gênant dans lequel ils se trouvaient avait enfin été brisé. Exaspération, parce qu’il constatait que, malgré les années, Christian était toujours aussi passif dans une dispute.

« T’as pas changé, le gronda-t-il sans pouvoir s’en empêcher. Faut toujours que tu t’excuses, même lorsque tu n’en as pas besoin. »

Sa remarque surprit Christian et le laissa quelque peu confus. N’était-ce pas ce qu’il attendait de lui depuis le début ? Des excuses ?

« Mais… tenta-t-il d’expliquer.

— Stop, coupa Dylan en levant une main en l’air pour l’interrompre. Franchement, Christian, c’est vrai que tu as fait le con il y a vingt ans.

Et je mentirais en déclarant ne pas avoir pensé ce que je t’ai dit jeudi. Mais… ça serait vraiment égoïste de ma part de ne pas… enfin… — il se passa une main dans ses cheveux, rageant de ne pas trouver les mots dans un moment pareil — Disons que je n’ai pas le droit de t’en vouloir. »

La surprise de Christian augmenta encore d’un cran, ses sourcils se relevant légèrement sous l’émotion.

« Mais je t’ai menti » dit-il.

Seigneur, songea Dylan en fermant les yeux. Il n’aimait pas la tournure que prenait la conversation. Il était venu ici dans le but de s’excuser auprès de Christian, de lui faire comprendre qu’il ne pouvait pas totalement lui en vouloir.

Certes, Dylan avait souffert de son mensonge, mais il ne pouvait nier que cette relation lui avait également apporté certaines choses positives.

« Tu sais, quand je t’ai rencontré, je me rapprochais dangereusement d’une limite qu’on ne peut franchir qu’une seule fois. Celle où le retour en arrière n’est pas possible. J’étais tout le temps en colère, violent, et je me moquais de tout. Ma relation avec Sacha était un vrai champ de bataille et le seul qui réussissait à me parler sans que je m’énerve, c’était Paty. »

Christian se souvenait effectivement de la boule de nerfs qu’avait été Dylan à l’époque. Une fois, il l’avait croisé dans un parc alors qu’il promenait son chien. Ses mains étaient en sang. Il s’était défoulé sur un arbre après une énième dispute avec son frère.

« Te rencontrer a été… disons que… »

Dylan passa nerveusement une main dans ses cheveux.

Devait-il vraiment dire ça ? Devait-il se dévoiler autant ? Mais maintenant qu’ils avaient commencé à percer l’abcès, il se sentait comme obligé de s’expliquer. Il avait l’impression épuisante qu’il ne serait tranquille qu’à partir du moment où tous les mots qu’il n’avait pas pu dire à l’époque et qu’il avait contenus pendant vingt ans seraient sortis.

Alors fais ce que tu dois et advienne que pourra ! songea-t-il.

« Tu m’as dit que j’avais été une bouffée d’air frais pour toi, se lança-t-il une nouvelle fois, bien décidé à tout dire d’une seule traite pour en être débarrassé au plus vite. Mais c’était également vrai pour moi. Quand tu es monté dans ce bus, j’ai immédiatement flashé sur toi et à partir de ce moment-là, je t’ai aimé. Je mentirais d’ailleurs si je te disais que ces sentiments ont disparu après que tu m’as dévoilé ton secret. »

Oui, il se rappelait parfaitement la première fois qu’il s’était totalement réveillé à l’hôpital. Il se souvenait de la souffrance qui lançait son corps et sa tête. Ses yeux s’étaient d’abord posés sur Sacha qui dormait dans un coin de la chambre, avant de prendre conscience que Patrick était assis près du lit et qu’il le regardait en silence, les yeux embués de larmes.

À ce moment-là, les premiers mots qui étaient sortis de sa bouche avaient été : « Où est Chris ? » Son esprit n’ayant pas encore assimilé les derniers événements qu’il avait vécus.

« J’entendais beaucoup de choses sur l’amour, poursuivit-il. On le voit à la télé. On l’entend dans les chansons. On l’étudie en classe à travers des livres. Mais le seul que j’ai connu pour ma part, c’est celui que ma mère m’a donné avant de mourir. Je ne dis pas que personne ne m’a aimé après elle. Il y avait Sacha et Paty. Mais j’étais hermétique à leurs sentiments. Je n’en voulais pas. Puis tu es arrivé. »

Christian ne disait rien. Il écoutait. Son coeur se compressait et se relâchait avec force à mesure que Dylan vidait son sac. Ce qui lui faisait mal, c’est que les propos faisaient souvent écho à ses sentiments, à son propre vécu. Il s’était plusieurs fois demandé ce qu’il serait advenu de lui s’ils ne s’étaient pas rencontrés.

« Je ne savais pas pourquoi tu m’attirais autant à l’époque et, aujourd’hui encore, je suis dans l’incapacité de comprendre ces sentiments que j’ai ressentis. Mais je n’oublierai jamais cette discussion que j’ai eue un jour avec Paty. Je me suis rendu compte que ce que j’éprouvais pour toi ressemblait beaucoup à de l’amour. À partir de ce moment-là, je ne voyais pas de raison de tourner autour du pot. Tu me plaisais et je voulais plus, donc il fallait que je te le dise. »

Dylan s’interrompit et rigola doucement.

« Maintenant que j’y pense, tu m’as répondu qu’une histoire entre toi et moi serait impossible. Je n’avais pas compris pourquoi, mais désormais ça prend tout son sens. »

Christian grimaça. Il avait effectivement tenté de le prévenir qu’il ne pourrait rien y avoir entre eux. Faiblement. Car une fois de plus, les révélations de l’autre homme se calquaient de façon plutôt effrayante sur ses propres pensées de l’époque.

« C’était pareil pour moi, chuchota-t-il avant de poursuivre d’une voix plus claire devant le froncement de sourcils de Dylan : Quand j’ai croisé ton regard dans le bus, quelque chose s’est ouvert en moi. Tu m’observais comme personne ne l’avait jamais fait auparavant. Et ça m’a fait du bien. Pour la première fois dans ma vie, je me sentais beau. J’avais l’impression de ne plus être sali par tout ce qui avait pu m’arriver. Je n’étais plus Christian le pauvre petit garçon qui s’était fait abuser durant son enfance et qui ressemblait à une fille. À travers tes yeux je me voyais comme Christie, une jeune fille timide, mais sans histoire. Sauf que ce regard que tu as porté sur moi, dès l’instant où l’on s’est vus, a fini par devenir un cauchemar. Chaque fois, je voyais toute l’affection que tu me portais et je me sentais devenir un imposteur. L’amour qui m’avait autant soulagé finissait par me donner l’impression d’être encore plus hideux qu’avant.

— Pourquoi n’as-tu pas tout arrêté alors ? demanda Dylan sans aucune once d’animosité dans la voix.

— Oh crois-moi, je l’ai voulu. À de nombreuses reprises. Mais, le problème ne se situait pas uniquement dans notre relation… »

Christian soupira et se massa la nuque.

Il tourna la tête vers l’extérieur, regardant les voitures qui circulaient dans la rue. Est-ce qu’il était vraiment nécessaire qu’il s’ouvre autant ? Est-ce qu’ils devaient forcément passer par là pour aller de l’avant ? Dévoiler la vérité dans son plus simple appareil apaiserait-il leurs douleurs ?

Une chose était sûre, s’ils devaient vraiment avoir cette conversation maintenant, Christian ne pourrait pas supporter de la tenir dans cet état. Il se leva alors brusquement, surprenant Dylan.

« Christian ?

— Je vais avoir besoin d’un verre si l’on doit continuer cette discussion » expliqua-t-il en lui faisant signe de le suivre après avoir totalement fermé son magasin.

Perplexe, l’autre homme lui emboîta le pas dans l’arrière-boutique puis le regarda emprunter un escalier qui menait à un étage supérieur. Est-ce qu’il vivait au-dessus de sa librairie ? Il resta un moment en bas des marches, partagé entre l’appréhension et la curiosité.

Finalement, il se décida à le suivre une fois de plus et, lorsqu’il fut en haut, il franchit la porte avec une certaine hésitation. Il la referma lentement, s’arrêtant un instant dans la manoeuvre, doutant que ce soit une bonne idée. Mais il finit par lâcher la poignée et cette fois les dés étaient jetés.

Christian revint à ce moment-là de la cuisine avec une bouteille de vin rouge. En voyant qu’il avait ramené deux verres, Dylan ne put s’empêcher de ricaner.

« J’espère que tu ne comptes pas me faire boire ça.

— Pourquoi ? C’est un très bon vin.

— Peut-être, mais cette piquette n’est pas un alcool d’homme, répliqua Dylan en grimaçant à la vue du liquide rouge qui coulait dans le verre.

— J’ai du pastis si tu veux. »

Il faillit éclater de rire en voyant l’autre homme pâlir et il connaissait sa réponse avant même qu’elle n’ait franchi ses lèvres.

« Ça va pas la tête. À choisir, je préfère boire du vin. Du pastis ? Pouah, ce machin est juste bon à démarrer des tracteurs l’hiver ! »

Puis il vit le sourire mesquin que Christian lui renvoya et il comprit qu’il venait de se faire avoir quand ce dernier lui versa du rouge dans le deuxième verre.

« Toi non plus tu n’as pas changé, répliqua-t-il en reposant la bouteille. Il faut toujours que tu partes au quart de tour et tu te retrouves ensuite dans des positions délicates. »

Il fit signe à Dylan de s’asseoir puis il se mit à son tour en tailleur à même le sol. Il fut étonné de le voir s’installer par terre également, mais l’idée qu’ils soient tous les deux au même niveau le fit sourire et le rassura.

Dylan apporta le verre à son nez pour en renifler le contenu avec une expression sceptique sur le visage et ses traits s’étirèrent sous la surprise lorsqu’il s’aperçut que le breuvage ne sentait pas si mauvais que ça. Christian, qui le regardait depuis le début, prit une gorgée pour ne pas rigoler. Il avait l’impression, en l’observant, de visionner un vieux film sans paroles. À cette époque, tout passait par le jeu des expressions et une chose était sûre, Dylan était très expressif.

« T’as fini de te foutre de ma gueule ? » l’apostropha-t-il, faisant sursauter Christian.

Ce dernier ne s’était même pas rendu compte qu’il l’avait observé plus que de raison alors que Dylan avait avalé une minuscule quantité de vin. Son étonnement s’était un peu plus accentué tandis qu’il reprenait une autre gorgée. Apparemment, le Shiraz semblait plaire à son invité.

« Désolé, je ne peux m’empêcher d’être joyeusement surpris, répliqua Christian avec un petit sourire toujours présent sur les lèvres. N’est-ce pas toi qui m’as dit quelques minutes plus tôt que mon vin n’était pas un alcool qui convenait aux hommes ? »

Dylan se sentit rougir d’embarras en comprenant que son visage avait dû être très expressif. Si ses partenaires de poker étaient présents, ils se moqueraient certainement de lui. Heureusement, ce n’était pas le cas et il avait de forts doutes que Christian les rencontre un jour pour leur raconter cet événement.

« La ferme, répliqua-t-il pour la forme, avant de rajouter : Mais je dois avouer que tu avais raison. Ce vin est très bon. L’unique fois où j’en ai bu, c’est chez un ami de Paty. Il l’achetait dans un cubi qu’il mettait au frigo. C’était l’été avant que je te rencontre. Le premier verre était déjà affreux, mais il fallait qu’il me resserve chaque fois que je le terminais. Et en plus de ça, si je ne buvais pas, il m’engueulait à moitié. J’ai été malade toute la fin de la journée et une bonne partie de la nuit. C’était ma première cuite.

— Mon pauvre, ricana Christian. Vaincu par de la piquette qui n’est pas une boisson d’homme.

— Tu comptes me le répéter encore longtemps ? râla-t-il.

— Qui sait ? »

Un silence s’installa après ces paroles et plongea les deux hommes dans une sorte d’automéditation. Ils venaient de prendre conscience, en même temps, que leur échange ressemblait fortement à ceux qu’ils partageaient autrefois. Une preuve vivante pour l’un que leur relation n’avait pas été un mensonge total. Un soulagement pour l’autre qui voyait qu’ils revenaient petit à petit sur un terrain plat.

« J’avais dix-huit ans en plus à l’époque donc ça ne compte pas » finit par déclarer Dylan.

Christian rigola doucement de sa mauvaise foi. Encore un trait de caractère qui n’avait pas changé. Cependant, il semblait avoir pris une route totalement différente sur un point précis.

« Pourquoi tu t’es engagé dans l’armée ? Tu ne voulais pas être mécanicien ? »

Dylan resta un moment sans rien dire. Il se contenta de regarder Christian droit dans les yeux, le mettant mal à l’aise. Avait-il dit quelque chose qu’il ne fallait pas ?

« En réalité, après mon accident… j’ai eu du mal à me regarder dans une glace. J’étais en colère et dégoûté. Contre toi, contre moi… contre tout le monde. Toi, parce que tu m’avais menti, moi parce que je me trouvais stupide de ne rien avoir vu venir. Quant aux autres, je leur en voulais de ne pas avoir été capables de remarquer ce que je n’avais pas pu discerner. Sacha était de plus en plus insupportable… avec le recul je pense qu’il voulait surtout me montrer qu’il était assez grand pour s’occuper un peu de lui-même et me laisser du temps pour moi. Puis, Mike est revenu squatter la maison et je n’avais pas la force de lui tenir tête.

— Tu aurais pu simplement partir. Je suis sûr que Paty t’aurait soutenu » déclara Christian à voix basse.

Il commençait à se douter de la véritable raison qui l’avait poussé à s’enrôler et elle ne lui plaisait pas spécialement. Voire même pas du tout. S’il ne se trompait pas, il allait souffrir une fois de plus. Il prit une longue gorgée de vin, finissant son verre, et il se resservit immédiatement.

Dylan le regarda faire. Il savait que Christian avait compris sa motivation et qu’il allait lui faire du mal en expliquant son choix. Mais ils semblaient s’être mis d’accord, de façon silencieuse, pour ne plus garder aucun secret sur cette époque. Néanmoins, il ne put s’empêcher de se demander comment il avait fait durant vingt ans pour ne pas se rendre compte de ce venin qui coulait dans ses veines ?

Revoir Christian avait été comme ouvrir une vieille maison qui n’aurait pas vu le jour depuis une éternité. Au premier abord, l’odeur, la poussière, la moisissure. Tout vous donnait envie de fuir ou de démolir l’endroit. Mais si l'on prenait le temps de faire le ménage, cette maison pourrait redevenir jolie et agréable.

Dylan rigola intérieurement. Nettoyer signifiait parler et s’ouvrir à Christian. Or, d’une façon comme d’une autre, il n’aimait aucune des deux pratiques !

Mais, peut-être qu’en agissant ainsi, ce lien qu’ils avaient partagé serait de nouveau présent. Pas comme avant, car Dylan n’était pas homosexuel. Il ne serait jamais attiré par Christian et ne développerait jamais de sentiments pour lui. Mais peut-être… peut-être qu’ils pourraient devenir ce qu’ils auraient dû être à l’époque.

De bons amis.

Cependant, en avait-il seulement envie ? Et Christian ? Peut-être que l’autre homme souhaitait uniquement en finir et tirer un trait sur le passé. Pour une raison qu’il ne comprenait pas, cette idée l’attrista.

Pourtant, il se lança.

« Comme je te l’ai dit. J’ai continué à t’aimer même après l’accident. Ou plutôt, une partie de moi l’était toujours. L’autre, par contre, redoublait d’efforts pour t’oublier et passer à autre chose. Je me répétais sans cesse que tu étais un garçon et que je n’étais pas gay. Que tu m’avais sucé, mais que je n’étais pas gay. Que j’avais apprécié te toucher, t’embrasser, te caresser, mais que je n’étais pas gay. Je me détestais. Je me dégoûtais. Et par-dessus tout, je te haïssais pour m’avoir menti, m’avoir trahi… m’avoir abandonné dans cet état…

— Je ne t’ai pas… commença Christian, mais il fut interrompu par la voix forte de Dylan.

— Tu n’étais pas là à mon réveil ! En guise d’excuse, je n’ai eu qu’une pauvre lettre de ta part. Tu aurais dû être là !

— Je suis désolé, souffla-t-il.

— Non ? Sans blague ! Tu me l’as déjà dit dans ta lettre, je te signale ! “Dylan, tu ne peux pas savoir à quel point je suis désolé de t’avoir menti. Je sais que tu dois te sentir trahi et je m’en excuse, mais sache que mes sentiments pour toi étaient sincères. Je m’en veux terriblement de ne pas t’avoir retenu ce soir-là, je n’aurais jamais dû te laisser conduire après ce que je t’avais dit. Dylan, je suis désolé. Vraiment, vraiment désolé. Je me doute que tu dois avoir des questions et je te promets que si un jour on se retrouve, je t’expliquerai pourquoi j’ai agi de la sorte. Je t’aime tu sais et je suis désolé de t’avoir fait du mal, Christian Brown.” »

Dylan éclata d’un rire sans joie.

« “Si un jour on se retrouve” ? Mais on n’aurait même pas dû se séparer de cette façon ! Tu es parti comme un lâche en me laissant derrière, moi l’erreur monumentale que tu n’arrivais pas à assumer.

— Tu n’as jamais été une erreur ! s’écria Christian en se redressant, ses yeux flamboyants de colère. Je sais que j’ai été stupide et c’est vrai, j’ai pris peur. Oui, je suis parti. Oui, j’ai fui. Mais je t’interdis de me dire ce que je ressens vis-à-vis de toute cette histoire. Toute ma vie jusqu’à ce que je te rencontre j’ai dû supporter le regard des autres. Et je… je ne pouvais pas accepter de voir le tien être chargé de haine ou de dégoût. Je n’aurais pas pu le supporter, souffla-t-il à la fin.

— Si, tu aurais pu. Tu aurais même dû encaisser toute ma rage envers toi, cracha Dylan. Tu aurais dû te trouver à mes côtés pour m’expliquer tout ce qu’on est en train de se dire, là maintenant. Tu aurais dû être présent quand j’ai moi-même dû supporter le regard des autres ! Parce qu’en plus de m’avoir laissé tomber, tu m’as également donné le rôle du pauvre idiot qui n’a même pas été capable de voir que sa copine était en réalité un garçon ! »

Christian sentit soudain la fatigue s’abattre sur lui. Il avait le sentiment qu’ils tournaient en rond et qu’ils n’arriveraient jamais à se comprendre. Essaye de te mettre à sa place, songea-t-il. Comment aurait-il réagi, lui, si les rôles avaient été inversés ? N’est-ce pas exactement ce que Dylan lui avait demandé la dernière fois ?

« Je sais ce que tu as dû endurer. Je l’ai moi-même vécu avant d’arriver à Pryor Creek. Je sais ce que c’est d’être continuellement pointé du doigt. D’avoir l’impression qu’on n’est pas normal. De ressentir cette injustice à l’idée que si l'on n’avait pas vécu toute cette merde, alors on n’aurait pas ce sentiment d’être en marge de la société, déclara Christian sans le lâcher du regard.

— Alors pourquoi tu es parti, bordel !

— Et qu’est-ce que ça aurait changé ?

— Pardon ? »

Christian répéta sa question en allant plus loin dans son raisonnement.

« On aurait été piétinés tous les deux. Sans compter que j’aurais également souffert de ton regard et de ton jugement. Mais finalement, le résultat aurait été le même.

— Peut-être, mais tu me devais bien ça après t’être moqué de moi !

— Et qu’est-ce que tu veux que je te dise, Dylan ? s’énerva-t-il devant son égoïsme. Quand je te dis que je suis désolé, ça ne te convient pas, car tu trouves que je te l’ai trop dit. Alors qu’est-ce que tu attends de moi ? Que je te dise que tu as raison ? Que j’étais qu’un connard qui t’a dupé et abusé de toi ? Que je savais que ça finirait mal, car toute ma famille me le répétait y compris moi-même, mais que j’ai voulu y croire ? J’y ai cru… vraiment… J’ai réfléchis à tous les scénarios possibles et imaginables. Que tu me rejetais, que tu m’acceptais, que la médecine faisait un bond extraordinaire en avant et pouvait désormais changer les hommes en femmes. J’ai tout imaginé. Mais… »

Sa voix se brisa et il se mordit la lèvre pour retrouver un semblant de calme.

« Jamais… jamais je n’avais songé un seul instant qu’en te dévoilant mon secret tu prendrais ta voiture et que tu te ferais percuter par un camion. »

Les larmes coulaient désormais librement sur ses joues et il se détestait pour ça. Il n’avait pas envie de paraître plus pitoyable qu’il ne l’était déjà. Il essuya rapidement son visage et reporta son regard sur Dylan. Il fut légèrement soulagé de voir que ses yeux étaient rouges également. Il ne pleurait pas, mais les larmes étaient là quand même.

« Quand mes parents m’ont annoncé qu’on retournait à New York, j’ai hurlé, crié, supplié. Je voulais au moins attendre que tu te réveilles » avoua-t-il après un instant tandis qu’une partie de sa conversation avec son père lui revenait en mémoire.

« Et une fois qu’il sera sorti du coma, tu feras quoi ? Hein ? Ce garçon ne t’aime pas, tu m’entends. Il n’aime pas Christian, il aime Christie, mais elle n’a jamais existé. Comment penses-tu qu’il réagira s’il te voit à son chevet ? Il te hurlera dessus, il te traitera de tous les noms. Tous les élèves de ton école auront eu vent de l’affaire et te pointeront du doigt.

— Ils ne sauront pas… Dylan ne leur dira ja…

— TU AS RACONTÉ TOUTE LA VÉRITÉ À TON SUJET À LA POLICE ! Il ne faudra pas longtemps désormais pour que la ville soit majoritairement au courant. On n’est pas à New York ici. Les nouvelles vont vite. »

« Alors j’ai craqué, poursuivit Christian après avoir rapporté les propos de son père. J’ai baissé les bras et je les ai suivis. »

Un silence pesant s’installa entre eux, puis Dylan termina son verre et ricana en lui disant :

« J’aimerais voir la tête de ton père quand tu lui diras que tu m’as revu. »

Il n’avait jamais pu supporter Charles Brown et la réciproque était vraie. Christian l’avait un jour traîné de force chez lui pour que son père examine ses mains. Il avait eu l’incroyable idée de passer ses nerfs sur un arbre et de ne pas aller voir de médecin par la suite. Leur rencontre avait créé des étincelles.

« Ça ne risque pas d’arriver, répondit-il. Je ne lui parle plus depuis vingt ans.

— Tu lui en voulais à ce point de t’avoir forcé à retourner à New York ? » demanda Dylan étonné.

Christian n’était pourtant pas une personne rancunière. Ça l’avait toujours exaspéré d’ailleurs. Car à l’époque il trouvait que sa copine pardonnait un peu trop les erreurs des autres, même celles qui n’étaient pas tolérables. Malgré tout, c’est ce qui leur avait permis de rester ensemble pendant cinq mois.

Durant cette période, Dylan lui avait donné plus d’une fois l’occasion de rompre avec lui. Il était violent et incontrôlable. Et quand il avait peur, qu’il se sentait au pied du mur, il devenait méchant dans ses propos. Ce n’était pas vraiment envers Christie qu’il agissait comme ça. C’était plutôt vis-à-vis de Sacha.

Mais combien de fois s’était-elle mise entre eux et avait pris à la place de son frangin ?

Il reporta son attention sur Christian qui se frottait la nuque, nerveux.

« Si seulement le problème était aussi simple » ricana-t-il en buvant un peu d’alcool.

Il alla pour se resservir, mais se rendit compte que la bouteille était déjà vide. Dylan devait en avoir consommé une bonne quantité également. Il se leva, dans l’intention d’en ramener une autre, et lui demanda s’il voulait du whisky pour la deuxième tournée.

« Surtout pas. Si je mélange les alcools, je serai incapable de me lever demain. Et je me vois mal faire cours avec une gueule de bois.

— Tu vas aller travailler ? s’étonna Christian en se tournant vers lui.

— Bien sûr. Pourquoi je n’irais pas ?

— Mais, et ta hanche ?

— Elle était juste démise, Chris. Je ne me suis rien cassé, expliqua Dylan. Par contre, je n’ai plus le droit de courir jusqu’à nouvel ordre. Et mon médecin n’a rien trouvé de mieux à faire que de dire devant Alexie que je devrais me mettre au yoga.

— Elle va plus te lâcher maintenant, s’amusa Christian qui revenait de la cuisine.

— M’en parle pas, soupira-t-il. Franchement, comme si se contorsionner dans tous les sens allait aider ma hanche. »

Après avoir rempli leurs verres, Christian expliqua :

« Le yoga assouplit le corps et renforce les muscles. Ça pourrait donc effectivement te faire du bien. »

Puis il rajouta rapidement en voyant Dylan ouvrir la bouche, prêt à répliquer :

« Et comme ça tu fais également plaisir à ton amie. Vous seriez tous les deux gagnants.

— Hmm… ça se tient. »

Christian mordilla un instant ses lèvres, incertain d’avoir le droit de poser la question qui le taraudait depuis un moment. Il regarda son verre, s’amusant à faire tourner le pied fin entre ses doigts. Il observa la robe du vin se coller à la paroi et il put voir quelques larmes perler, preuve que le breuvage était fort en alcool. Perdu dans sa lutte intérieure, il finit par la poser sans trop s’en rendre compte.

« Est-ce que ton problème de hanche est un reste de l’accident d’il y a vingt ans ?

— Non, répondit simplement Dylan en faisant sursauter Christian qui prit conscience de s’être exprimé à voix haute. C’est arrivé à l’armée et, ajouta-t-il en voyant son regard interrogatif, avant que tu ne poses la moindre question, sache que je n’ai pas envie d’en parler. »

Il hocha la tête. Il pouvait comprendre que ce genre de discussion devait être sensible.

« Tout à l’heure, tu me demandais pourquoi je n’avais pas rompu avec toi plus tôt si je me sentais aussi mal à cause de cette situation » rappela-t-il.

Il vit Dylan hocher la tête, surpris du changement de sujet, mais désireux d’en savoir plus.

« Je ne veux pas que tu croies que ce que je vais te dire est une excuse de ma part. Ni une façon détournée de te donner envie d’avoir pitié de moi. Je te le dis uniquement parce que je pense que tu as le droit de savoir… Tu es le seul d’ailleurs qui saura totalement ce que j’ai ressenti à ce moment-là.

— Quoi ? Même ton petit ami Bary n’est pas au courant ? railla Dylan bien malgré lui.

— Je ne sors pas avec Bartholomé. Il n’est qu’un ami. Le meilleur, mais c’est tout. Et même si c’est vrai qu’il est au courant de l’histoire, je ne lui ai jamais dit ce que je ressentais vraiment à cette époque, répliqua immédiatement Christian, avec peut-être un peu trop d’aplomb, car Dylan leva les deux mains en l’air en signe d’apaisement.

— Ok, calme. Je suis désolé, je ne voulais pas paraître déplacé. »

En réalité, il se sentait nerveux. Il n’était pas sûr de vouloir entendre ce que Christian allait lui dire. Une petite voix dans sa tête le mettait en garde. S’il pardonnait tout ce qu’il s’était passé à leurs dix-huit ans, il ne pourrait pas tirer un trait sur cet homme. Il n’arriverait pas à lui dire au revoir et il n’aurait pas d’autre choix que d’être ami avec lui. D’être proche de lui. Pas par pitié ou par obligation, mais uniquement parce qu’il était comme une lumière dans le noir qui attire inévitablement le papillon vers elle.

Dylan savait, maintenant. Il savait que même si Christian n’avait pas menti à l’époque et s’était présenté à lui comme un garçon, alors il serait tout de même allé vers lui. Pas de la même façon, c’est certain. Mais le lien qui avait existé entre eux, qui existait toujours, bien qu’il fût aussi fragile et fin qu’un fil de soie, aurait été le même.

Et cela l’effrayait légèrement.

Il n’arrivait pas à comprendre pourquoi il ressentait ce besoin d’être proche de lui. En fait, ce n’était pas tant le fait de la proximité qui le dérangeait. Le problème venait de son incapacité à savoir pour quelles raisons il pouvait parler aussi facilement avec Christian. Ils n’avaient pourtant rien en commun.

Prenant le temps de la réflexion, il fit rapidement le tour de son entourage. Il y avait en premier Sacha et par corrélation Rebecca. Sacha était son frère, il était donc évident qu’il s’entende bien avec lui et qu’ils soient proches tous les deux, même si ça n’avait pas toujours été le cas. Et pour sa fiancée, elle avait eu le bon goût de choisir son frangin, c’était suffisant.

Ensuite, il y avait Patrick. Cet homme, qu’il considérait comme son père, lui avait enseigné tout ce qu’il savait sur la mécanique et les voitures. C’est également lui qui avait appris à Dylan à pêcher. Outre ces passions communes, Patrick ne l’avait jamais pris de haut comme beaucoup d’adultes avaient pu le faire et il avait toujours accordé à Dylan cette confiance qui lui manquait tant.

La troisième personne à être entré dans son cercle de relation, si l'on n’incluait pas Christian à l’équation, fut Alexie. Leur rencontre s’était faite dans la tristesse et la douleur pour tous les deux. Mais ils avaient été pour chacun, le temps d’une nuit, l’épaule sur laquelle pleurer. Même s’ils s’étaient perdus de vue pendant un temps, ils avaient gardé contact en s’envoyant des messages.

Chacun voyant en l’autre un confident. Un grand frère pour l’une, une petite soeur pour l’autre.

Ensuite, il y a eu Zackary. Ils s’étaient rencontrés à l’armée et Dylan avait tout de suite adoré son côté vagabond. Il s’était d’ailleurs demandé pourquoi son ami s’était engagé quand il était évident qu’il était un homme qui aimait aller librement au gré de ses humeurs.

Malgré son caractère nomade, Zackary était une personne qui s’adaptait facilement et il avait vite accroché aux passions de Dylan. Ils avaient également tous les deux une attirance pour la pêche à la ligne, qu’elle soit sur rivière ou sur mer. Les deux hommes se considéraient comme des frères et ils étaient ravis de savoir que la réciproque était valable dans les deux sens.

Venait par la suite Amélia. Mais il ne pouvait pas dire qu’elle était une amie, car leur mise en couple avait plus été une solution de facilité à un moment où, avec l’âge, la solitude se faisait plus pesante. Désormais, le seul lien qui les unissait tous les deux était les jumeaux.

En fait, en y repensant aujourd’hui, Dylan se rendait compte que la seule personne qui l’avait plus ou moins attiré avec la même force que Christian, c’était Alexie. Mais elle et lui avaient beaucoup de points en commun, alors qu’avec Christian, il n’y avait rien qui pouvait les rattacher. Rien qui pouvait expliquer ce lien incroyablement fort qui les avait reliés.

Il reporta son regard sur l’homme en face de lui, tentant de découvrir la fameuse réponse à cette question qui le taraudait depuis le tout début. Mais elle lui échappait encore… Et peut-être ne la trouverait-il jamais.

« À cette époque, commença Christian en le sortant de ses pensées, je ne m’aimais pas beaucoup. Je ne savais pas ce que je voulais faire de ma vie, ni même ce qui me ferait envie. C’est compliqué à expliquer, mais c’est comme si je vivais sans réellement vivre. Je respirais, je marchais, je parlais, mais à l’intérieur j’étais plus comme une coquille vide. Je faisais bonne figure devant mes parents pour qu’ils me laissent tranquille, je souriais sans le vouloir à Gaël pour qu’il soit rassuré, mais… finalement je voulais juste être seul. Comme ça je n’aurais plus eu besoin de parler ou de rassurer. Je voulais seulement être tranquille à mon tour. Paradoxalement, une minuscule part de moi était enragée contre la situation. C’est moi qui avais souffert, moi qui avais été abusé. C’est moi qu’on avait harcelé et pointé du doigt, alors pourquoi je me retrouvais à devoir rassurer tout le monde ? Pourquoi c’était moi qui me retrouvais dans le rôle du protecteur alors que j’aurais dû avoir celui du protégé ? »

Dylan comprenait ce qu’il voulait dire. Il le comprenait même très bien. Avant de rencontrer Patrick, il avait été trimbalé de ville en ville par son père. Ça n’avait duré qu’un an, mais entre les coups et Sacha, il n’avait pas le temps de pleurer ou de se morfondre sur son sort. Parfois, sous la couverture protectrice, il arrivait à visualiser sa mère, il pouvait sentir fugacement le poids de sa main dont les doigts glissaient dans ses cheveux. Il lui semblait même l’entendre lui chanter Let it be. C’était uniquement dans ces moments-là, alors que Sacha dormait profondément, qu’il s’autorisait à lâcher prise et à craquer.

Il avait bien trop souvent dû endosser le rôle du protecteur comme le disait si bien Christian. Leur histoire était peut-être différente, mais il était persuadé que le besoin de réconfort qu’ils avaient ressenti à l’époque était le même.

« Alors, quand je t’ai rencontré, tout ce que j’avais toujours voulu m’était enfin accordé. Tu n’étais pas quelqu’un d’envahissant. Lorsque je me perdais dans mes pensées, tu n’étais pas sans cesse à vouloir savoir si j’allais bien. Tu bricolais de ton côté, me regardant de temps en temps pour t’assurer que je n’étais pas triste. Lorsque je faisais mes crises d’angoisse, tu te contentais de me prendre dans tes bras et de me chanter une chanson. Contrairement à mes parents qui me grondaient parce que je n’avais pas pris mes médicaments ou me disaient que j’irais mieux si je parlais à mon psychiatre. Tu n’aurais pas pu me dire tout ça, puisque tu n’étais pas au courant de mes problèmes. Mais je suis persuadé que tu sentais malgré tout que je n’avais pas eu une vie facile. »

C’était vrai. Dylan ignorait tout du passé de Christian à cette époque. Néanmoins, il avait vu dans ses yeux cette même lueur qui brillait dans les siens quand il se regardait dans le miroir. Cette étincelle de douleur et de solitude. Cette fatigue perpétuelle de ne pas être compris… de ne pas se comprendre soi-même.

« Tu m’as apporté le réconfort dont j’avais besoin. Le sentiment de sécurité qui m’avait tant fait défaut avant. Avec toi je me sentais heureux et plus confiant. Et… je ne te l’ai jamais dit, mais… merci. Merci, Dylan » déclara Christian en le regardant droit dans les yeux.

Merde ! pensa ce dernier, gêné. Il ne s’était pas attendu à ce genre de propos et il sentit ses joues traîtresses exhiber son malaise.

« Je ne vois pas pourquoi tu devrais me remercier, baragouina-t-il en détournant les yeux.

— Parce que je te dois beaucoup. Et que je ne te l’ai jamais dit jusqu’ici. Et je le pense, tu sais. Merci, Dylan. Maintenant que je m’en rends compte, je comprends pourquoi tu as dit que je n’étais qu’un égoïste. En fait, tu as raison, j’ai été ingrat avec toi. J’ai pris le meilleur de ce que tu avais à me donner et en échange, je ne t’ai rien apporté si ce n’est de la souffrance et de la honte, souffla Christian, les traits tirés par la douleur de cette révélation.

— Tu te trompes, ne put s’empêcher de démentir Dylan. Comme je te l’ai dit tout à l’heure, tu m’as permis de souffler et de décompresser quand j’en avais le plus besoin. C’est vrai, notre histoire ne s’est pas terminée de la meilleure des façons et c’est vrai que je trouve que tu as été égoïste. Surtout pour être parti après avoir lâché ta bombe. J’aurais voulu que tu sois là à mon réveil. J’aurais voulu te hurler dessus, te frapper si l’envie m’en avait pris et j’estime que j’en avais le droit. Mais, tu as tort de croire que notre rencontre ne m’a rien apporté. »

Dylan passa une main sur son visage, incertain des mots à utiliser pour s’exprimer sans avoir l’air d’une femmelette. Le regard que Christian posé sur lui ne l’aidait pas à se calmer. Il décida de fixer le mur qui se trouvait en face de lui, puis se lança.

« L’amour que tu m’as donné m’a fait comprendre que je n’étais pas uniquement Dylan Johnson le fils d’un ivrogne ou le grand frère de Sacha. Je n’étais pas uniquement le voyou que les profs me collaient comme étiquette. Grâce à toi, je crois… je crois que je suis devenu un homme pour la première fois, car j’ai compris toute l’étendue des responsabilités qui attendent les personnes à l’âge adulte. J’ai pris conscience que si je voulais assurer mon avenir, ainsi que celui de Sacha… et le tien par la même occasion, il me faudrait un emploi, de l’argent. Qu’il me faudrait être responsable… plus que je ne l’étais à ce moment-là. Tu m’as aidé en cours et je m’en sortais pas trop mal, mais tu es parti et tout s’est effondré. »

Il reporta un instant son regard sur Christian, se demandant si ce dernier l’écoutait toujours. Il fut soulagé de voir que, non seulement il était attentif, mais qu’il semblait également attendre d’en savoir plus. Alors il poursuivit.

« J’ai vécu beaucoup de premières fois avec toi. Et si aujourd’hui je peux en parler avec le sourire, ce n’était pas le cas après l’accident. Si je me suis engagé à l’armée, c’est uniquement parce que je voulais me prouver que je n’étais pas une tapette. Je voulais me montrer que j’étais un homme.

— C’est ridicule, souffla Christian, partagé entre colère et tristesse. Il y a des soldats qui sont homosexuels.

— Je sais, je n’ai pas dit que ma réflexion de l’époque était bonne, apaisa-t-il. Mais c’est ce que je pensais quand j’avais dix-neuf ans. Et je ne regrette pas de m’être engagé. L’armée m’a permis de me défouler et de me canaliser. À obéir également. »

Il ricana en repensant à toutes ces fois où il avait été interdit de sortie le week-end.

« Si je ne t’avais pas rencontré, j’aurais sûrement mal tourné. Et si j’avais réussi à m’en sortir alors je n’aurais pas été à l’armée et je ne serais peut-être jamais allé à Los Angeles. Je n’aurais pas rencontré Amélia, et Zack et Mary ne seraient pas nés. Alors tu sais, je ne t’en veux pas Christian. Vraiment. Tu avais le droit de ne pas te sentir bien dans ta peau, de vouloir être aimé… tu avais le droit de m’aimer. »

Un sanglot étouffé se fit entendre et il regarda Christian avec étonnement. Sa tête était baissée et ses épaules tremblaient de façon irrégulière. Un son s’échappait de sa bouche, se répétant constamment, telle une litanie, mais Dylan avait du mal à le comprendre. Quand il arriva enfin à percevoir ce qu’il disait, un frisson parcourut son corps.

« Merci. »

Il toussa de gêne. Le silence s’installa dans le salon le temps que Christian retrouve son calme. Au bout de quelques minutes, il le vit essuyer son visage du revers de la main avant de relever la tête et de poser ses yeux sur lui.

« Tu sais, même après être tombé amoureux de toi je n’arrivais pas à admettre que j’étais attiré par les hommes. Que j’étais gay. Il a fallu une bonne dizaine de séances avec Anthony pour que j’accepte mon homosexualité.

— Ah bon ? » demanda Dylan étonné.

Pour lui ça avait toujours été logique qu’il soit gay. Il lui avait quand même fait une fellation, ce n’est pas quelque chose d’anodin !

Christian hocha la tête à sa question.

« Je pense que c’est l’une des raisons qui m’empêchait de te dire que j’étais un garçon. Inconsciemment, je savais qu’en te révélant la vérité alors j’afficherais mes attirances et je ne pouvais pas le supporter, chuchota-t-il.

— Pourquoi ?

— Parce que… »

Christian ravala un sanglot et leva les yeux vers le plafond, tentant de retrouver un semblant de calme.

« Parce que c’est exactement ce qu’il me disait quand il me touchait. Que j’étais un petit garçon né pour lui donner du plaisir. Pour donner du plaisir aux hommes. Quand j’étais avec toi, quand je t’embrassais ou que mon coeur s’emballait sous tes mains, je me répétais que c’était normal, que j’étais une femme. Que j’étais Christie. Je pouvais oublier les propos horribles qu’il m’avait sortis. En étant une femme je me trouvais l’excuse parfaite pour t’aimer sans honte. Mais ce soir-là… celui du Nouvel An, ce que j’ai fait, ce n’est pas uniquement pour te faire plaisir, je voulais aussi savoir si j’aimerais ça.

— Tu commençais à te poser des questions.

— Oui. Quand je suis rentré chez moi, je me suis masturbé en repensant à ce que j’avais fait… c’était la première fois que je faisais une telle chose. »

Christian laissa échapper un rire amer.

« C’était tellement bon et pourtant, paradoxalement, j’avais honte de moi. Je me sentais sale, souillé. Je venais de me branler en pensant à la fellation que j’avais faite à un garçon qui croyait que j’étais une fille. »

Cette fois, Christian éclata vraiment de rire. Pourtant, alors qu’il le regardait, Dylan jugeait que ça ressemblait plus à des sanglots camouflés qu’à un son joyeux. Il se sentait impuissant et il avait beau chercher un moyen de le réconforter, de le rassurer, il ne trouvait rien.

« C’est tellement ridicule, n’est-ce pas ? J’étais stupide ! reprit subitement Christian.

— Non, murmura-t-il avant de reprendre avec plus de force, s’étonnant lui-même de sa façon de penser : Ce que tu as fait à l’époque, c’était dans l’unique but de te protéger. Il n’y a rien de stupide là-dedans et tu n’as pas à t’en vouloir. Les fautifs, c’est ton oncle qui a abusé de toi. C’est tes parents qui n’ont pas voulu voir la vérité en face et qui n’ont rien fait pour t’aider à surmonter ce que tu avais vécu. T’étais qu’un gosse, bordel ! À cet âge-là, on joue le dur, on fait les forts, mais on est fragile, facilement manipulable. On l’est encore à notre âge, d’ailleurs. La seule différence entre maintenant et hier, c’est qu’on est plus riche chaque jour d’une expérience supplémentaire. Alors, ne sois pas trop dur avec toi-même et pardonne-toi, Christian. Car malgré tes erreurs je trouve qu’on s’en sort tout de même plutôt bien, non ? »

Il regarda Dylan avec étonnement. Après son comportement de jeudi, il n’aurait pas pensé qu’il serait si ouvert aujourd’hui.

« Tu es sincère ? Ou tu me dis ça pour en finir au plus vite et dans deux semaines tu vas à nouveau me faire la gueule ? demanda-t-il avec suspicion.

— Quoi ? Non ! s’exclama Dylan, surpris par la question avant de se rappeler les raisons de sa présence dans l’appartement de Christian. Non, je ne raconte pas ça uniquement pour te faire plaisir et mettre un terme à cette conversation. Je pense ce que je dis. Sincèrement. »

Christian exhala un long soupir. Il frotta son visage à deux mains, puis il posa son regard sur Dylan et lui offrit un sourire timide et quelque peu tremblant, mais il n’en fallut pas plus à l’autre homme pour comprendre qu’ils avaient enfin mis cette histoire de côté. Qu’ils allaient désormais pouvoir aller de l’avant.

Il ouvrit la bouche, prêt à dire quelque chose quand un boucan se fit entendre dans l’escalier qui menait à l’étage et la porte de l’appartement s’ouvrit violemment pour laisser entrer Bartholomé.

« Christian ! Il faut absolument que je te… Oh ! »

Il s’arrêta en plein milieu de sa phrase en voyant le regard de Christian et de Dylan posé sur lui.

Une personne normale se serait immédiatement excusée du dérangement et aurait fait demi-tour pour laisser les deux hommes tranquilles. Car il était évident qu’ils n’échangeaient pas des banalités. Mais Bartholomé n’était pas une personne normale et il n’avait également aucune honte. Alors c’est tout naturellement qu’il ferma la porte de l’appartement et marcha vers Dylan pour lui arracher son verre des mains et le boire d’une traite.

« Te gêne pas surtout » maugréa-t-il alors que Bartholomé s’asseyait sur le sol et déclarait : « J’ai rencontré quelqu’un. »

Un silence de mort accueillit l’annonce.

« Bon, je pense qu’il est temps pour moi de partir, déclara soudain Dylan en se levant.

— Je ne te chasse pas, répondit rapidement Bartholomé en le regardant. Je n’ai aucune gêne à parler de ça devant toi.

— J’en doute pas un seul instant, ricana Dylan, mais je n’ai aucun intérêt pour ta vie privée. De plus, j’ai un garçon qui m’attend pour manger et qui doit se demander ce que fout son père. »

Son portable se mit alors à vibrer dans sa poche et lorsqu’il constata que l’appel provenait de Zack, il les regarda l’air de dire, Vous voyez, je vous l’avais bien dit. Il décida cependant de ne pas répondre afin de pouvoir dire correctement au revoir à Christian.

Ce dernier s’était d’ailleurs levé pour le raccompagner jusqu’en bas de l’immeuble.

« À jeudi, Dylan, déclara Bartholomé en guise de salut et l’intéressé leva les yeux au ciel.

— J’ai pas oublié ce qu’il s’est passé hier, répliqua-t-il, ni ce que tu m’as dit.

— Moi non plus, mon cher. Mais je doute que tu veuilles en parler devant Christian. »

En effet, les propos qu’ils avaient tous les deux tenus n’étaient pas spécialement glorieux pour l’autre homme. D’ailleurs, Dylan s’en était rapidement voulu de les avoir prononcés, car il avait l’impression qu’en dénigrant Christian, c’était également tous les moments qu’ils avaient vécus ensemble qu’il salissait. En plus, s’il tenait un tant soit peu à leur nouveau statu quo, il valait mieux pour lui que Christian n’en sache jamais rien.

« De quoi vous avez parlé au juste ? » demanda justement ce dernier.

Les deux hommes se regardèrent et d’un commun accord silencieux, Dylan déclara en quittant l’appartement :

« Je sais plus. »

Une fois dans la rue, il se tourna vers Christian. Ils restèrent un moment comme ça. À se regarder en silence. Perdant conscience du temps qui s’écoulait. Quand son portable vibra une nouvelle fois, Dylan se décida à bouger. Il tendit la main et lorsque Christian la serra, il lui dit :

« Je ne peux pas te dire d’oublier cette histoire qu’il y a eue entre nous, Christian. Mais ne sois pas trop exigeant avec toi-même. Au risque de me répéter, on était des gamins. Et puis, je pense que tu as bien assez souffert comme ça, non ?

— Merci, Dylan.

— Y a pas de quoi. Bon, je vais y aller avant que mon fils ne me fasse une scène.

— Ce n’est pas le père qui devrait normalement gronder son gamin parce qu’il rentre tard et sans prévenir ? railla-t-il gentiment.

— Je t’emmerde, répliqua avec humour Dylan, puis il ajouta en s’éloignant : À jeudi ! »

***

Lorsqu’il remonta dans son appartement, Christian était bien décidé à passer un savon à Bartholomé. Et par la même occasion, en apprendre plus sur l’échange entre les deux hommes. Il n’avait peut-être pas insisté quand Dylan lui avait dit ne plus se souvenir, mais il ne fallait pas non plus le prendre pour un idiot.

Surtout que même pas une minute avant, il avait sorti le contraire !

Sauf qu’au moment où il entra dans son salon, l’expression qu’il vit sur le visage de Bartholomé, avant que celui-ci ne se recompose, l’arrêta dans son élan.

Pour beaucoup de personnes, son ami était quelqu’un qui dénotait par ses actions, ses tenues, son comportement. Et souvent, ils pensaient, à tort, que Bartholomé était bien dans ses baskets. Car son excentricité était son meilleur masque pour camoufler la douleur qu’il ressentait.

La seule personne qui pouvait voir ce dernier s’effriter, c’était Christian. Et il était évident pour lui que son ami n’était pas venu uniquement pour lui dire qu’il avait rencontré quelqu’un.

« Tu veux parler à Bouddha ? demanda Christian, dans une tentative d’humour pour détendre l’atmosphère alors qu’il reprenait sa place.

— Oui » souffla-t-il.

Le silence revint entre eux et les secondes filèrent pour devenir des minutes, mais il ne prononça pas un mot. Patientant que les paroles émergent de la bouche de Bartholomé.

« Elle s’appelle Clara. C’est une femme magnifique. Elle a de beaux cheveux châtains et des yeux noisette, avec une petite touche de vert près de la pupille. Elle est petite et menue. Si bien que je passe pour un géant à côté d’elle.

— Tu m’as l’air sacrément mordu, sourit-il après avoir entendu la description de son ami.

— Elle a trente ans. »

Ah ! Voilà donc le problème, songea Christian.

« Et alors, tenta-t-il toutefois de tempérer, des tas de couples se construisent avec un immense écart d’âge de nos jours.

— Christian, on a dix-huit ans d’écart ! » s’énerva Bartholomé avant de boire son verre d’une traite pour se le remplir immédiatement après.

Tout son visage était tiré en une expression douloureuse.

« Qu’est-ce que je pourrais bien lui offrir ? Elle a toute sa vie devant elle, sortir avec moi ça serait du gâchis !

— Et elle ? Qu’est-ce qu’elle en pense de tout ça ?

— Elle s’en moque.

— Ben alors, il est où le problème ? »

Bartholomé soupira avec force et sa tête tomba entre ses jambes, ses mains venant trouver un appui sur sa nuque.

« Je fais en sorte qu’elle me fuie. »

Les yeux de Christian s’écarquillèrent sous le choc et il souffla :

« Bartholomé, tu n’as tout de même pas…

— Si. Je lui ai tout balancé. Que j’aimais coucher avec des femmes, tout comme j’aimais baiser des hommes. Que si j’étais toujours le top dans mes relations homosexuelles, j’aimais parfois être pris par des femmes. Et que j’étais quelqu’un qui pouvait voir plusieurs personnes en même temps. »

Ce fut au tour de Christian d’avoir un air abattu et il se frotta énergiquement le visage pour ne pas engueuler son ami d’avoir été aussi bête. Il ne put toutefois pas s’empêcher de lui demander :

« Pourquoi tu as fait ça, bon sang ? »

Un petit rire, qui ne présageait rien de bon, s’échappa des lèvres de Bartholomé et il murmura :

« Si tu savais…

— Parce que tu as dit autre chose d’autre ? s’exclama Christian, bien qu’il ne vît pas ce que son ami aurait pu rajouter.

— Pas dit. Fait. Après lui avoir tout révélé, elle m’a assuré qu’elle s’en moquait et qu’elle m’aimerait quoi qu’il arrive. »

Un rire sans joie se fit entendre.

« Je savais que c’était un mensonge. Qui pourrait aimer un gars comme moi ? »

Christian ferma les yeux et serra les dents pour ne pas hurler de rage. Car il connaissait Bartholomé et il savait que ce dernier n’avait aucune limite lorsqu’il essayait de faire fuir quelqu’un. Il n’agissait pas ainsi parce qu’il n’aimait pas l’autre, mais surtout parce qu’il ne s’aimait pas lui, tel qu’il était.

Lorsqu’il avait raconté pour la première fois ses penchants à Christian, il avait par la suite été odieux avec lui.

Il n’oublierait jamais ce moment où il avait été invité chez Bartholomé et qu’il l’avait retrouvé avec un homme et une femme. Son ami l’avait acculé contre un mur en lui balançant des paroles crues et odieuses.

Il avait tellement été en colère contre lui qu’il avait refusé de lui parler pendant plusieurs jours. C’est en racontant l’histoire à Anthony et en entendant le raisonnement de ce dernier qu’il avait pris du recul sur la situation.

Bartholomé avait bien essayé par la suite de recommencer deux-trois fois son manège, mais Christian l’avait toujours évincé, prouvant à l’autre homme que leur amitié comptait bien plus que ses penchants sexuels.

« Bary, réussit-il à dire après avoir retrouvé un semblant de calme, combien de fois je t’ai dit que tes désirs ne regardent que toi et que personne n’a le droit de te juger là-dessus ! Tu n’as pas à en avoir honte.

— C’est facile à dire ! Tu ne sais pas ce que je ressens. Tu n’as jamais trouvé que tes actions étaient hideuses. Tu ne t’es jamais senti sale après avoir couché avec quelqu’un. Sali non pas par l’autre, mais par ton propre plaisir, s’emporta Bartholomé, avant de rajouter précipitamment en voyant le visage de Christian devenir blanc : Pardon. Je suis désolé, je n’aurais pas dû dire ça. »

Alors qu’il accusait le coup porté par les paroles de son ami, Christian se rappela sa conversation avec Anthony, ici même, dans son appartement. S’il considérait vraiment Bartholomé comme son meilleur ami, s’il voulait que ce dernier comprenne toute l’importance qu’il avait pour lui, alors il se devait d’être honnête.

« Tu te trompes » souffla-t-il en ramenant ses jambes contre son torse avant d’enrouler le tout de ses bras, dans une sorte de position foetale réconfortante.

Bartholomé leva la tête en entendant ces paroles et l’étonnement se peignit sur son visage. La surprise alla croissant à mesure que Christian lui révélait les derniers pans de son histoire avec Dylan. Cette partie où, après avoir sucé son petit ami un soir de Nouvel An, il s’était à son tour donné du plaisir. Et il expliqua tous les sentiments qu’il avait éprouvés pendant et après avoir réalisé son acte.

Ils parlèrent encore de longues heures et lorsque Bartholomé partit, il était déjà minuit passé. Christian était épuisé. Il se dévêtit rapidement avant de se glisser sous sa couette et alors que son esprit commençait à dériver vers les limbes du sommeil, un petit sourire étira ses lèvres.

Malgré les déboires de son ami, sa journée avait tout de même un point très positif.

Il avait fait la paix avec Dylan. Et de cette paix naquit un sentiment de légèreté qui le suivit dans ses songes.


Texte publié par Sandro599, 4 novembre 2024 à 19h24
© tous droits réservés.
«
»
tome 1, Chapitre 8 tome 1, Chapitre 8
LeConteur.fr Qui sommes-nous ? Nous contacter Statistiques
Découvrir
Romans & nouvelles
Fanfictions & oneshot
Poèmes
Foire aux questions
Présentation & Mentions légales
Conditions Générales d'Utilisation
Partenaires
Nous contacter
Espace professionnels
Un bug à signaler ?
2836 histoires publiées
1285 membres inscrits
Notre membre le plus récent est Fred37
LeConteur.fr 2013-2024 © Tous droits réservés