« Effacer le passé, on le peut toujours :
C’est une affaire de regret, de désaveu, d’oubli.
Mais on n’évite pas l’avenir. »
Oscar Wilde
Ses membres semblaient peser une tonne. Sa tête le lançait et lui donnait l’impression que son cerveau avait doublé de volume. Il était complètement dépouillé de toute énergie et la seule chose qu’il voulait, c’était dormir et ne jamais se réveiller.
Pourtant, il y avait ce bruit horrible qui cherchait à le sortir des limbes du sommeil. Il se répétait de manière constante. Cinq coups violents. Puis le calme durant dix secondes, avant que ça reprenne.
Toc-toc-toc-toc-toc.
Chaque fois, il émergeait un peu plus et il commençait à percevoir autre chose que ce bruit incessant et passablement énervant. Malgré lui, son ouïe se focalisa sur le son, cherchant à savoir ce qui pouvait bien causer un tel raffut. Il grogna d’agacement à mesure qu’il distinguait de mieux en mieux la nuisance sonore.
Tian… istian… Christian…
Il réalisa qu’on l’appelait, mais ne bougea pas pour autant. Puis, son cerveau se réveilla lentement et il finit par comprendre ce qu’il se passait. Le bruit n’en devint que plus assourdissant et se faisait entendre dans tout l’appartement.
« Christian ! lui parvint la voix de son frère. Je sais que tu es là, alors ouvre cette putain de porte avant que je ne la défonce ! »
Il grogna, mécontent. Pourquoi diable Gaël était-il ici ? Il se tourna dans son lit, la tête toujours sous la couette, et tendit un bras pour tapoter de sa main la table de chevet. Lorsque ses doigts trouvèrent son portable, il ramena celui-ci sous le drap et regarda l’heure. Quatorze heures ? Ah oui, quand même. Et c’était un vendredi…
Ça voulait dire qu’il n’avait pas ouvert la librairie ce matin.
Christian soupira fortement. Il savait que ce n’était pas très correct pour ses clients et qu’il allait perdre de l’argent, mais il n’avait aucune envie de se lever. C’était rare qu’il n’ouvre pas ou ne se présente pas à son travail, alors il pouvait bien se prendre un peu de repos, non ?
Sauf si, évidemment, son frère continuait à tambouriner contre sa porte avec autant d’insistance ! Il ne savait pas depuis combien de temps il se trouvait derrière celle-ci, mais il décida qu’il y resterait. Il ne voulait voir personne et encore moins Gaël. Ce dernier le tannait de quitter le club de théâtre depuis qu’il connaissait l’identité du nouvel éducateur sportif du Centre.
En fait, Christian était persuadé que son frère avait peur qu’il retombe sous le charme de Dylan. Hier encore, il lui aurait dit qu’il était ridicule. Mais après ce qu’il s’était passé la veille, il se rendait compte qu’une part de lui n’avait jamais cessé de l’aimer.
Avec le temps, il avait fini par oublier, ou tout du moins par vivre en sachant qu’il n’y aurait jamais rien de possible entre eux. La distance avait amoindri ses sentiments, mais elle ne les avait pas tués pour autant. Qui, sur cette planète, pouvait renier son premier amour ?
Peu importe qui l’on aime, à quel âge ou combien de temps. Ce premier coup au coeur, ce premier frisson, cette odeur imperceptible que l’on capte et qui nous fait chavirer. Rien ne s’efface. Ou alors, c’est qu’on n’a pas vraiment aimé cette personne à ce moment-là.
Christian se souvenait presque de tous les moments qu’il avait partagés avec Dylan. Et chaque fois qu’il y songeait, son coeur se serrait de la même façon. Un mélange de mélancolie et de joie s’emparait de lui. Le sentiment néfaste qu’à un moment donné il avait été heureux et aimé.
Il secoua fortement la tête pour ne pas s’engager sur cette piste beaucoup trop glissante et dangereuse dans son état actuel. C’est seulement à ce moment-là qu’il constata qu’il n’y avait plus de bruit. Gaël était-il parti ? Il devait frapper à sa porte depuis un long moment s’il avait abandonné si vite après son réveil.
Il ne chercha pas à en savoir plus et profita du calme retrouvé pour essayer de se rendormir. C’était l’unique chose qu’il voulait pour l’instant. Fermer les yeux et oublier ce qu’il s’était passé quelques heures plus tôt. Il n’y avait que de cette façon qu’il pouvait empêcher sa mémoire perfide de le mitrailler avec les paroles de Dylan. Ne disait-on pas que dans les moments difficiles on était seul au monde ? C’était même pire que ça si votre propre conscience se liguait contre vous !
Il commençait tout juste à comater lorsqu’il entendit distinctement le son de sa porte d’entrée s’ouvrir et des bruits de pas se diriger vers sa chambre. Christian savait que la confrontation était inévitable, pourtant, il se demanda l’espace d’un instant si son frère se rendrait compte de sa présence s’il s’allongeait comme une crêpe sur son matelas.
« Christian ! » s’écria Gaël en faisant irruption dans sa chambre.
Fais le mort, songea-t-il, avec un peu de chance ton frère est devenu aussi bête que ses pieds durant la nuit et partira en pensant que tu n’es pas là.
« Je sais que tu es sous ta couette, sors de là maintenant ! »
Raté.
Malgré tout, il ne bougea pas, bien décidé à faire l’autruche pour une durée indéterminée.
« Jolie chambre » commenta alors une voix qu’il connaissait bien.
Qu’est-ce qu’Anthony faisait chez lui ? Ne me dis pas que…
Soudain, la couette qui le recouvrait fut violemment retirée et un sifflement appréciateur se fit entendre juste à ses côtés.
« Quel beau derrière nous avons là ! » railla le psychiatre.
Christian grinça des dents, mais décida de garder la tête enfoncée dans l’oreiller et de faire fi de sa nudité. Cela ne sembla pas perturber Anthony plus que ça et ce dernier dit :
« Vous avez été voir Dylan, n’est-ce pas ? »
Il ne répondit pas. De toute façon, ce n’était pas une question. Il entendit un grognement mécontent, puis Anthony demander à Gaël de bien vouloir le laisser seul avec Christian. Il crut comprendre que son frère n’était pas trop pour, puis finalement il perçut le bruit de ses pas qui s’éloignait et le son d’une porte qu’on ferme.
Au moins, il était débarrassé de Gaël.
« Pourquoi êtes-vous allé chez lui ? le réprimanda Anthony une fois qu’ils furent seuls. Il me semblait pourtant vous avoir dit de le laisser tranquille. C’était une consigne simple, non ? »
Christian ne répondit pas. Il garda la tête enfouie dans l’oreiller et l’air chaud qu’il soufflait commençait à l’étouffer. Il savait qu’il se comportait comme un gosse, mais tant pis. De toute façon, il ne leur avait pas demandé de débarquer chez lui.
« Est-ce que vous comptez bouder encore longtemps ? s’énerva le psychiatre en haussant le ton. Agissez en adulte en acceptant ce qu’il s’est passé et levez-vous.
— Non. »
La réponse parvint faiblement à Anthony à cause du coussin qui faisait barrage, mais il l’entendit tout de même. D’ailleurs avait-il bien compris ? Ce jeune impertinent avait-il osé lui dire non ? Très bien, pensa-t-il, vous l’aurez voulu.
Il quitta la chambre et se dirigea vers la cuisine. De son côté, Christian perçut parfaitement le bruit des portes de placard qui claquent dans la recherche d’il ne savait quoi.
Puis soudain plus rien, si ce n’est le son de pas qui se rapprochaient.
Légèrement curieux, il sortit un oeil de son oreiller pour voir ce que son psychiatre avait fabriqué. Il l’aperçut alors au pied de son sommier, avec son éternel costume noir, une casserole à la main. Casserole qu’il était présentement en train de…
« Putain ! » hurla Christian en sortant précipitamment de son lit, trempé et tremblant suite à la douche forcée et froide qu’on venait de lui infliger.
Il jeta un regard noir en direction d’Anthony, mais ce dernier l’observait avec un sourire narquois sur les lèvres, ses yeux fixés sur une partie de son anatomie.
« La vue de devant n’est pas mal non plus » ricana le psychiatre avant de reporter son attention sur le visage rougi de Christian, qui avait rapidement mis ses mains devant son entrejambe.
« Allez prendre une douche pour vous remettre les idées en place. On pourra parler ensuite. »
Puis il quitta la chambre, laissant Christian seul et nu… et trempé… et rouge de honte. Il regarda son lit et hésita à se recoucher juste par esprit de contradiction, mais l’humidité de son oreiller et de son matelas l’en dissuada. Finalement, il se dirigea vers sa salle de bains.
Lorsqu’il ressortit, il devait admettre que l’eau chaude lui avait fait du bien. Il se sentait moins groggy et son esprit lui semblait moins maussade. Il retrouva Anthony assis dans le fauteuil de son salon. En le voyant arriver, le psychiatre lui désigna d’un geste de la main le canapé et Christian y prit place. Il n’avait pas vraiment envie de parler, mais apparemment, il n’avait guère le choix.
« Bon et si vous commenciez par me raconter ce qu’il s’est passé hier. »
Christian soupira, peu désireux d’en discuter, sauf qu'il finit tout de même par narrer son entrevue avec Dylan.
« Vous aviez raison, souffla-t-il une fois qu’il eut terminé. Je me suis fourvoyé en pensant que mon mensonge n’était pas si grave.
— Et comment vous vous sentez maintenant que vous avez ouvert les yeux sur sa souffrance ?
— Comme une merde, ricana Christian avec ironie.
— Une merde avec de belles fesses alors. »
Il releva la tête et jeta un regard noir à Anthony, mais en voyant le sourire sur son visage, il ne put s’empêcher de faire de même.
« Si vous le dites.
— Et bien membré.
— Bon, vous avez fini ! s’exclama-t-il. Si vous continuez, j’irai voir votre femme pour lui dire que vous avez des penchants pour les hommes.
— Laissez donc ma chère épouse où elle est, rigola le psychiatre, ravi d’avoir obtenu un regain d’énergie chez son patient. Trêve de bavardage, moi je ne vois que du positif dans cette fâcheuse histoire. »
Christian le regarda comme si une deuxième tête venait de lui pousser. Est-ce qu’il avait perdu l’esprit ? Qu’y avait-il de bien dans ce qu’il avait raconté ?
« Ne me regardez pas comme ça ! Je sais ce que je dis.
— Permettez-moi d’en douter » marmonna-t-il.
Anthony fit claquer sa langue à plusieurs reprises.
« Vous êtes bien impertinent aujourd’hui. Ai-je une seule fois eu tort dans mes raisonnements ? »
Christian réfléchit un instant, tentant désespérément de trouver un exemple, mais il dut rapidement s’avouer vaincu et finit par secouer la tête en signe de négation.
« Bien. Alors, faites-moi un peu confiance. Ce qu’il s’est passé hier n’a pas été facile pour vous, mais je suis persuadé que ça n’a pas non plus été une partie de plaisir pour Dylan.
— Qu’est-ce qui vous fait penser ça ?
— De ce que j’ai pu constater, ce n’est définitivement pas le genre d’hommes qui se livre facilement. Alors, même s’il pensait avec conviction ce qu’il vous a dit, il n’en reste pas moins qu’il vous a facilement dévoilé ses émotions. C’est clairement un point positif pour vous. »
Puis il ajouta en voyant le scepticisme sur le visage de Christian :
« Il n’a peut-être pas mâché ses mots, mais pour avoir discuté avec lui, je sais qu’il est parfaitement capable de garder son calme et qu’il faut piquer là où ça fait mal pour le faire sortir de ses gonds. Or, avec juste une petite phrase, vous l’avez poussé à bout. Il est sensible à vos paroles. »
Il regarda Anthony avec surprise.
« Vous croyez ?
— Le dialogue, c’est la clé de tout couple. Et quand je parle de couple, je n’englobe pas que les personnes qui vivent ensemble, mais également les amis. Quelqu’un que vous côtoyez, que vous considérez comme une personne proche pour vous, mais qui ne vous parle pas, c’est qu’il cherche à mettre de la distance, qu’il n’a pas confiance. »
Aussitôt, Christian pensa à Bartholomé. Le remords s’empara de lui, quand il se rendit compte que durant toutes ces années son ami lui avait tout raconté de sa vie, des plus beaux moments à ceux les plus tristes et les plus sales. Et lui ? Qu’avait-il fait en retour ? Rien. Il l’avait écouté, certes. S’était toujours montré présent pour lui, ok. Mais à aucun moment, il ne s’était lui-même dévoilé. Et s’il n’avait pas rencontré Dylan, il n’aurait sûrement jamais rien dit à Bartholomé. Est-ce que son ami s’était senti lésé durant tout ce temps ?
« De plus, après ce qu’il s’est passé, on peut dire que l’abcès est enfin crevé. Toute cette haine qu’il ressentait sera moindre à vos prochaines rencontres.
— Je ne suis pas sûr d’avoir le courage de le revoir. »
Anthony regarda un instant Christian. En le voyant assis sur le canapé de son salon, les bras resserrés autour de sa taille dans une maigre consolation, la tête basse et les épaules voûtées, il avait l’impression de revenir à leurs premières séances, quand son patient manquait clairement de confiance en lui.
« J’ai appris depuis longtemps que, pour soigner mes blessures, je devais avoir le courage de les regarder en face, déclara soudainement le psychiatre.
— Paulo Coelho » répondit immédiatement l’autre homme.
Anthony lui sourit. Christian ressemblait à un puits sans fond de connaissance. Il avait la capacité de retenir facilement les choses. À l’époque, Anthony en était rapidement venu à lui conseiller un livre à la fin de chaque séance pour savoir si oui ou non il l’aurait lu la fois d’après. Au rendez-vous suivant, Christian lui donnait son point de vue sur l’ouvrage recommandé. Il décida d’arrêter de voir où étaient ses limites quand Christian apprit le français pour pouvoir continuer leurs échanges littéraires.
« Toujours aussi cultivé à ce que je vois. Y a-t-il un livre que vous n’avez pas lu ?
— Des tonnes et je sais que ma vie ne me laissera pas assez de temps pour tous les lire.
— C’est pareil pour Dylan, déclara alors Anthony, fanant le sourire qui se trouvait sur les lèvres de Christian. Si vous attendez trop longtemps, alors vous perdrez l’occasion de mettre définitivement les choses à plat et de le garder parmi vos proches. »
Puis, remarquant qu’il ne répondait rien, il ajouta :
« Mais si vous voulez l’éviter le temps de la semaine prochaine, cela ne changera pas grand-chose bien évidemment. »
Christian se frotta énergiquement la nuque, indécis.
Gaël avait passé un week-end pourri. Premièrement, il avait fait un temps de chiotte. Et s’il y avait bien une chose qu’il détestait par-dessus tout, c’était la pluie. Son humeur dépendait de la météo et sa femme s’amusait souvent à lui dire qu’il était comme un tournesol. Heureusement pour lui, il ne pleuvait quasiment jamais à Los Angeles !
Deuxièmement, il s’était encore pris la tête avec son fils Tony. Ce dernier, âgé de seize ans, rentrait dans la période que Gaël aimait appeler l’emmerdement perpétuel de mes parents ou également la négation constante. Bref, en ce moment, Gaël détestait son fils.
Éléonore avait beau lui demander de rester calme, il ne pouvait tout simplement pas. Et ce week-end n’avait pas dérogé à la règle. Ajoutez à ça le problème Dylan et Christian dont il se serait clairement passé et vous obtenez un Gaël très à cran.
« Quand vas-tu enfin arrêter de le materner ? lui avait répliqué sa femme lorsqu’il lui avait fait part de son inquiétude pour Christian.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Je ne le materne pas ! Je me fais du souci pour lui, c’est pas pareil.
— Tu l’étouffes surtout plus qu’autre chose.
— Je…
— Tes actions ne répareront pas ce qu’il a vécu enfant. Et quand bien même, tu n’es pas responsable, Gaël.
— J’avais seize ans, avait-il sifflé. Et j’avais parfaitement remarqué qu’il n’aimait pas notre oncle. Je l’entendais souvent pleurer la nuit et je savais au fond de moi que quelque chose n’allait pas. Même lui m’en avait parlé. Mais j’ai rien dit. Si je l’avais…
— Tu n’es pas responsable ! » s’était énervée Éléonore, attristée devant l’accablement de son mari.
Sa voix se fit cependant plus douce lorsqu’elle avait repris :
« Gaël, tu sais que j’adore tes parents. Ils sont vraiment merveilleux avec les enfants. Mais entre nous, ils ont complètement merdé avec ton frère. Et les seuls qui devraient se sentir coupables et chercher à protéger Christian, c’est eux. Toi, tu dois juste être présent pour lui comme tout grand frère se doit de l’être. Exactement de la même façon que tu voudrais que Tony et Edward veillent sur Ashley. »
Les paroles de sa femme n’étaient pas entrées par une oreille pour sortir par l’autre, mais il avait passé les dix-neuf dernières années à agir de cette façon. Il n’arrivait d’ailleurs pas à comprendre pourquoi tout le monde s’excitait tout à coup sur son comportement envers Christian !
Il avait malgré tout promis de faire des efforts. Pourtant, lorsqu’il reçut à la fin de sa journée, un coup de fil de Bartholomé, il ne put s’empêcher de vider son sac.
« Bary, que puis-je faire pour toi ? souffla-t-il.
— Wouah ! Tu as l’air à cran mon ami, commenta la voix à l’autre bout du téléphone.
— Je ne te le fais pas dire. Et toi sinon ça va ?
— Ouep, je me prépare à aller au Centre. Je passerai ensuite voir ton frère.
— Christian ne sera pas avec toi ce soir ? demanda Gaël, son angoisse revenant au grand galop.
— Non, il est malade. Du coup, j’irai le voir après le théâtre pour prendre de ses nouvelles. »
Un petit rire sans joie s’échappa de ses lèvres.
« C’est lui qui t’a dit qu’il était pas bien ? demanda-t-il en sachant parfaitement de quel mal souffrait Christian.
— Oui, pourquoi ? Il m’a menti ? »
En temps normal, il aurait immédiatement entendu la rancoeur dans la voix de Bartholomé. Mais ces derniers jours, il était tellement à la ramasse qu’il ne faisait plus attention à rien du tout. Ni à ce qu’il entendait et encore moins à ce qu’il disait. C’est pourquoi il s’écria sans réfléchir une seconde aux conséquences de ses paroles :
« Ce crétin n’est pas malade ! Il n’a juste pas envie de voir Johnson, dit-il en crachant le nom de l’autre homme avec hargne.
— Quel est le rapport ?
— Oh pitié, Bartholomé ! Je suis persuadé que Christian t’a parlé de leur relation.
— Oui, c’est vrai. Mais je ne vois toujours pas pourquoi il se met à fuir Dylan du jour au lendemain sans aucune raison ?
— Parce que cet idiot a encore voulu jouer les grands coeurs et qu’il est allé chez l’autre pour lui rendre son téléphone portable. Mais penses-tu ! Au lieu de se contenter de lui donner, il a voulu discuter avec lui.
— Qu’est-ce que Dylan lui a dit ? demanda Bartholomé à voix basse.
— J’en sais rien ! Christian ne veut rien me raconter. Quand j’ai vu qu’il n’avait pas ouvert la librairie vendredi je me suis inquiété. J’ai essayé d’appeler, j’ai tapé à sa porte pendant une heure, mais rien ! Il ne me répondait même pas. En fin de compte, il a fallu que j’aille chercher le double de ses clés chez moi pour pouvoir entrer dans son appartement.
— Et il allait comment ?
— Il faisait le mort ! Heureusement, j’ai eu l’idée d’appeler son psychiatre entre-temps et ce dernier a bien voulu venir le voir. Par contre, il m’a demandé de les laisser tous les deux. Je sais pas ce qu’il lui a dit, mais ce soir-là j’ai reçu un message de Christian me disant que je n’avais pas à m’inquiéter et qu’il allait bien. Mais je suis sûr que c’est un mensonge. Honnêtement, tu l’as déjà vu ne pas ouvrir à cause d’une altercation ? Rappelle-toi la fois où vous vous êtes engueulés tous les deux, vous ne vous êtes pas parlé pendant presque deux semaines. Ça ne l’a pourtant pas empêché d’ouvrir sa librairie ou de venir à nos soirées tout en sachant que tu serais là. Je suis persuadé que cet enfoiré de Johnson lui a dit des choses horribles ! Si ça ne tenait qu’à moi je… »
Gaël s’arrêta un instant pour reprendre son souffle, puis il entendit soudain la tonalité à l’autre bout de la ligne. Il regarda son portable et réalisa que Bartholomé lui avait raccroché au nez. Énervé, il jeta le téléphone sur son bureau et tenta de se replonger dans son travail.
Seulement, un mauvais pressentiment naquit au creux de son estomac à mesure que les minutes défilaient. Il connaissait très bien Bartholomé. Ce n’était pas le genre de personnes à agir sans réfléchir, mais quand il était question de ses amis, il perdait toute logique. Gaël se rappela la fois où il avait eu une altercation avec Jason, un de ses camarades de classe, alors qu’il marchait dans les couloirs de la faculté. Ce dernier s’était montré agressif, le poussant continuellement pour qu’il réagisse.
Bartholomé était arrivé à ce moment-là. Il avait vu la scène de loin, et ni une ni deux, il s’était jeté sur Jason. Si Gaël n’était pas intervenu, alors il n’aurait pas donné cher de la peau de son camarade après que son ami lui était tombé dessus.
Ce souvenir gonfla l’angoisse dans le ventre de Gaël. Il n’allait tout de même pas… enfin, il était quand même plus…
Ne réfléchissant pas davantage, il récupéra son téléphone et tenta de contacter Bartholomé à trois reprises. Mais il tomba à chaque fois sur le répondeur. Gaël sentit sa jambe se mettre à tressauter à mesure que son inquiétude grandissait. Peut-être qu’il pourrait… il composa le numéro du docteur Craig, mais fut également redirigé vers la messagerie.
Merde ! pensa-t-il en passant une main tremblante dans ses cheveux.
Finalement, il appela la seule personne qu’il ne voulait pas mêler à tout ça.
« Allô ?
— Christian ? C’est Gaël. »
Un rire se fit entendre.
« Je sais, ton nom s’affiche quand tu m’appelles, je te signale. »
Entendre la voix joyeuse de son frère le soulagea légèrement. Et enfonça un peu plus le clou de sa culpabilité. Il se mordit la lèvre un instant, s’interrogeant sur l’utilité de le mettre au courant. Après tout, Bartholomé était un adulte responsable et Dylan un ancien militaire. Il n’avait pas besoin de le mêler à cette histoire.
Mais que Gaël le veuille ou non, son frère était la cause de ce conflit. Ne rien lui dire, c’était également prendre le risque qu’ils se disputent tous les deux. Christian ne lui pardonnerait pas son silence.
« Cricri… j’ai fait une énorme bêtise. »
Il y eut un silence, puis :
« Qu’est-ce qu’il se passe ? »
Gaël lui raconta alors sa conversation avec Bartholomé.
Dire qu’il fulminait était un euphémisme ! Christian accéléra un peu plus le pas en voyant les grilles de l’établissement, allant même jusqu’à courir. Son coeur battait à cent à l’heure à l’idée de la bêtise que Bartholomé allait commettre. Pourquoi fallait-il que son ami et son frère s’occupent autant de ses affaires, bordel ?
Lorsqu’il arriva au gymnase et qu’il ouvrit la porte, il se figea sur place.
La scène lui sembla désancrée de la réalité. Il vit Dylan être balancé par-dessus l’épaule de Bartholomé. Il entendit clairement le cri de souffrance étouffé de l’homme en tombant au sol. Et il comprit que son ami ne voulait pas se contenter de le mettre à terre.
Alors le sang de Christian ne fit qu’un tour.
Il se précipita vers lui, le poussant sur le côté et sans attendre qu’il réagisse lui envoya un coup dans la mâchoire. Bartholomé se remit rapidement, prêt à riposter. Mais il s’arrêta dans son élan en voyant que c’était Christian le coupable. Il profita de sa surprise pour lui demander d’une voix dangereusement basse ce qu’il était en train de fabriquer.
Ami ou pas, il avait dépassé les bornes. Il le fit d’ailleurs savoir à l’autre homme en lui rappelant qu’il se trouvait dans un établissement scolaire et qu’il venait de se battre avec un professeur devant des élèves.
« Est-ce que tu as complètement perdu l’esprit ? » s’écria-t-il énervé par les actes de Bartholomé.
Ils avaient tellement galéré tous les deux pour que le club soit accepté par la direction et que les jeunes commencent à leur faire confiance, et lui, en l’espace de même pas quinze minutes, il allait tout gâcher. Et tout ça pour quoi ? Parce qu’il n’avait pas pu le laisser gérer ses affaires tout seul !
« Christian ? souffla soudain une petite voix à sa droite, sortant l’homme de sa dispute avec son ami.
— Oui Stephen ? »
Le jeune garçon lui montra alors du doigt l’endroit où Dylan se trouvait toujours et Christian paniqua. Pourquoi ne s’était-il pas relevé ? Ok, il avait fait une sacrée chute, Bartholomé ayant mis tout son coeur dans la prise, mais il était un homme solide, il aurait dû être debout depuis longtemps.
Terrifié à l’idée qu’il ait été gravement blessé par son ami et, par conséquent, à cause de lui, Christian se précipita à ses côtés pour s’enquérir de son état.
Il eut un mouvement de recul lorsque Dylan lui répondit avec acidité. Il se doutait que son ton n’avait aucun lien avec leur dispute. Que c’était la souffrance qui le faisait parler de la sorte. Mais ça n’excusait pas tout et il décida de ne pas se laisser marcher sur les pieds.
Il réussit plus ou moins à avoir le dernier mot lorsqu’il le vit détourner les yeux à ses paroles. Christian lui demanda alors s’il pouvait se relever et ce dernier l’informa qu’il s’était sûrement démis la hanche.
Il n’avait pas le choix, il devait appeler les secours.
« Non, déclara Dylan.
— Quoi ? Comment ça, non ? Tu vas pas rester allongé sur le plancher !
— C’est juste déboîté. Il suffit de tirer dessus pour la remettre et ça ira bien. »
Il se payait sa tête, n’est-ce pas ? Il pensait vraiment qu’il allait lui tirer sur la jambe pour la remettre en place ! Premièrement, ils n’avaient aucune certitude que ce soit réellement ça le problème. Et deuxièmement, il ne se faisait pas assez confiance pour effectuer la manoeuvre correctement.
Il valait mieux appeler des professionnels. Chacun son boulot et celui de Christian était libraire, pas docteur ! Alors, malgré les avertissements de Dylan, il contacta les secours. Il leur expliqua rapidement les symptômes, demandant parfois des détails au blessé qui lui répondait de mauvaise foi.
Après avoir mis fin à la conversation, il se tourna vers les élèves et leur expliqua ce qu’ils devaient faire au vu des circonstances.
« Mais, Christian, c’est juste pour ce soir n’est-ce pas ? » demanda timidement Anaïs.
Il regarda la jeune fille et son coeur se serra. Il la connaissait depuis deux ans maintenant. À l’époque et était complètement renfermée sur elle-même. Elle avait été placée par les services sociaux en famille d’accueil suite au décès par overdose de sa mère l’année de ses cinq ans.
Après l’avoir changée quatre fois de foyer en même pas un an, l’État avait fini par retrouver la trace de sa tante et cette dernière était venue chercher Anaïs. Cependant, bien qu’elle ait été adoptée par des personnes aimantes, le choc de la mort de sa mère, plus le passage répétitif de famille en famille, avaient laissé des marques à la petite fille et elle avait rapidement pris du retard dans son apprentissage scolaire.
À ses dix ans, sa tante avait décidé de la placer au Centre où Anaïs choisit le théâtre parmi les trois activités que l’établissement proposait. C’est de cette façon que Christian avait fait sa connaissance et qu’il avait pu la voir s’épanouir et s’ouvrir durant les deux dernières années.
Ce n’était pas de la prétention de dire que le club avait permis à Anaïs de se rapprocher des autres. Tous les jeunes qui les rejoignaient apprenaient à se canaliser, à rester attentifs et à dialoguer. Leurs notes en devenaient meilleures et leur comportement en classe ou dans leur famille également.
Savoir qu’ils perdraient peut-être cette activité qui leur avait fait tellement de bien à cause de Bartholomé énerva Christian. C’est pourquoi il jeta un regard noir à son ami quand il expliqua la situation à Anaïs.
Des murmures tristes et choqués s’élevèrent autour de lui après sa prise de parole, retournant un peu plus le couteau dans la plaie. Merde ! pensa-t-il, si le théâtre fermait, ces gosses ne seraient pas les seuls à être peinés. Ils avaient tellement travaillé durant les sept dernières années, Bartholomé et lui, pour que le club devienne une activité ludique et enrichissante. Christian était un littéraire et il avait joint l’utile à l’agréable en rachetant la librairie. Cependant, il s’était découvert une seconde passion avec le théâtre. Et il voulait offrir à ces jeunes ce qu’il n’avait lui-même pas eu à leur âge.
Un moyen d’exorciser les problèmes, de vider son sac. Pouvoir hurler à s’en casser la voix ou pleurer pour soulager le coeur. Arriver à rire à gorge déployée et non pas tout bas de peur d’attirer l’attention.
Il leur rappela les consignes qu’il avait indiquées et c’est d’un pas lourd et le coeur triste, aussi bien pour les jeunes du club que pour ceux du sport, solidaires envers leurs camarades, qu’ils quittèrent le gymnase.
Entre-temps, Émilie avait dû réussir à prévenir quelqu’un, car sitôt les élèves partis, la porte s’ouvrit une nouvelle fois pour laisser entrer Ariette et Anthony. Le psychiatre se dirigea immédiatement vers Bartholomé qui se tenait à l’écart, le visage fermé, tandis qu’Ariette avançait d’un pas raide et déterminé vers lui et Dylan.
Christian lui expliqua rapidement les circonstances puis il rejoignit par la suite Anthony et Bartholomé qui semblaient dans une conversation très animée.
« Est-ce que vous avez au moins conscience des conséquences de vos actes ? entendit Christian en arrivant à leur niveau.
— Ce salaud a…
— A quoi ? coupa-t-il, surprenant Bartholomé et le stoppant dans son élan. Et de toute façon, peu importe ce qu’il a fait ou dit. Ça ne regarde que moi. Surtout que tu n’es pas au courant parce que je t’en ai parlé, mais parce que mon frère a été incapable de tenir sa langue. »
La porte du gymnase s’ouvrit et trois pompiers se dirigèrent vers Dylan. Christian les regarda s’occuper de lui et son coeur rata un battement lorsqu’ils le mirent sur une civière. Est-ce que sa hanche était juste démise ? Il souffla pour faire redescendre la pression et en se tournant vers Bartholomé il dit d’une voix plus calme :
« Est-ce que tu te rends compte que le club pourrait fermer à cause de toi ? »
Son ami eut le bon goût de ne pas répondre. À la place, il passa une main dans ses cheveux et soupira avec force. Puis il ouvrit la bouche et Christian explosa.
« Le club ne fermera pas…
— T’en sais rien espèce d’imbécile ! Tu sais ce qui m’énerve le plus, c’est que j’ai l’impression que tu n’as pas fait ça pour moi. Tu t’es servi de ce qu’il s’est passé pour avoir un prétexte de le frapper. C’est lamentable et petit de ta part. Crois-moi que si l’établissement décide de mettre fin à notre activité alors…
— Le théâtre ne fermera pas, Christian » rassura la voix d’Ariette dans son dos.
Il se tourna vers l’assistante sociale et lui demanda comment elle pouvait en être aussi sûre.
« Premièrement, parce que j’y veillerai. Ensuite, le club fait trop de bien aux enfants pour y mettre fin. D’autant que vous travaillez bénévolement donc vous ne nous coûtez rien. Troisièmement, je me sentirais vraiment mal de ne pas tenir la promesse que j’ai faite à un homme à terre. »
Christian ne comprit pas immédiatement ce qu’Ariette voulait dire. En fait, son cerveau avait du mal à analyser la révélation, car cela signifierait que la demande venait de Dylan.
« Il a défendu notre cause ? » interrogea Bartholomé sceptique.
Apparemment, il avait pensé la même chose que lui. Lorsque Ariette répondit sèchement à Bartholomé qu’il n’avait pas fait ça pour lui, mais pour les enfants, allant jusqu’à proposer de payer des indemnités, Christian se sentit réellement mal. Une idée germa alors dans sa tête et il quitta le gymnase pour se rendre à l’hôpital.
Dylan avait été placé dans une chambre après qu’on lui eut fait passer des radios. Sa hanche était bien démise, mais le médecin, celui-là même qui l’avait opéré après son retour d’Iran, voulait qu’il reste pour la nuit. Il était justement en train de lui expliquer les raisons lorsque Sacha entra dans la chambre.
« Yo, Pikachu ! » s’exclama joyeusement Dylan. Mieux valait garder le sourire malgré la boule d’angoisse qui grossissait dans son ventre. Pourquoi le médecin voulait-il effectuer des examens complémentaires ?
« Où est Zack ?
— Je suis allé le chercher à l’école, ensuite on est passés prendre quelques affaires chez vous. Il est maintenant à notre appartement avec Ruby. Il s’inquiète pour toi, mais nous avons réussi à le rassurer, raconta Sacha pour réconforter son frère. Qu’est-ce qu’il t’est arrivé ? »
Dylan hésita à lui dire qu’il s’était battu avec un ami revanchard de Christian. Mais ça ne servirait pas à grand chose, alors à la place il raconta un demi-mensonge.
« Les gosses voulaient que je leur montre une ou deux prises. Bartholomé est un bon combattant et il s’est proposé pour m’assister. Sauf que comme tu peux le voir, l’une des prises ne s’est pas bien terminée. Le doc allait justement m’expliquer pourquoi il voulait me garder en observation pour la nuit, déclara-t-il en désignant du menton l’homme en blouse blanche.
— Ce n’est pas vraiment pour une observation. Je voudrais surtout faire des tests complémentaires.
— Pourquoi ? voulut savoir Sacha en prenant place sur une chaise.
— J’ai opéré moi-même votre frère et je sais que sa hanche a été parfaitement réparée. Elle n’aurait donc pas dû se démettre de la sorte. Maintenant, il est vrai que monsieur Johnson n’est plus tout jeune.
— Hey ! s’outra Dylan, ce qui lui valut deux sourires moqueurs.
— Par conséquent, poursuivit le médecin, il est plus fragile. Il ne faut pas non plus oublier que son accident a tout de même fait de grands dégâts, les résultats d’aujourd’hui sont tout à fait probables, mais… »
Il s’interrompit un instant et les deux frères virent clairement l’inquiétude se peindre sur son visage.
« J’aimerais faire des scanners afin d’être sûr que le problème ne vient pas des os.
— Comment ça ? demanda Dylan sans comprendre. Qu’est-ce que mes os ont à voir là-dedans ? »
Mais Sacha avait deviné l’allusion et c’est d’une voix blanche qu’il expliqua à son frère que le docteur parlait d’un cancer.
« Quoi ? Mais je pète la forme ! Je peux pas avoir un cancer, bordel ! s’angoissa Dylan.
— Ne paniquez pas monsieur Johnson. Ce n’est qu’une supposition de ma part et si vraiment nous détectons quelque chose, ce dont je doute fort, il ne sera qu’au premier stade j’en suis certain. Rien que vous ne pourrez pas surmonter. »
Oui, mais tout de même, songea Dylan.
« Je vais vous laisser maintenant. Vous serez le premier à passer pour un scanner demain matin, comme ça je vous relâche plus vite. Je sais à quel point vous détestez les hôpitaux.
— Merci, doc ! »
Puis le médecin partit, laissant Sacha et Dylan seuls et autant angoissés l’un que l’autre.
« S’il m’arrive quelque chose, je compte sur toi pour prendre soin de Zack.
— Raconte pas de conneries, il t’arrivera rien. En plus, il a clairement dit qu’il doutait que ce soit un cancer.
— Il va tout de même me faire des putains de tests.
— C’est juste au cas où » tenta de le rassurer son frère, mais il voyait bien que ça ne servirait à rien. Il prit alors la décision de descendre à l’accueil afin de savoir à combien s’élevaient les frais d’hospitalisation.
Il arriva devant le comptoir et se présenta à la secrétaire en face de lui.
« Oh, les frais de la journée ont déjà été payés, il ne vous restera plus que ceux de demain à régler, expliqua-t-elle.
— Vraiment ? Mais par qui ? demanda Sacha surpris.
— Un homme dans vos âges, peut-être un peu plus vieux. Il avait de beaux yeux bleus. Il est parti il n’y a pas longtemps. »
Sacha se tourna rapidement vers le hall à la recherche de Christian. Il était sûr que c’était lui qui avait payé. Qui d’autre ça pouvait-il être ?
Par contre, il ne comprenait pas son intention. Est-ce qu’il se sentait responsable de l’accident de Dylan ? Mais pour quelles raisons ? Après tout, c’est Bartholomé qui avait effectué la prise, pas lui. Ou alors son frère lui avait menti sur la cause de sa blessure.
Il crut l’apercevoir à quelque pas de lui et il accéléra le rythme. Puis il posa sa main sur son épaule et lorsqu’il se retourna, Sacha sut immédiatement que c’était lui. Ça n’avait rien à avoir avec le fait qu’ils s’étaient croisés chez son frère quelques jours plus tôt. C’étaient ses yeux.
Sacha avait toujours aimé ses yeux.
« Bonsoir, Christian, dit-il simplement devant son regard interrogatif.
— Sacha ? demanda-t-il après un instant d’hésitation.
— Bingo ! La secrétaire m’a dit que tu avais payé pour Dylan.
— Oh, oui, mais comme c’est pas fini je n’ai pas pu régler en totalité. Je reviendrai demain pour payer la suite, expliqua Christian, espérant qu’il ne lui en voudrait pas trop pour ce qui était arrivé à son frère.
— Quoi ? Mais non, pourquoi est-ce que tu devrais assumer les frais de mon frère. Ce n’est pas de ta faute s’il est ici. C’était qu’un accident. »
Il put voir l’étonnement se peindre sur le visage de Christian et il comprit que Dylan lui avait bien menti.
« Est-ce que l’on peut discuter cinq minutes ? » proposa Sacha en indiquant un espace café un peu plus loin.
L’autre homme sembla hésiter, mais il finit par hocher la tête et ils partirent tous les deux vers le petit snack.
« Il a dit ça ? » demanda Christian d’une voix que la surprise avait rendue plus aiguë, ce qui attira quelques regards sur eux.
Il se recroquevilla un peu, gêné.
En face de lui, Sacha l’observait avec un sourire en coin. Une petite voix dans sa tête lui soufflait que, contrairement à ce qu’il avait prétendu la semaine dernière, son frère était bien loin de haïr Christian.
Quand il était jeune, il avait toujours trouvé que la relation entre Dylan et Christie était une évidence. Ça coulait de source lorsque vous les regardiez ensemble. Et malgré le mensonge de Christian, Sacha n’en restait pas moins persuadé que ce dernier n’avait jamais triché sur son caractère et ses sentiments.
Alors, pourquoi ce lien qui avait existé vingt ans plus tôt ne pourrait-il pas se recréer aujourd’hui ?
Sacha semblait trouver la situation amusante, mais ce n’était pas le cas de Christian. Il n’arrivait pas à comprendre la raison de ce mensonge. Certes, il savait par Ariette que Dylan s’était inquiété des répercussions de cette histoire sur les enfants. Était-ce pour cette raison qu’il avait menti ? Avait-il peur que Sacha tente quelque chose ?
« Je ne vois pas pourquoi tu es étonné, déclara Sacha, le sortant de ses pensées. Il a toujours été comme ça.
— Je ne peux pas prétendre le connaître, murmura-t-il.
— Pourquoi ? C’est vrai que votre relation n’aurait jamais vu le jour si tu avais dit la vérité. Cela n’empêche pas qu’il était sincère avec toi.
— Justement, s’il m’avait rencontré en tant que Christian et non pas en tant que Christie, alors il ne se serait jamais confié à moi de la même manière et je ne l’aurais pas aussi bien connu. Prétendre le contraire serait le trahir une fois de plus » souffla-t-il, encerclant sa tasse de ses mains pour profiter de la chaleur de la boisson.
Il avait fui à l’époque. Certes, il n’avait pas vraiment eu le choix, puisque ses parents l’avaient forcé à les suivre. Il aurait pu dire non, mais l’accident de Dylan l’avait vidé de toutes ses forces et il était parti, ne laissant derrière lui qu’une pauvre lettre d’excuse et la promesse de s’expliquer si jamais ils se retrouvaient.
« Tu sais pour jeudi… commença Sacha, mais Christian l’arrêta d’un geste de la tête.
— Ne t’inquiète pas pour ça. Je suis sûr que tu vas vouloir t’excuser à sa place, mais Sacha, il n’y a rien à pardonner. Dylan a eu raison de se montrer aussi agressif. Je crois que je n’aurais jamais pu comprendre son mal-être sans ça.
— Tu as toujours été trop indulgent avec lui.
— Et toi, pas assez. »
La réponse avait fusé sans filtre et ils se regardèrent un instant, ayant tous les deux l’impression d’être revenus vingt ans en arrière. Ils se sourirent puis rigolèrent ensemble. Rassurés. Certaines choses changeaient, d’autres restaient inévitablement les mêmes.
Ils continuèrent à discuter encore un moment, parlant surtout du métier de Sacha. Christian ne cacha pas sa joie d’apprendre qu’il avait réussi à réaliser son rêve. Mais, en l ’écoutant lui expliquer ce qu’il faisait, il avait l’impression que ce dernier n’était pas aussi heureux qu’il voulait le faire penser.
Quand Sacha retourna dans la chambre, Dylan s’était fait servir son repas et regardait un match de football à la télévision. Au vu des grimaces qui apparaissaient sur son visage alors qu’il mangeait son plat, la nourriture de l’hôpital restait toujours fidèle à sa réputation.
« Enfin ! » s’exclama Dylan en le voyant entrer.
Il reposa en vitesse le yaourt nature et dégueulasse qu’il avait comme dessert lorsqu’il se rendit compte que son adorable petit frère lui avait rapporté une part de brownie.
« Sacha, t’es le meilleur !
— Je sais.
— Par contre, tu vas quand même pas me faire croire que tu as mis trois quarts d’heure à te renseigner pour les frais et acheter un gâteau ? interrogea-t-il.
— Non… — Il hésita un instant à lui mentir, puis finalement il déclara : J’ai croisé Christian. »
Dylan, qui amenait son dessert à sa bouche, suspendit son geste et regarda son frère avec un air interrogatif.
« Il a payé les frais de la journée. »
La révélation lui coupa immédiatement l’appétit et il reposa doucement son brownie avant de le pousser légèrement du doigt. Bordel ! songea-t-il, pourquoi tu me fais passer pour un salaud jusqu’au bout ?
« Il m’a raconté ce qu’il s’est véritablement passé » déclara Sacha, ce qui lui valut un soupir de la part de son frère.
« Dylan ?
— Quoi ? s’énerva l’aîné. Que veux-tu que je te dise ?
— La vérité.
— Tu la connais déjà.
— Oui, mais j’aimerais l’entendre de ta bouche, s’emporta à son tour Sacha. Pourquoi tu m’as menti ? Tu avais peur de quoi exactement ?
— De ce genre de situation !
— Cette situation, comme tu dis, existe uniquement par ta faute. Si tu avais été honnête, elle n’aurait jamais eu lieu. »
Il soupira une nouvelle fois avec force, fourrageant ses cheveux de sa main.
« Qu’est-ce que tu cherches exactement, Sacha ?
— Rien, Dylan, finit par dire son frère après un long moment de silence.
— Dans ce cas-là, la discussion est close. »
Ils restèrent quelques minutes sans trop se parler, commentant de temps en temps le match.
« Christian a vraiment réglé les frais d’hôpital ? demanda soudain Dylan, prenant Sacha par surprise.
— Oui, pour aujourd’hui tout du moins, car ceux de demain ne pouvaient pas être calculés. »
Il y eut un silence puis :
« Je devrais aller m’excuser. »
Sacha observa son frère qui regardait par la fenêtre. Il ne répondit pas. Il n’y avait rien à dire. Mais quand Dylan tourna la tête vers lui, il acquiesça pour l’encourager.
Après le départ de Sacha, Dylan sentit rapidement la fatigue causée par sa blessure s’abattre sur lui. Il avait éteint la télé et s’apprêtait à en faire de même avec la lumière, lorsque son portable vibra pour lui signaler un appel.
« Allô ?
— Salut, fiston. Comment vas-tu ? demanda Patrick.
— Ça pourrait aller mieux » répondit-il avant d’expliquer à son père ce qui lui était arrivé et les raisons de sa prolongation à l’hôpital.
« Je suis mort de trouille, avoua-t-il finalement lorsqu’il eut fini son récit.
— Je comprends, mais pour l’instant ce n’est pas la peine de te mettre martel en tête. Tant que les résultats ne seront pas tombés, s’inquiéter ne servira à rien. Et si par malheur les tests s’avéraient positifs, ce dont je doute fort, alors tu te battras pour aller mieux et tu vaincras cette putain de maladie.
— Et pour combien de temps au juste, hein ? On sait tous que ce genre de saloperie ne s’en va jamais réellement.
— Arrête de chialer pour rien ! Comme je te l’ai dit, on va pas mettre la charrue avant les boeufs !
— Pourquoi tu m’engueules ? s’emporta Dylan. Tu devrais me réconforter, père indigne !
— Tu veux une bonne nouvelle ?
— Oui ! »
Il y eut un court silence entre eux avant que Patrick ne lui dise :
« Je pense vendre la maison pour venir vivre à Los Angeles.
— Quoi ? s’exclama-t-il en se redressant. Mais c’est la maison dans laquelle tu as vécu avec ta femme. Tous les souvenirs que tu as sont entre ces murs.
— C’est vrai, fiston. Bien que j’aimerai toujours ma Karen, il n’en reste pas moins qu’elle n’est plus de ce monde, mais moi si. J’ai désormais deux grands garçons qui ont voulu faire de moi leur père et l’un d’eux m’a donné deux beaux petits-enfants. Et puis, je me fais vieux également. Je pense que c’est mieux pour moi de me rapprocher de vous. »
Dylan resta un moment sans voix. Il sentit ses yeux le piquer légèrement et il maudit la fatigue de faire monter des larmes dans un moment pareil.
« Tu es toujours là ? finit par demander Patrick après quelques secondes.
— Oui. Oui, je suis toujours là.
— Tu en penses quoi du coup ?
— Tu fais ce que tu veux, après tout c’est ta maison. Mais… »
Il s’interrompit à la dernière minute, pas certain des mots à employer.
« Oui ?
— Je serais vraiment heureux de pouvoir te rendre visite plus souvent, papa. »
Christian encaissa son dernier client et le salua. Une fois qu’il fut parti, il se tourna vers son ordinateur pour clôturer sa journée. Il finissait toujours en faisant les comptes, ainsi qu’une évaluation de ses stocks.
Il arrivait à la fin, lorsque la clochette de la porte d’entrée tinta. Il releva la tête prêt à annoncer que la librairie était fermée, mais les mots se bloquèrent dans sa gorge quand il vit qu’il s’agissait de Dylan.
Hier, Sacha lui avait promis, sans que Christian ne lui demande rien, qu’il parlerait à son frère. Le cadet des Johnson avait beaucoup apprécié son geste et il considérait que Dylan devrait s’excuser pour son comportement du jeudi soir. Christian n’avait pas insisté sur l’inutilité de son action. Lorsque Sacha avait quelque chose en tête, il était impossible de lui faire entendre raison.
Sur ce point, il était bien comme son frère !
Il ne se serait pourtant jamais attendu à ce que Dylan se présente dès le lendemain.
Il l’observa s’approcher de lui d’un pas légèrement boitillant et l’angoisse devint si forte que Christian ne put en supporter davantage et reporta son attention sur son ordinateur. Il regardait fixement l’écran, attendant de comprendre pourquoi Dylan se trouvait là.
« Bonsoir. Je cherche un livre et j’aimerais savoir si vous l’avez ? » interrogea l’homme d’une voix bien plus grave qu’en temps normal.
Surpris par la demande et le vouvoiement, il releva la tête vers son client. Est-ce qu’il se moquait de lui ?
Pourtant, quand il rencontra les yeux verts, il n’observa aucune trace d’humour ou de mépris. On pouvait voir la détermination se refléter à travers eux. Peut-être qu’il s’était trompé, que Dylan n’était pas venu ici pour s’excuser, mais uniquement pour acheter un livre. Il avait des enfants. Peut-être que l’un d’eux avait rapidement besoin d’un ouvrage pour l’école et qu’il passait en désespoir de cause pour s’éviter le temps d’attente d’une livraison.
Peut-être, peut-être, peut-être… Ce mot était rempli d’incertitude ! Christian décida de se montrer professionnel malgré son trouble. Il déglutit une ou deux fois et demanda d’une voix claire, mais tout de même un peu plus rauque qu’à l’accoutumée.
« Bien sûr, de quel ouvrage s’agit-il ? »
Il reporta son attention sur l’ordinateur, alla dans son logiciel de stock et attendit que Dylan lui donne le nom du livre afin qu’il puisse vérifier s’il l’avait à disposition.
« I’m sorry, so sorry de Boris Moissard. »
Christian avait commencé à taper par réflexe, mais il suspendit sa recherche, quand le titre prit sens dans sa tête. Est-ce que… non, ça ne pouvait pas être…
Il tourna une fois de plus son regard vers Dylan et son coeur rata un battement lorsque celui-ci le fixa sans flancher. Et ce, malgré ses joues légèrement rougies par la gêne de la situation. Il lui présentait bel et bien des excuses et, pour le coup, Christian se demanda pour quelle raison il était autant étonné. Dylan n’avait jamais été un modèle d’élocution.
C’était le cas lorsqu’il avait dix-neuf ans et apparemment ça l’était toujours aujourd’hui.
Christian se mordit donc l’intérieur de la joue pour ne pas rigoler de sa tentative plus que bancale. S’il n’avait pas changé dans sa façon d’exprimer ce qu’il ressentait, nul doute qu’il n’apprécierait toujours pas qu’on se moque de lui. Surtout, quand il était évident qu’il essayait de faire des efforts pour améliorer la situation entre eux deux.
Il poursuivit sa recherche et lorsqu’il vit que son stock indiquait zéro, il déclara :
« Malheureusement, je n’en ai pas de disponible. »
Il l’aperçut se raidir du coin de l’oeil, pensant sûrement que c’était une façon qu’avait Christian de refuser ses excuses. Mais le libraire poursuivit :
« Par contre, je peux vous conseiller Je te pardonne d’Alain Bandelier. »
Dylan le regarda un instant, ne semblant pas comprendre sa tentative, puis il put voir le coin de ses lèvres frémir, en symétrie avec les siennes, avant qu’ils ne finissent par rigoler ensemble de l’absurdité de la situation.
Lorsqu’ils retrouvèrent leur calme, chacun pouvait sentir qu’une certaine tension avait disparu entre eux.
« Chris, commença Dylan, faisant rater un battement à Christian, — ça faisait si longtemps qu’il n’avait pas entendu ce surnom dans sa bouche — je suis sincèrement désolé. »
LeConteur.fr | Qui sommes-nous ? | Nous contacter | Statistiques |
Découvrir Romans & nouvelles Fanfictions & oneshot Poèmes |
Foire aux questions Présentation & Mentions légales Conditions Générales d'Utilisation Partenaires |
Nous contacter Espace professionnels Un bug à signaler ? |
2781 histoires publiées 1267 membres inscrits Notre membre le plus récent est JeanAlbert |