« Même le plus docile d’entre nous
Protège avec férocité ses secrets. »
Sandrine Chatard
Après la réunion de prérentrée, Anthony était retourné à son cabinet.
Le fait d’être devenu le psychiatre du centre Wind of change ne voulait pas dire qu’il devait abandonner ses anciens patients. D’autant que tous les jeunes de l’établissement n’avaient pas spécialement besoin de suivre des séances avec lui. Certains étaient inscrits dans l’école par leurs parents juste pour qu’on les aide à se réintégrer ou à retrouver le niveau. C’est d’ailleurs pour cette raison que beaucoup n’y restaient qu’un an.
Malgré tout, son planning serait bien rempli. Et même si les séances qu’il aurait avec les élèves se dérouleraient entre huit heures et seize heures, Anthony avait dû rediriger la moitié de ses patients vers d’autres confrères ou consoeurs. Pour les autres, il avait largement le temps de se caler quelques rendez-vous entre dix-sept heures et vingt heures.
Et à l’heure actuelle, assis dans son fauteuil, il regardait le dossier d’un patient qui avait su le toucher plus que les autres.
Celui de Christian Brown.
Dire qu’il ne l’avait pas vu depuis treize ans environ. Un petit rire s’échappa de ses lèvres en songeant que ce dernier n’avait pas beaucoup changé de caractère. Et malgré les quelques rides qu’il avait prises, Anthony l’avait tout de suite reconnu et s’était amusé de son étonnement quand l’assistante sociale avait parlé de lui.
Lorsque Christian était venu le voir, il avait été ravi de constater qu’il n’avait rien perdu de son mordant. Il se souvenait encore de certaines de leurs séances et des reparties qui avaient pu fuser entre eux. Un peu comme une balle de tennis qui traverserait un terrain de part et d’autre avant d’être renvoyée par l’adversaire.
Cependant, entendre Christian lui dire que le nouveau professeur de sport, ce jeune militaire qui semblait cacher de profondes cicatrices, était la pièce manquante, l’avait quelque peu pris de court.
Anthony savait que son ancien patient avait vécu des choses dramatiques et, dès les premières les séances, il avait rapidement compris que Christian était quelqu’un de mal dans sa peau, qui n’acceptait pas son homosexualité. Le fait qu’il ait été victime de pédophilie dans son enfance n’arrangeait rien.
Lorsque Gaël Brown l’avait engagé pour s’occuper de son frère, il lui avait parlé d’une tentative de suicide en évoquant plus ou moins certains événements marquants. Par exemple l’agression de ce dernier par des élèves de sa classe à cause de son physique efféminé.
Malgré tout, Anthony avait bien senti durant leurs séances que son patient lui cachait encore certaines choses. Et même s’il se doutait que ces secrets avaient un lien avec son envie de mettre fin à ses jours, jamais il n’aurait pensé qu’il y avait un homme derrière tout ça.
Est-ce que ce Dylan Johnson avait abusé sexuellement de lui ? Non, songea-t-il. Si c’était le cas, Christian ne lui en aurait pas parlé avec un tel détachement. Peut-être qu’il avait pu le brutaliser ou se moquer de lui ? Après tout, il avait clairement senti la lourde atmosphère qui avait plané autour d’eux durant les présentations.
Est-ce que c’était pour ça qu’il avait quitté l’armée ? Était-il en réalité un homme tellement violent que même la Défense n’en voulait plus ?
« Non, ce n’est toujours pas ça » souffla-t-il avec énervement, son stylo tapant les secondes contre le bois de son bureau.
Si Dylan Johnson était réellement une personne incontrôlable, alors ses supérieurs ne l’auraient pas recommandé pour s’occuper d’enfants. Surtout quand on sait que certains d’entre eux peuvent s’enflammer assez rapidement.
Malgré tout, cet homme intriguait beaucoup Anthony. Et lorsque quelqu’un attirait son attention, il ne lâchait rien.
Comme il ne trouvait pas les informations qu’il souhaitait, il décida de prendre le problème dans un autre sens. Il contacta une connaissance à lui qui travaillait dans la police à un poste plus ou moins haut placé. Ils s’étaient rencontrés en collaborant sur certains cas difficiles. Anthony lui demanda s’il pouvait lui obtenir des informations sur Dylan Johnson.
En temps normal, ce type de chose était interdit, mais c’était clairement le genre de détail futile dont aimaient se passer les deux hommes.
Il obtint tous les renseignements possibles avant la fin de la journée. Et Anthony devait avouer qu’il était impressionné. Après des débuts dans la vie plutôt chaotiques et un cursus scolaire assez médiocre, Dylan s’était engagé dans l’armée. Bien qu’il y ait eu quelques rapports de force à son entrée, il avait tout de même réussi à monter les échelons.
Il put lire qu’il avait perdu sa mère quand il n’était encore qu’un jeune garçon. Que son père était un vrai vagabond. C’est sûrement de cette façon que Dylan et Sacha avaient atterri à Pryor Creek dans l’Oklahoma alors qu’ils vivaient au départ dans l’État du Michigan.
Son contact lui avait également glissé des informations sur Mike Johnson et ses sourcils se froncèrent en lisant le rapport. Une triste colère s’empara de lui. Un mélange de jalousie et de dépit. Ils avaient toujours voulu avoir des enfants avec sa femme, sans jamais pouvoir. Alors quand il constatait que certains adultes gâcher cette chance magnifique, il enrageait.
Combien de gosses devaient supporter les erreurs des grandes personnes ? Combien se retrouvaient à réparer les dégâts que les générations d’avant avaient causés ? En fin de compte, tout cela n’était qu’un éternel recommencement dans lequel certains étaient plus chanceux que d’autres.
Quand Anthony avait annoncé à sa famille et ses proches qu’il voulait être psychiatre pour enfants et adolescents, ils lui avaient tous ri au nez. Même Rosalie, qui n’était qu’une simple amie à cette époque. Mais leur raillerie ne l’avait pas atteint plus que ça et il avait poursuivi sa voie.
En réalité, il avait choisi les enfants car ils demeuraient plus faciles à manipuler et qu’on pouvait ainsi les soigner plus rapidement que des adultes. Du moins, c’est ce qu’il avait bêtement pensé. Sa théorie était restée la même jusqu’à ce qu’il s’occupe de Frank Macloed et que ce dernier se suicide alors qu’Anthony l’avait cru guéri.
Ça avait été un véritable coup dur. Aussi bien pour sa carrière que dans sa vie de tous les jours. Pour la première fois, il échouait. Pour la première fois depuis qu’il était psychiatre, il comprenait qu’il ne possédait pas toujours le pouvoir sur ses patients. En réalité, il ne détenait que ce qu’ils voulaient bien lui donner.
Il avait eu beaucoup de mal à refaire confiance à ses diagnostics par la suite. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il avait commencé à avoir des patients adultes sur son carnet de rendez-vous.
Reportant son attention sur le dossier de Dylan, il vit avec un certain intérêt que le jeune homme avait été hospitalisé pendant presque six mois l’année de ses dix-neuf ans. Est-ce que cela avait un lien avec la tentative de suicide de Christian ? Ce dernier avait essayé de mettre fin à ses jours quelque temps après l’accident. En fait, réfléchit Anthony, ça s’est passé juste après le réveil de Dylan. Ce n’était clairement pas une coïncidence.
Énervé de ne pas comprendre ce qui avait pu se passer entre ces deux-là, il poursuivit la lecture du dossier.
Il considérait que tout bon thérapeute se devait de connaître son patient mieux que ce dernier. Il avait donc toujours un ou deux atouts dans sa manche. Et il les gardait précieusement jusqu’à ce qu’il juge que le moment était venu de jouer cartes sur table. La plupart du temps, il s’en servait comme carburant pour relancer son patient et l’amener à en dévoiler un peu plus.
Sauf qu’avec Christian, il était clair qu’il lui manquait une information importante. Il n’avait pas d’atout. En fait, c’est le jeune homme qui possédait les meilleures cartes et ça l’agaçait fortement.
Il tiqua en lisant que les voeux d’étude de Dylan indiquaient une orientation dans la mécanique. Pourtant, il s’était engagé dans l’armée dès que ses blessures avaient été guéries. Pourquoi ce revirement soudain dans le choix de son métier ?
Après des débuts mouvementés, Dylan étant apparemment une tête brûlée qui avait du mal avec la discipline, il avait fini par se calmer et évoluer jusqu’au grade de capitaine. Il semblait avoir trouvé un but.
Et puis le drame. Il effectuait un exercice banal avec cinq nouvelles recrues qui avaient été greffées à son groupe. La mission était simple. Ils étaient deux escouades de six. Dylan et les cinq jeunes face à six autres membres de la troupe. L’objectif, battre l’équipe adverse. Cela se passait dans un petit village abandonné en Iran.
Le lieu avait bien évidemment été mis sous le contrôle de l’armée américaine afin d’éviter toute attaque. Et pourtant…
L’explosion n’avait épargné aucune personne de l’équipe une. Sauf Dylan.
On avait réussi à lui apporter les premiers secours et à maintenir son état stable pour un rapatriement en urgence et il avait passé cinq mois dans le coma. En soi, il s’en sortait plutôt bien. On avait dû l’opérer au niveau du dos, de la hanche, de la cuisse et du genou gauche. Beaucoup de nerfs avaient été touchés, mais rien dont une rééducation ne pourrait venir à bout.
Les médecins l’avaient ensuite mis dans un coma artificiel pendant un mois et il en avait passé quatre de plus avant qu’il ne se réveille.
Quand il fut déclaré comme apte à reprendre du service, Dylan décida de démissionner. Et Anthony pouvait comprendre pourquoi. D’après le dossier, il était indiqué qu’il avait des jumeaux. Cela avait dû beaucoup chambouler les enfants et peut-être mettre en perspective d’autres projets pour le père de famille. La preuve étant qu’il avait accepté de devenir éducateur sportif.
Ce qui inquiétait surtout Anthony dans toute cette histoire, c’est qu’à aucun moment Dylan n’avait consulté un psychiatre ou un psychologue pour parler de ce qu’il s’était passé au Moyen-Orient.
Typiquement militaire ! songea-t-il. Les hommes avaient toujours plus de mal à se confier que les femmes. Cela venait sûrement du fait qu’on leur inculquait depuis leur plus jeune âge qu’un garçon doit être fort et courageux. Qu’il ne doit pas pleurer ou montrer ses sentiments sous peine de se ridiculiser ! Et ceux qui, comme Dylan, grandissaient en supportant le poids des responsabilités durant leur adolescence étaient souvent les plus têtus et les moins enclins à la communication.
Sauf que cet homme allait s’occuper de jeunes qui avaient eux-mêmes vécu des moments difficiles. Pour beaucoup d’entre eux, le comportement, le choix des mots, rien ne devait être laissé au hasard par les enseignants sous peine d’aggraver plus qu’autre chose les traumatismes que ces enfants avaient déjà. Ou de déclencher des colères ingérables. Et même s’il était persuadé que Dylan ne souhaitait pas leur faire de mal, il pourrait très bien se montrer trop brusque avec certains et pas assez avec d’autres.
Il allait devoir le surveiller de près afin de s’assurer qu’il ne fasse rien d’irrémédiable. Aussi bien pour les élèves que pour lui.
« Bon, je crois qu’un petit tour sur le terrain de sport s’impose. »
Et finalement, alors qu’il voyait le visage blanc de colère de l’enseignant juste en face de lui, il se dit qu’il avait bien fait.
Il observa Dylan faire deux pas dans sa direction puis se pencher vers lui. De près, Anthony pouvait encore mieux remarquer toute la tension que la rage avait infligée à son visage. Quant à ses yeux, ils étaient aussi flamboyants que sa peau était pâle.
Terrifiant.
Il hésita un instant à faire un pas en arrière pour s’éloigner de la colère de l’autre homme. Et par la même occasion de ses poings serrés à s’en blanchir les phalanges qui reposaient le long de ses hanches.
« Si j’étais vous, je ne m’aventurerais pas sur un terrain trop glissant. Vous risqueriez d’y laisser quelques plumes » siffla Dylan en le regardant droit dans les yeux sans flancher.
Finalement, il décida de faire son pas en arrière. Puis un deuxième. Et un troisième. Sauf que chaque fois qu’il reculait l’autre homme avançait.
Ce n’est que le brouhaha de discussions se rapprochant qui le sauva.
Les élèves arrivaient, amenant avec eux le salut du psychiatre. Il profita également de la situation pour analyser les réactions de l’ancien militaire. Allait-il céder à sa colère ou au contraire se reprendre ? Anthony lui ficherait la paix en fonction de son comportement.
« Allons, allons. Vous n’allez tout de même pas me frapper devant des enfants ? »
Dylan tourna la tête vers la classe qui marchait lentement vers eux, inconsciente de ce qu’il se passait un peu plus loin. Il reporta alors son attention sur Anthony et lui souffla d’une voix froide.
« Vous ne perdez rien pour attendre. Sachez que je n’aime pas les fouineurs, monsieur Craig. »
Bien qu’il vînt de recevoir une deuxième menace en moins de cinq minutes, le psychiatre retrouva rapidement son calme en voyant l’enseignant faire un pas en arrière.
Derrière lui, Ariette avait assisté à la scène avec une confusion totale.
Elle n’avait jamais entendu dire que Dylan avait quitté l’armée suite à un exercice qui avait mal tourné. Mais après tout, chacun avait ses secrets. Par contre, elle avait légèrement paniqué en le voyant acculer petit à petit le docteur Craig contre le mur.
L’arrivée des élèves n’avait pas été un soulagement que pour le psychiatre. Pendant un court instant, elle avait cru qu’elle serait obligée de s’interposer et, avec l’expression qui s’était peinte sur le visage de Dylan, ce n’était absolument pas quelque chose qu’elle aurait souhaité faire.
Alors qu’elle pensait devoir gérer les enfants pour donner le temps à l’enseignant de se ressaisir, ce dernier l’étonna en soufflant un coup pour ensuite afficher un sourire joyeux et chaleureux. Il se dirigea vers sa première classe et leur demanda d’aller se changer pour les deux prochaines heures qu’ils allaient passer ensemble.
L’éducateur ouvrit le gymnase et tint la porte le temps que tous les élèves soient entrés puis il jeta un regard noir à Anthony et ferma celle-ci violemment, lui spécifiant clairement qu’il n’était pas le bienvenu dans le bâtiment.
Ce dernier sentit la tension qui l’entourait disparaître immédiatement une fois que l’ancien militaire fut hors de sa vue. Malgré l’angoisse qu’il avait ressentie, il devait avouer que Dylan avait une grande maîtrise de lui-même et son inquiétude pour les élèves chuta.
« Bon, je repasserai plus tard, murmura Anthony, les yeux toujours fixés sur le complexe sportif.
— Je pense que c’est judicieux en effet » répliqua Ariette en lui jetant un regard noir.
Il haussa les épaules, se moquant bien de l’avis de cette femme. Il avait plus ou moins obtenu ce qu’il voulait et en plus, tout se terminait plutôt bien. Il s’en alla donc, le pas léger et l’esprit serein. Il ne risquait pas d’être appelé en urgence pour régler une crise dramatique à cause d’un comportement inapproprié de la part de leur éducateur sportif.
Ni aujourd’hui ni demain.
Dylan fulmina intérieurement toute la journée.
Il n’en laissa rien paraître devant les gosses, mais il sentait qu’il ne faudrait pas grand-chose pour rallumer la mèche. Heureusement, ses quatre premières heures d’enseignement s’étaient déroulées sans accroc.
Il n’avait pas les classes dans leur totalité. Celles-ci étaient divisées en deux groupes d’une dizaine d’élèves pour le sport. Pendant que l’un était avec lui, le deuxième avait cours dans une autre matière. Et les rôles s’inversaient la fois suivante. Il n’aurait donc qu’une petite poignée d’adolescents à gérer en même temps. Ce qui lui allait très bien.
Ce matin, il avait rencontré une partie de la classe Mineur, celle qui englobait les dix à douze ans. En début d’après-midi, il avait eu le premier groupe des Intermédiaire. Et dans l’ensemble, Dylan était plutôt fier de lui.
Il avait passé la première heure de chaque cours à faire connaissance avec ses élèves. Par exemple savoir ce qu’ils attendaient de ce cours, ce qu’ils faisaient comme sport en dehors de l’école. Les deux groupes avaient parfois été turbulents, mais il avait facilement réussi à les recadrer.
Son dernier cours se déroulait de quinze heures à dix-sept heures. Et il se chevaucherait avec le club de théâtre qui serait là de seize à dix-huit heures. C’est également pour cette raison que les classes étaient divisées en deux. Cela permettait aux élèves ayant une activité en fin de journée d’y participer sans rater de cours.
Dylan n’avait pas trop pensé au club durant la journée. C’est que mine de rien, même par classe de dix, ces gamins pouvaient être prenants. Il avait pourtant l’habitude de gérer de grandes équipes lorsqu’il était dans l’armée, mais il y avait une différence entre un soldat, même le plus indiscipliné de tous, et un adolescent. Les enjeux et le temps de concentration n’étaient tout bonnement pas les mêmes.
Quand sa dernière classe de la journée arriva, quelque chose en Dylan se tendit. Il avait une sorte de sixième sens qui lui avait toujours servi à deviner lorsqu’un problème allait survenir.
Il n’a jamais suivi de thérapie après la perte de cinq membres de son équipe durant un exercice d’entraînement.
Les paroles de cet imbécile de psychiatre lui revinrent en mémoire et il grimaça en songeant que, ce jour-là, il avait tourné le dos à son instinct.
Il attendit que le groupe se change et retourne sur le terrain pour démarrer. Une fois devant lui, il leur demanda de s’aligner les uns à côté des autres afin qu’il puisse tous les voir. Et c’est à ce moment-là qu’il comprit pourquoi son sixième sens s’était mis en branle. Il avait à peine fini de parler que l’un des garçons du groupe commença à râler. Il ne le faisait pas trop fort, mais assez pour que Dylan l’entende.
Toi, mon gars, tu n’as pas intérêt à trop me chercher parce que je ne suis vraiment pas d’humeur, pensa-t-il en regardant les élèves se mettre en ligne. Il patienta un long moment avant de prendre la parole. Il voulait voir comment ces adolescents pleins d’hormones allaient se comporter s’il n’ouvrait pas la bouche pour leur donner des instructions. Comme il s’en doutait, ils devinrent rapidement mal à l’aise et commencèrent par se jeter des regards incertains entre eux, ainsi qu’à lui.
Et exactement comme il s’y était attendu, l’un d’eux prit la parole, permettant à Dylan de confirmer qui était la tête brûlée du groupe.
« Vous comptez nous faire poireauter encore longtemps ? »
Un sourire amusé étira les lèvres de Dylan tandis que son regard voyageait entre chaque élève. Il y avait trois filles et sept garçons. Ses yeux se posèrent finalement sur le jeune homme qui avait pris la parole et même si l’envie de le remettre à sa place le démangeait, il resta de marbre.
Lorsqu’il parla, ce fut pour s’adresser à toute la classe.
« Bonjour pour commencer. »
Des bonjours furent murmurés par certains, d’autres se contentèrent de hocher la tête.
« Je suis votre professeur de sport. Je m’appelle Dylan Johnson et si tout se passe bien entre nous alors je vous autoriserai à m’appeler Dylan. Autrement, ça sera monsieur. Est-ce que je me suis bien fait comprendre ? »
Il put voir au visage des élèves que le ton était désormais donné entre eux. Un message clair : si vous êtes gentils, je le serai également, si vous me cherchez vous me trouverez. Comme pour les autres groupes il leur demanda de se présenter. Et une fois qu’il put mettre un prénom sur chaque élève, il décida de les faire suer un peu.
Pour la classe Mineur et Intermédiaire il était plutôt parti sur des sports d’équipe comme une partie de basket ou de multimètre. Tout le monde avait bien rigolé, mais le but de la manoeuvre était surtout d’habituer les plus jeunes à se déplacer tout en se repérant dans l’espace. Pour les plus vieux, ça permettait de commencer à travailler en équipe.
Quand il était enfant, Dylan était un grand individualiste. Il faisait tout, tout seul. À ses yeux, les autres n’étaient que des boulets qui le ralentiraient. Ce n’est qu’une fois entré à l’armée qu’il avait changé de mentalité.
Lui qui n’avait jamais voulu s’engager. Il l’avait fait pour oublier et fuir sa maison. Fuir Patrick et sa compassion. Sacha et ses crises d’adolescence. Mike et ses passages qui se terminaient toujours dans la violence. Elle… ou plutôt lui. Tous avaient été un prétexte pour partir.
Enfin surtout lui !
Le fait qu’il ne pouvait plus se regarder dans une glace avait tout de même été la principale cause de son départ.
Il commença par montrer quelques échauffements aux élèves, notant dans sa tête qu’il devrait demander l’autorisation pour qu’ils puissent sortir du Centre et leur éviter ainsi de courir sur un sol dur. Il n’y avait rien de mieux pour se fragiliser la colonne vertébrale.
Dylan entendit la porte du gymnase claquer, signifiant que quelqu’un était entré. Il était trop tôt pour que ce soit le club de théâtre et il avait un fort doute sur l’origine de la personne. Il tourna légèrement la tête et grinça des dents lorsqu’il aperçut du coin de l’oeil qu’il s’agissait bien d’Anthony Craig.
« On va terminer l’échauffement par dix tours » expliqua Dylan en relâchant son pied qu’il avait ramené contre l’arrière de sa cuisse afin d’étirer cette dernière.
Il observa les élèves courir, prenant mentalement note de ceux qui auraient besoin d’améliorer leur respiration ou leurs postures.
Comme il l’avait soupçonné, Barry, la tête brûlée du groupe, partit comme une furie et d’ici trois tours il serait obligé de s’arrêter à cause d’un point de côté. Julia et Fanny s’amusaient à courir puis marcher pour recourir quelques mètres. Elles s’essoufflaient plus à causer qu’à faire ce que Dylan leur avait demandé. Il y avait deux garçons qui semblaient suivre Barry dans ses folies sportives, mais les autres restèrent sensés et avançaient à un bon rythme.
« L’endurance. Rien de tel pour se forger un bon mental, entendit-il à sa droite.
— Je ne vous ai pas oublié, vous savez, répliqua Dylan d’un ton acide.
— Je n’en doute pas une seule seconde. Mais que cela vous plaise ou non, vous travaillez désormais avec des enfants et je n’ai pas envie qu’on m’apprenne un jour que vous avez pété les plombs et tabassé l’un d’eux. »
Dylan se tourna légèrement vers lui. Il n’avait pas besoin de trop bouger pour le voir, car le psychiatre se tenait juste à ses côtés. Il s’était rapproché lentement, par petits pas, comme si cela allait apaiser Dylan.
« Pourquoi serais-je violent avec l’un d’entre eux ?
— Parce qu’ils peuvent parfois être très agaçants et qu’il faut savoir prendre sur soi pour ne pas les étriper. »
Il désigna Barry du menton comme exemple.
Effectivement, le jeune homme avait passé son temps à faire des blagues, faisant rire certains de ses camarades par la même occasion. Dylan avait senti le peu de patience qui lui restait s’amenuiser à vitesse grand V. Mais il avait su garder son calme, car il avait très bien vu ce que cherchait à faire le garçon.
Barry faisait partie de ces adolescents qui pensaient qu’avoir trois poils sur le menton faisait d’eux des hommes et les rendait invincibles. Ce n’était pas quelqu’un de foncièrement mauvais en soi, mais Dylan aurait sûrement à le remettre à sa place de temps en temps pour lui faire comprendre qu’il était juste un gamin comme les autres.
« C’est vrai, avoua-t-il au psychiatre, décidant de jouer la carte de l’honnêteté avec ce dernier pour qu’il en finisse plus vite avec lui. J’ai eu envie de lui dire ma façon de penser. Et c’est sûrement ce qu’il va se passer avant la fin des deux heures s’il continue à me chercher. Mais cela ne veut pas dire que je ne pourrai pas le faire de manière adulte. Il y a bien des façons de remettre quelqu’un à sa place sans avoir à le frapper pour autant. Surtout qu’il est plus turbulent que violent.
— Ce n’est pas l’impression que vous m’avez donnée ce matin, répliqua le psychiatre avec sarcasme, avant d’enchaîner rapidement devant le regard noir de l’autre homme : Et qu’est-ce que vous ferez si un jour l’un d’entre eux vous agresse ? Certains ont commis des délits. À petite échelle certes, mais quand on est jeune on est bien moins réfléchi sur les conséquences que pourraient avoir nos actes. »
Dylan ricana aux paroles d’Anthony. Il ne pouvait qu’être d’accord là-dessus. Sans qu’il ne puisse l’en empêcher, son esprit lui imposa l’image d’une jeune fille aux longs cheveux noirs et aux yeux bleus. Il secoua la tête pour la renvoyer dans les profondeurs de sa mémoire.
Là où elle aurait dû rester !
« Je n’en doute pas un instant, mais encore une fois, il y a beaucoup de façons de maîtriser quelqu’un qui s’en prend à vous sans pour autant lui faire du mal. Et puis, si certains de ces gosses étaient vraiment considérés comme potentiellement dangereux, ils ne seraient pas ici, mais dans un centre de redressement. Je doute que l’un d’eux ose s’en prendre à moi » répondit posément Dylan.
Voyant que leur professeur était dans un échange intense avec quelqu’un d’autre, Julia s’arrêta de courir et se tourna vers son amie, qui l’imita. Cette fois-ci elles ne furent pas discrètes dans leur bavardage.
Si Dylan n’avait rien dit pour les premières fois, il ne laissa pas passer cette nonchalance-là.
« Les filles ! cria-t-il pour se faire entendre. On n’est pas là pour compter les pâquerettes. Désormais, le prochain que je vois s’arrêter plus de dix secondes fera gagner un tour de piste supplémentaire à tout le monde ! »
Il y eut des protestations et des regards noirs adressés aussi bien aux filles qu’à Dylan. Mais tout le monde se remit à courir.
« Quelle autorité ! Et quel est le but de la manoeuvre exactement ? voulut savoir Anthony.
— Vous savez ce que je cherche à faire. Ce n’est pas pour rien que l’école a engagé un ancien soldat.
— Ce ne sont pas des militaires, Dylan.
— Non, c’est vrai, répondit ce dernier. C’est pour ça que je ne les ferai jamais se lever à trois heures du matin alors qu’ils se sont couchés à minuit. C’est pour ça que je ne leur demanderai pas de jeûner pendant quarante-huit heures ou de rester dehors sous la pluie, le vent ou la neige pendant une durée indéterminée.
— Alors pourquoi ? » interrogea une nouvelle fois le psychiatre.
Son ton avait été légèrement plus aigu qu’en temps normal. Il était réellement curieux de savoir ce que cet homme essayait de faire. Pour lui, son comportement était juste bon à s’attirer la colère des élèves. On disait toujours d’un chef qu’il ne devait pas se mettre son équipe à dos, car ils feraient tout pour lui faire des crasses. Mais c’était une règle encore plus vraie entre un professeur et ses élèves. Et d’autant plus dangereux qu’à cet âge-là, ils sont bien moins lucides des répercussions et que parfois ils n’ont peur de rien, se croyant invincibles grâce à leur jeunesse.
Anthony savait que Dylan Johnson n’était pas un homme stupide et qu’il avait conscience également de ce genre de choses. Ce dernier soupira soudain et expliqua.
« Quand je suis arrivé à l’armée, je ne supportais pas de recevoir des ordres, mais je ne voulais pas en donner non plus. Je partais du principe que c’était chacun pour soi. Je ne m’étais pas engagé pour lécher les bottes des supérieurs ou réconforter les boucs émissaires.
— Pourquoi vous êtes-vous enrôlé dans ce cas ? » questionna-t-il car Dylan avait gardé le silence durant un long moment.
Il put voir sa mâchoire se contracter et un nerf tressauter sous l’effort. Il crut un instant que l’ancien militaire n’allait pas lui répondre, mais finalement il reprit la parole.
« Disons que j’avais mes raisons, mais là n’est pas la question. »
Il fit une nouvelle pause avant de poursuivre.
« Le premier mois, j’ai passé tous mes week-ends au trou, car je n’obéissais pas aux ordres. Personnellement, je m’en fichais, je n’avais pas envie de rentrer chez moi. À cette époque, le trou était le paradis, contrairement à ma maison. »
Dylan s’interrompit quand il vit que Camille avait arrêté de courir. Elle semblait essoufflée et se tenait les côtes droites. Elle n’avait pas réussi à gérer sa respiration et désormais elle souffrait à cause de cela. Malgré tout, elle avait encore un tour et demi à faire. Et Dylan ne comptait pas lui faire de cadeau. Ni à elle ni au reste du groupe qui attendait bêtement que leur camarade finisse.
Il commença alors un compte à rebours de dix secondes à voix haute. Il ne regarda personne en particulier, car la menace était générale. Si Camille ne repartait pas à la fin du chrono, tout le monde aurait un tour de plus à faire.
Forcément, elle se fit huer et encourager en même temps pour reprendre sa course et Dylan dut se retenir de lever les yeux au ciel.
Elle repartit tant bien que mal et lorsqu’elle passa à côté de lui Dylan lui fit cadeau du dernier tour. Pas la peine de forcer cette pauvre gamine quand il était clair qu’elle n’en pouvait plus.
« Tu peux aller t’asseoir un instant. Installe-toi sur la table et non à terre sinon tu risques de te faire du mal » dit-il en lui tendant une serviette pour qu’elle la mette autour de ses épaules et de son dos afin d’éviter un refroidissement trop rapide des muscles.
Il demanda ensuite aux autres de s’aligner de nouveau.
« Bien. Je vois que vous avez tous plus ou moins réussi à faire vos dix tours. On va donc pouvoir passer à la suite, mais avant je vais vous expliquer un peu le programme que nous suivrons au cours de l’année. On fera principalement de l’athlétisme et si la direction me l’autorise de la natation également. Je vous enseignerai également des prises d’autodéfenses et d’autres petites choses ludiques que j’ai pu apprendre à l’armée.
— Vous avez été militaire ? » s’exclama Axel avec des yeux écarquillés.
Apparemment la nouvelle ne semblait pas n’avoir choqué que lui et cela l’amusa, même Barry le regardait avec un peu plus de méfiance. C’est donc avec une pointe d’humour qu’il répliqua.
« Oui, pourquoi ? Vous pensiez me mener la vie dure ? »
Il éclata clairement de rire en voyant que personne ne lui répondait.
« Faudra vous lever de bonne heure pour y arriver, dit-il avant de poursuivre d’un ton plus sérieux : Bon, revenons à nos moutons. Il nous reste environ une heure quinze. Vous allez courir pendant le temps restant. »
Aussitôt, des protestations s’élevèrent, mais Dylan les fit taire d’un sifflement aigu.
« Je ne vous demandais pas votre avis ! Vous allez courir et pas n’importe comment. Jeremy ! — le susnommé sursauta en entendant son prénom — Tu seras à l’arrière. Ensuite en rang de deux on aura Barry et Fanny, Axel et Michael, Julia et Bastian puis Justin et Ethan. Camille, tu seras devant. Je veux qu’il y ait un mètre entre vous. Pas un demi-mètre ou un mètre et demi, mais juste un mètre. Camille vous donnera le rythme. Si elle ralentit, vous ralentissez. Si elle accélère, vous accélérez.
— Et si elle s’arrête ? railla Barry de mauvaise humeur de ne pas avoir été choisi pour être en tête de leur petit peloton.
— Alors vous vous arrêtez également. Mais je vous préviens. Les dix secondes sont toujours d’actualité, alors, si vous ne souhaitez pas faire des heures supplémentaires, je vous conseille de bien gérer votre souffle, répliqua-t-il avec un sourire mauvais. Allez en place ! »
Lorsqu’ils se furent organisés comme Dylan l’avait demandé, celui-ci leur donna le top départ. Il regarda les élèves partir et sut d’avance que la distance ne serait pas respectée. Mais ce n’était pas le but de l’exercice.
« Vous cherchez à faire quoi au juste ? » demanda Anthony en se rapprochant.
Quand les élèves s’étaient rassemblés, il avait fait quelque pas en arrière pour ne pas gêner le cours par sa présence. Il était plus que sceptique sur les méthodes de Dylan, pourtant il était sûr que le professeur savait ce qu’il faisait. Il était donc curieux de connaître la réponse.
« Communication, répondit simplement Dylan.
— Entre qui ?
— Tout le monde. Même si en l’occurrence j’attends la participation d’une personne en particulier. »
Cela fut de courte durée avant que la voix grave de Jeremy ne s’élève pour dire à Camille de ralentir. Dylan se tourna alors vers le psychiatre avec un sourire satisfait sur les lèvres.
« Camille n’a pas réussi à finir son tour, car elle a mal joué sur son souffle. Jeremy quant à lui sait parfaitement comment il doit réguler sa respiration. Il a vu Camille finir avec difficulté son tour tout à l’heure, il doit donc savoir qu’elle ne pourra pas courir au même rythme que lui en temps normal. La question, c’est de savoir s’il va réussir à la guider afin qu’elle donne une foulée agréable pour tout le monde ou s’il va vouloir se concentrer uniquement sur ses propres capacités.
— Et les autres ?
— Ça leur apprend à suivre le mouvement. La fois suivante, les rôles seront inversés jusqu’à ce qu’ils soient tous capables de diriger le groupe sans avoir à hurler pour se faire entendre. »
Anthony regarda les élèves courir avec une pointe d’admiration. Cette idée était loin d’être stupide, bien au contraire.
« Vous leur enseignez à donner des ordres sans paraître imbu ou juste à les suivre sans éclats de voix.
— Exactement. C’est la première chose que l’armée m’a involontairement apprise. On ne peut être individualiste qu’à partir du moment où l’on vit seul dans un lieu isolé. Dans la vie de tous les jours, on doit interagir avec d’autres personnes sur une période plus ou moins longue, ce qui signifie que l’on doit parfois se plier aux autres ou alors savoir s’imposer. S’ils arrivent à apprendre à communiquer entre eux, à se faire accepter, alors ils seront plus forts pour affronter la société. »
À ce moment-là, la porte du bâtiment s’ouvrit et un groupe d’une vingtaine de jeunes entra suivi par Bartholomé et Christian. Dylan les observa un instant puis reporta son attention sur ses propres élèves et se rendit compte qu’il les avait fait courir d’un bout à l’autre du gymnase, ce qui ne laissait plus de place pour le club.
« Vous voulez vous mettre où ? demanda Dylan sans pour autant regarder les deux adultes.
— Nous sommes dans le fond habituellement » répondit la voix grave de Christian.
Dylan hocha la tête puis siffla un coup pour attirer l’attention des coureurs. « Le club de théâtre va avoir besoin du fond de la salle. Vous ne courrez plus que sur une moitié de terrain désormais. »
Ils firent ce qu’il leur demanda tandis que Christian, Bartholomé et les autres élèves passaient devant lui. Il en reconnut certains, mais quelques têtes dans le groupe lui étaient encore inconnues. À son plus grand soulagement, le psychiatre suivit la troupe dans le fond du gymnase et Dylan eut le sentiment de pouvoir respirer à nouveau.
Il reporta son attention sur ses élèves et fut satisfait de voir qu’ils avaient trouvé un rythme. Les un mètre de distance n’avaient pas été respectés, mais ils couraient ensemble et même Camille ne semblait pas à court de souffle.
Dylan se doutait néanmoins qu’elle ne tiendrait pas jusqu’à la fin de l’heure. On ne pouvait pas courir aussi longtemps sans préparation, mais il voulait qu’elle essaye, qu’elle fasse son maximum. Autant pour elle, que pour ses camarades.
À l’autre extrémité de la salle, quelques éclats de rire se faisaient entendre. Dylan jeta un oeil et il vit Bartholomé et Christian debout devant le demi-cercle que les élèves avaient formé en s’asseyant par terre. Craig se tenait derrière eux et semblait également s’amuser de ce que la pimbêche masculine racontait.
Trente minutes avant la fin, Dylan siffla pour attirer l’attention de ses élèves et leur demander de s’arrêter une fois leur tour fini. Il voyait bien que Camille n’en pouvait plus, ils passeraient la dernière demi-heure à faire des étirements et Dylan en profiterait pour tenter de faire un peu plus connaissance avec eux.
Quand il rentra chez lui, une heure plus tard, il était épuisé, mais dans le bon sens du terme. Ça faisait longtemps qu’il n’avait pas côtoyé autant de monde et, même si c’étaient des adolescents, interagir avec eux avait fait du bien à Dylan.
Après son rapatriement, entre l’hospitalisation et la rééducation, il n’avait pas vraiment eu le temps de sortir. En réalité, il n’y avait pas beaucoup de personnes qui lui étaient proches et les seuls qui gravitaient autour de lui avaient leurs propres vies.
Par la suite, même si sa santé le lui aurait permis, il n’avait pas vraiment cherché à reprendre le travail. Quand l’armée l’avait recontacté six mois plus tôt, il avait été obligé de faire un choix. Repartir ou démissionner.
Dylan avait aimé travailler pour la défense. Il s’était senti utile en protégeant son pays ou en défendant des causes qu’il pensait justes. Et à aucun moment il n’aurait souhaité changer de métier, jusqu’à ce que son second ne vienne le voir à l’hôpital.
Perdre son équipe dans des circonstances aussi dramatiques avait brisé quelque chose en lui. Pourtant, malgré les nuits passées sans dormir, il avait plus ou moins eu l’envie de repartir. Il n’était pas le genre de personnes qui s’arrêtent sur un échec. Mais c’était avant qu’il n’apprenne l’horrible vérité.
Lorsque John était venu le voir pour prendre de ses nouvelles après être rentré au pays, Dylan lui avait immédiatement demandé où en était l’enquête. Après tout, une bombe avait explosé sur une zone militaire américaine, tuant au passage cinq de leurs hommes. Cependant, il avait été étonné de ne voir personne venir l’interroger sur les événements.
« Officiellement, il s’agit d’un malheureux accident. La bombe était censée avoir été désamorcée, mais il y a eu une erreur de la part de nos techniciens. »
Un petit rire nerveux avait échappé à Dylan.
« Tu te moques de moi, n’est-ce pas ?
— Non, mon capitaine.
— Un malheureux accident ? Une bombe désamorcée ? Putain ! Mais il n’était même pas censé y avoir de bombe ! avait-il hurlé.
— Je sais, mon capitaine. »
C’est uniquement en voyant la mine dépitée de son second qu’il s’était calmé. Mais la colère n’en était pas moins présente. Il avait alors demandé :
« Et officieusement ? »
John lui apprit que le responsable était en réalité quelque de chez eux et qu’il était encore recherché par l’armée. Ce qui expliquait la fausse version qui avait été communiquée.
L’information avait écoeuré Dylan, et après ça, son envie de reprendre du service s’était faite bien moins forte.
Et puis, il y avait Mary et Zack. Les jumeaux étaient devenus les moteurs d’un bateau qui voulait le faire changer de direction. Il n’avait jamais pris conscience avant qu’il pouvait partir pour ne jamais revenir. Certes, on les y préparait quand ils s’enrôlaient, mais Dylan s’était constamment répété qu’il rentrerait chez lui sur ses deux pieds et non pas entre quatre planches.
Il avait donc préféré démissionner, même s’il n’avait aucune idée de ce qu’il ferait par la suite. Néanmoins, quitter l’armée avait semblé être le meilleur choix pour lui.
Il avait survécu de justesse à une bombe.
Bien souvent, lorsqu’il fermait les yeux et que ses cauchemars réussissaient à prendre le contrôle de son esprit endormi, il se souvenait du souffle de l’explosion, de la souffrance quand il avait heurté le montant de la porte et qu’il s’était plié en deux, impuissant face à une telle force. Il se réveillait chaque fois avec la respiration haletante, le corps trempé de sueur et ses oreilles sifflaient comme si la bombe venait tout juste d’exploser.
Dans ces moments-là, lorsque les cauchemars étaient vraiment intenses, une douleur aiguë partait de sa jambe gauche et remontait, tel un serpent de feu, jusqu’au milieu de son dos. Mais le pire, ce n’était pas ces rêves où il revivait sans cesse le drame.
Non.
Le pire, c’est quand il les voyait eux. Cinq jeunes hommes dans la fleur de l’âge, que la vie aurait dû épargner, le regardaient avec colère et mépris. Ils ne disaient rien. Ils se tenaient juste debout devant lui, mais Dylan pouvait tout de même entendre le message qui se lisait dans leurs yeux.
À défaut de ne pas être coupable de leur mort, il aurait au moins dû périr avec eux.
C’est pour cette raison que les mois qui suivirent sa démission furent très durs pour lui. Entre ses cauchemars et l’oisiveté, il avait cru devenir fou. Alors, quand les jumeaux lui avaient demandé s’ils pouvaient rendre visite à Patrick, Dylan avait sauté sur l’opportunité.
Il n’oublierait jamais cette nuit où, après un énième cauchemar, son père adoptif l’avait rejoint dehors.
Dylan était sur le porche de la maison, assis dans un rocking-chair qu’il avait toujours connu et qui pourtant, malgré les intempéries, tenait encore le coup. Ses dents claquaient, ses muscles tremblaient et une froide brûlure le lançait dans sa cuisse et le bas de son dos au même rythme que les battements de son coeur.
Il paraît que c’était un syndrome post-traumatique de ce qu’il avait vécu. Ce n’était pas son corps le problème, mais sa tête.
« Conneries ! » grogna-t-il entre deux claquements de dents.
Il avait inspiré à fond, tentant de trouver un semblant de calme dans les exercices de sophrologie qu’on lui avait appris à l’hôpital.
Ça aussi c’est que des conneries, songea-t-il après cinq minutes sans aucune efficacité sauf celle de respirer comme un idiot.
Soudain, une bouteille de bière apparut devant ses yeux et il se rendit compte que Patrick se tenait debout à côté de lui. Il devait vraiment être mal pour ne pas l’avoir entendu arriver. Surtout que ce dernier n’était pas connu pour son pas discret.
« Tiens, bois ça, déclara son père de son éternelle voix bourrue. C’est un médicament efficace. Bien plus que ton stupide exercice de respiration qui te fait passer pour une vache asthmatique.
— La vache asthmatique, elle t’emmerde ! » répliqua Dylan en lui arrachant tout de même la bière des mains pour en boire avidement une bonne gorgée.
Seigneur ! Il ne s’était pas rendu compte qu’il avait autant soif avant de sentir le liquide ambré et pétillant couler dans sa gorge. Patrick avait raison, c’était bien mieux que la sophrologie !
« Qu’est-ce que tu fais debout ? demanda ce dernier en s’installant sur le banc.
— Je pourrais te retourner la question.
— J’ai le sommeil léger. »
Dylan ricana et répondit :
« C’était pas le cas à une certaine époque.
— Tu parles de ces soirs où tu faisais le mur pour aller travailler dans ce restaurant mal fréquenté ? »
Il recracha la gorgée qu’il avait prise et tourna un regard écarquillé vers Patrick.
« Comment tu sais ça toi ?
— Tu crois que c’est au vieux singe qu’on apprend à faire la grimace ? Je t’ai suivi dès le premier soir. Au départ, j’ai même songé à venir te chercher pour te ramener par la peau des fesses à la maison et engueuler cet enfoiré qui t’exploitait ! Mais je savais que cela n’aurait pas servi à grand-chose. Tu étais bien trop têtu pour qu’une engueulade fonctionne et puis, tu ne faisais rien de mal. Alors je me suis contenté de te surveiller les premiers jours pour être sûr que tu ne risquais rien. Après une semaine j’ai arrêté de te suivre, mais je ne dormais jamais sereinement tant que tu n’étais pas arrivé. »
Dylan n’en revenait pas. Il ne s’était jamais rendu compte de quoi que ce soit.
« Alors, tu vas cracher le morceau ? insista Patrick pour qu’ils retournent au sujet principal.
— C’est rien, finit-il par répondre après un moment de silence, juste un cauchemar.
— Il devait être sacrément intense pour que tu sois prostré sur ce fauteuil depuis plus d’une heure. »
Dylan lui jeta un regard noir tout en répliquant vertement :
« Tu passes ton temps à m’espionner ou quoi ? J’ai plus l’âge d’avoir une babysister !
— Mon grand, tu devrais désormais savoir que lorsqu’on est parent un jour, on l’est pour le reste de notre vie. Tu as peut-être trente-huit ans, mais cela ne m’empêche pas de me faire du souci pour toi. Tout comme tu t’en feras toujours pour Zack et Mary. »
Malgré lui, il était désolé de causer autant de soucis à son père. C’était peut-être pour cette raison ou alors à cause de la douleur ? De la fatigue ? Ou les trois en même temps, mais Dylan sentit sa résistance se briser et un sanglot étouffé s’échappa de ses lèvres.
Comprenant que le combat était perdu d’avance, il croisa les bras sur la table pour y cacher sa tête honteusement baignée de larmes.
Pour la première fois depuis son réveil, il s’autorisa à pleurer. Il pleura pour évacuer la peur d’avoir pu y rester. Pour se libérer du sentiment de trahison qui l’habitait. Mais surtout, il pleura la perte de ces cinq jeunes hommes.
Et durant tout ce temps, Patrick resta à côté de lui sans rien dire. Dylan sentit juste à un moment une main venir se poser entre ses omoplates pour effectuer des cercles apaisants, mais légèrement trop appuyés, indiquant que la personne qui les offrait n’avait pas l’habitude de ce genre de geste affectueux.
Parfois, il pouvait également entendre des phrases réconfortantes prononcées d’une voix tremblante et maladroite, seule indicatrice du malaise et de la peine de ce vieil homme. Des paroles comme « Ça va aller, fiston » ou encore « Pleure, mon grand, ça va te faire du bien. »
Et il pleura. Encore et encore. Évacuant une première vague de cette souffrance qu’il avait emmagasinée.
Lorsqu’il avait fallu repartir, Dylan s’était rendu compte qu’il avait l’esprit plus serein. Malgré tout, une fois rentré chez lui il s’était remis à tourner en rond dans son appartement et le sentiment qu’il se transformait petit à petit en larve n’avait fait qu’aggraver son agacement.
Sauf qu’il ne trouvait pas de travail. Ou en tout cas rien qui en vaille la peine. Jusqu’à ce que le Centre le contacte.
Certes, il avait hésité au début. Il se demandait ce qu’il pourrait bien avoir à offrir à ces gosses, mais après cette première journée, il se rendait compte qu’il avait au contraire plein de choses à leur apporter.
Quand il arriva chez lui, il trouva Zack devant la télé, un bol vide posé sur la table basse.
« Salut bonhomme, ta journée s’est bien passée ? »
Il se contenta de hausser les épaules, mais, au vu de la tête qu’il faisait, Dylan comprit que la réponse était non. Il retira ses chaussures et s’approcha du canapé pour s’y laisser tomber lourdement. Sur l’écran des images de Scooby-Doo défilaient.
« Je suis pas dans la même classe que Tom et Jack » souffla Zack après une éternité.
Il regarda son fils un instant, mais ne répondit pas. Que pouvait-il lui dire de toute façon ? « Tu te feras d’autres amis », « tu pourras les voir pendant les récréations », tout cela semblait bien trop bateau à ses yeux et il était sûr que Zack penserait la même chose.
Finalement, il répondit simplement : « Je suis désolé pour toi. »
Zack hocha la tête puis il alla s’appuyer contre son père, cherchant sûrement du réconfort et de la force chez cet homme qu’il considérait encore comme son héros.
Dylan passa un bras autour de ses épaules et le serra contre lui.
Avant d’être père, il avait toujours pensé que les papas trop protecteurs faisaient de leur garçon des femmelettes. Il était d’avis qu’il fallait savoir être ferme et mettre une certaine distance sur l’affection le plus tôt possible. Mais avec le recul, il commençait à comprendre que ses réflexions étaient plus le fruit d’une jalousie mal dissimulée. Après tout, combien de fois avait-il voulu que des bras forts et protecteurs s’enroulent autour de lui après le décès de sa mère.
Quand il avait rencontré Mike, il s’était dit avec insouciance que cela serait peut-être possible. Mais la vie ne lui fit pas ce cadeau.
Ça va aller, fiston.
Les paroles rassurantes de Patrick, ainsi que sa main vigoureuse qui lui frottait le dos, s’imposèrent à son esprit alors que Zack se serrait un peu plus contre lui.
Oui, Dylan avait été idiot de croire qu’être rigide et distant envers son fils lui apporterait quelque chose de positif. Mais l’important, c’était surtout de toujours essayer de faire de son mieux.
Ils restèrent comme ça un long moment, jusqu’à ce qu’il déclare que l’heure de la douche était arrivée.
« Zack, l’arrêta-t-il alors que le garçon se dirigeait vers sa chambre pour récupérer son pyjama avant d’aller se laver. Ce soir on a passé du temps devant la télé parce que c’était la rentrée et que je me doute que tu n’as pas dû avoir de devoirs, mais à partir de la semaine prochaine je ne veux pas voir tes fesses sur ce canapé tant que tes exercices et tes leçons n’auront pas été travaillés. Compris ? »
Il hocha vivement la tête et disparut dans le couloir.
De son côté, Dylan sortit son portable de sa poche et tenta d’appeler Zackary. Il tomba malheureusement sur le répondeur et laissa donc un message. Il téléphona ensuite à Patrick. Il crut bien ne pas réussir à l’avoir lui non plus, mais la voix bourrue de son père adoptif résonna à travers le combiné.
« Allô ?
— Salut vieille branche ! s’exclama-t-il, content de l’entendre.
— Dylan ? Comment vas-tu, fiston ? Ta première journée s’est bien passée ?
— Super. Je ne pensais pas que ça me plairait autant, mais ça a été le cas. »
Dylan s’était levé du canapé pour aller dans la cuisine. Il sortit une bouteille de bière du frigo et coinça le téléphone entre son oreille et son épaule afin de pouvoir la décapsuler.
« Bon, tant mieux. Et Christian ? »
La gorgée qu’il venait juste de prendre fit une fausse route. Il posa précipitamment la bouteille sur la table ainsi que le téléphone et il lui fallut un moment pour retrouver son souffle. Comment… ?
« C’est Sacha qui t’en a parlé, pas vrai ? s’écria-t-il en reprenant le portable.
— Tu comptais me le dire à quel moment ? » répliqua Patrick.
Il ne répondait pas à la question de son fils pour protéger Sacha, mais parce qu’il ne voyait pas de raison de pointer du doigt une évidence.
« Jamais ! Car il n’y a rien à dire sur ce sujet, Ok ? On s’est revus, il s’est expliqué et maintenant j’ai tiré un trait sur tout ça. »
Il y eut un long silence avant que Patrick ne réponde :
« Si tu as vraiment tourné la page pourquoi refuses-tu d’en parler avec tes proches ou de lui parler à lui tout court ? »
La question déstabilisa Dylan et ne fit que le conforter dans son idée qu’il n’aurait jamais dû en discuter avec Sacha et que son père aurait dû encore moins être au courant. Il soupira tellement fort que cela dut s’entendre à l’autre bout du combiné.
« Écoute, Paty, commença-t-il en se pinçant l’arête du nez. Je ne sais pas ce que le Pikachu t’a dit ni ce que vous attendez réellement de moi. Je ne veux pas parler de Christie ou de Christian. Ou des deux. Ce qui s’est passé entre nous a eu lieu il y a vingt ans, tu comprends. Alors, juste… foutez-moi la paix avec ce mec.
— Très bien, fiston. Je comprends. Comment va Zack ? »
Dylan remercia mentalement Patrick d’avoir lâché l’affaire aussi vite. Il vit alors son fils entrer dans la cuisine et répondit :
« Il va bien. Tu veux que je te le passe ? »
Puis il ajouta à l’intention de Zack :
« C’est papy Paty. »
Des protestations virulentes sortirent du combiné, faisant rigoler Dylan et son fils. Il était bien connu que son père adoptif n’aimait clairement pas qu’on l’appelle papy ou grand-père et encore moins pépé. Et pour cause, il n’était pas si âgé que ça. Sauf, si l'on considérait qu’avoir soixante-cinq ans faisait vieux.
« Bonjour, papy Paty ! » déclara Zack une fois que Dylan lui eut passé le portable.
Ce dernier ricana, pour rigoler sans retenue quand son fils lui rapporta que Patrick l’avait très bien entendu se moquer et qu’il ne perdait rien pour attendre. Cette vieille branche avait peut-être soixante-cinq ans, mais il avait encore l’ouïe fine.
Pendant que Zack parlait avec son grand-père, Dylan commença à préparer leur repas. Ce soir, ça serait spaghettis bolognaise et non Paty je ne compte pas nourrir mon fils uniquement avec des pâtes et des boulettes de viande râla Dylan quand Zack lui fit part des propos de son correspondant.
Mais contrairement à beaucoup d’Américains, il aimait bien cuisiner ses propres plats. Ça lui rappelait les moments qu’il avait passés dans la cuisine de sa mère, quand celle-ci se trouvait devant la gazinière, ses hanches se balançant légèrement de droite à gauche sur une musique inconnue qu’elle fredonnait le temps que leur repas cuise.
Sacha était assis dans sa chaise haute, patientant plus ou moins calmement en mâchouillant sa cuillère en plastique et Dylan, de sa place, avait une vue totale sur la scène qui se déroulait dans la pièce. Des moments chaleureux et intenses qu’il gardait en mémoire et qui jaillissaient toujours avec force lorsqu’il se retrouvait à son tour derrière les fourneaux.
Il alla ensuite prendre sa douche.
Quand il revint dans la cuisine, Zack avait raccroché et versait les spaghettis dans l’eau bouillante. Il avait également sorti les assiettes et les couverts.
La soirée se termina calmement.
Après avoir mangé, ils débarrassèrent la table et pendant que Dylan lavait la vaisselle, son fils l’essuyait. Il l’autorisa ensuite à regarder la télé avant qu’il n’aille au lit. Et une fois Zack couché, il s’installa à son tour devant l’écran.
Mais son esprit n’arrivait pas à se concentrer sur une chaîne et il finit par éteindre avant de partir dormir.
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