« Allô, c’est moi.
Je me demandais si après toutes ces années
tu aimerais me revoir pour qu’on s’explique.
[...] Tu m’entends ?
Je suis en Californie en train de rêver à qui nous étions,
lorsque nous étions plus jeunes et libres. »
Hello, by Adele
Assis à une table avec ses amis, Gaël sirotait sa bière sans vraiment prêter attention à la conversation. Nick, Michael et Bartholomé étaient en train de débattre sur l’importance de faire des hôpitaux des établissements purement privés. Michael, le frère jumeau de Nick, travaillait comme neurochirurgien au Ronald-Reagan, l’un des trois centres hospitaliers les plus réputés des États-Unis. Et même s’il n’était pas quelqu’un de vaniteux, il éprouvait une certaine fierté à y exercer.
Nick et Bartholomé quant à eux étaient des commerciaux et des capitalistes dans l’âme. En fait, ils avaient tous fait leurs études à l’école Anderson School of Management et cette dernière avait été leur lieu de rencontre. Ils avaient connu Michael bien dès mois après, lors d’une soirée organisée par son frère.
Si les jumeaux étaient comme chien et chat, cela n’avait pas empêché Michael de nouer rapidement des liens avec les autres membres de la troupe. Et d’un cercle d’amis de quatre, ils étaient tout naturellement passés à cinq. Au grand dam de Nick ! Ce n’est que neuf ans plus tard que Christian intégra à son tour leur groupe d’inséparables. Ce dernier était d’ailleurs fortement en retard, ce qui angoissait Gaël. Il regarda sa montre pour la énième fois en l’espace de trente minutes.
« Mais qu’est-ce que tu as, nom de Dieu ? s’exclama Bartholomé en voyant son ami se tortiller sur son siège.
— Christian n’est toujours pas là, dit-il comme si cela expliquait tout.
— Et alors ? répliqua Nick. Il a pas dix ans, mais trente-huit, bordel ! Lâche-lui la grappe. »
Si le comportement de Gaël envers son jeune frère avait attendri ses amis à une certaine époque, ils avaient également pu constater que cet attachement se transformait en une relation malsaine et étouffante pour ce dernier.
Ce qui les étonnait le plus, c’est que cela ne correspondait pas au caractère de Gaël. Il n’avait jamais été une personne possessive ou anxieuse. Combien de fois Éléonore, sa femme, l’avait laissé sortir seul le week-end alors qu’elle faisait de même de son côté ? Et lorsque ses enfants allaient chez des amis, il n’était pas non plus en train de regarder son téléphone dans l’attente désespérée d’un message de leur part.
Pourtant, sa dernière avait tout juste treize ans.
« Vous pouvez pas comprendre » grogna Gaël.
Aucun des hommes autour de la table ne répondit. Ils avaient déjà essayé de connaître les raisons qui poussaient Gaël à agir de la sorte, mais les deux frères n’avaient jamais voulu en parler. Chacun éludant la question.
C’était il y avait presque vingt ans maintenant, mais pour Gaël cette journée l’avait marquée au point que chaque minute de retard de la part de son cadet ravivait les douloureux souvenirs.
Christian était évidemment au courant. C’est pour ça qu’il lui envoyait chaque fois un message si jamais il dépassait l’heure. Alors pourquoi aujourd’hui n’avait-il rien reçu ? Christian allait bien désormais, il n’avait aucune raison de recommencer. Mais la peur était là. Tapie dans l’ombre de sa conscience, prête à jaillir comme un diable à la moindre faiblesse de sa part.
« Relax, Gaël. »
Michael le sermonna en le voyant jeter un autre coup d’oeil à son portable.
« Ce n’est pas normal » expliqua-t-il pour son ami.
Ulrik arriva à ce moment-là, distribuant à chacun sa pinte avant de s’asseoir à son tour en poussant un soupir de soulagement. Il adorait son boulot, mais rester debout toute la journée était épuisant.
« Qu’est-ce qui n’est pas normal ? demanda-t-il, n’ayant pas suivi la conversation depuis le début.
— Gaël joue encore les mères poules envers Christian, expliqua Bartholomé.
— Je ne suis pas… s’offusqua ce dernier, mais il fut coupé dans son élan par Ulrik :
— Si tu l’es. »
Il se souvenait encore de la première fois où il avait rencontré Christian. Dire qu’il avait eu l’impression de voir un fantôme était un euphémisme. Le plus terrifiant étant ses yeux qui étaient comme vides de toute émotion.
Aujourd’hui, avec le recul, Ulrik pouvait affirmer sans exagération que son ami ressemblait fortement à Momo, cette poupée créée par un artiste japonais.
Mais si, durant leurs premières rencontres, Christian s’était montré plutôt distant, il avait fini par s’ouvrir petit à petit et Ulrik n’avait jamais su si cela venait de ses séances chez le psychiatre ou de Bartholomé qui semblait s’être fortement attaché à lui alors que leurs caractères étaient diamétralement opposés.
Toujours est-il que Christian faisait désormais totalement partie de leur bande, au grand étonnement de son aîné.
Gaël avait insisté pour qu’il sorte avec lui et ses potes, histoire qu’il s’ouvre un peu et qu’il arrête de faire son ermite. Mais il avait eu peur au départ que cela ne marche pas entre eux, car il connaissait l’humour de ses amis et celui de Christian. Autant dire que les deux ne faisaient pas un duo formidable.
Néanmoins, le courant était passé sans grande difficulté.
« J’en ai assez ! Je vais le chercher, s’exclama Gaël en se levant après avoir patienté dix minutes de plus.
— Pas la peine, lui répondit Ulrik. Il arrive. »
De sa position, il pouvait voir Christian entrer dans le bar, la tête basse et le visage fermé. Il l’observa se diriger non pas vers leur table, mais vers le comptoir où il passa rapidement commande avant de s’avancer vers eux un verre et une bouteille de whisky à la main.
« Qu’est-ce que tu essayes de faire avec ça au juste ? » demanda stupidement son grand frère avec des yeux ronds.
Christian ne lui accorda même pas un regard alors qu’il enlevait le bouchon et remplissait son verre de moitié. Il but ensuite le contenu en trois longues gorgées. La grimace qu’il fit par la suite prouva à tout le monde ce qu’ils savaient déjà : Christian n’aimait pas le whisky. Quand il voulut s’en servir un autre, elle lui fut arrachée des mains, non pas par Gaël, mais par Bartholomé.
« Il est hors de question que tu te saoules avec un whisky de qualité. Surtout si tu n’es pas capable de le savourer correctement ! répliqua ce dernier sous l’oeil noir de son ami.
— Qu’est-ce qu’il t’est arrivé ? demanda son frère avec inquiétude.
— Rien.
— Il s’est forcément passé un truc pour que tu agisses de la sorte » argumenta Michael.
Christian gémit et posa son front contre le bois de la table. Il ne voulait pas en parler.
Mettre des mots sur ce qu’il venait de vivre ne ferait que l’ancrer un peu plus dans la réalité. Mais s’il se saoulait assez, il pourrait alors se dire que tout ça n’avait été qu’une hallucination due à l’alcool.
Il resta un long moment comme ça, indiquant aux autres qu’il ne voulait pas parler, et ils reprirent donc leur conversation entre eux. Gaël les imita, mais il ne pouvait s’empêcher de jeter souvent de petits coups d’oeil à son cadet.
Christian passa l’heure suivante la tête contre la table ou relevée pour boire un peu de la bière qu’Ulrik avait déposée pour lui. Il réfléchissait à l’étrange événement qu’il venait de vivre. Et aux probabilités que celui-ci se réalise.
Dylan Johnson.
Comment le destin pouvait-il se montrer aussi mesquin en faisant entrer une fois de plus cet homme dans sa vie ?
Il se redressa alors, le besoin d’évacuer son trouble et ses angoisses se bousculant en lui.
« Tu veux qu’on sorte ? » demanda Gaël en comprenant qu’il allait enfin lui raconter ce qu’il s’était passé.
Christian secoua la tête avant de répondre.
« Non. Je n’ai pas envie de bouger. Je me sens bien ici. »
Il avait conscience qu’autour de la table le silence s’était fait, mais cela ne l’empêcha pas de dévoiler à son frère :
« Je l’ai revu.
— Qui ça ? » demanda Gaël en fronçant les sourcils d’incompréhension.
Il ouvrit plusieurs fois la bouche prêt à répondre, mais le nom resta coincé dans sa gorge. Il réussit finalement à prononcer dans un souffle :
« Dylan.
— Dylan ? C’est qui Dy… oh mon Dieu ! s’exclama son frère en se tournant complètement vers son frère. Tu as revu Dylan ? Dylan Johnson ? »
Christian se contenta de hocher la tête. Sa respiration était sifflante. Il sentait arriver une nouvelle crise d’angoisse. Il farfouilla dans sa poche à la recherche de sa Ventoline et la porta d’une main tremblante à sa bouche avant de prendre deux grandes inspirations du médicament.
Aussitôt, ses poumons se soulagèrent quelque peu.
« Qui c’est Dylan ? demanda Nick en buvant une gorgée de sa bière. On n’a jamais entendu parler de lui.
— Et si la vie n’était pas aussi mal foutue, ça aurait dû continuer à être le cas » grinça Gaël, furieux.
Il n’était pourtant pas du genre à croire au destin. Mais c’était quand même une drôle de coïncidence que Christian recroise cet homme après presque vingt ans de séparation et dans un autre État que l’Oklahoma.
« Et qu’est-ce qu’il s’est passé entre vous deux pour que tu sois dans un tel état ? » demanda Michael.
Christian releva ses yeux bleus vers son ami. Michael avait toujours été quelqu’un de réfléchi tout comme son frère Nick. Mais là où ce dernier se servait de sa capacité d’observation pour piquer où ça faisait mal, Michael était plus du genre à amener en douceur la personne vers le noeud du problème.
Il aurait pu faire un bon psychiatre, songea Christian. Il se souvint également du docteur Craig. Lors de leur dernière séance, il avait déclaré qu’il serait présent le jour où Christian déciderait d’affronter ce qui s’était passé durant son adolescence.
Peut-être qu’il devrait reprendre contact avec lui…
Perdu dans ses pensées, il n’avait pas remarqué que Gaël avait renvoyé balader Michael. Il savait que son frère n’aimait pas qu’on parle de ce moment de sa vie. Toute personne qui avait voulu en connaître un peu trop en sa présence s’était vue rabrouée avec force par l’aîné des Brown. Christian n’avait jamais rien dit, car c’était une période qu’il préférait oublier. S’il avait pu se l’arracher de la mémoire et l’ensevelir six pieds sous terre il l’aurait fait volontiers.
En réalité, les dix-neuf premières années de sa vie étaient juste bonnes à mettre à la poubelle !
« Laisse, Gaël. Ça ne me dérange pas d’en parler devant eux, déclara-t-il en posant une main sur le bras de son frère pour le calmer.
— Tu es sûr ? »
Il hocha la tête et confirma à voix haute lorsque Bartholomé lui expliqua qu’il n’était pas obligé de leur raconter s’il ne le voulait pas.
« Je ne me force pas. »
Tous le regardèrent en silence, attendant qu’il commence. Alors il prit une grande inspiration et se mit à expliquer la raison de son retard.
« Dylan ? »
Le sourire de l’autre homme disparut immédiatement à l’annonce de son prénom. Son visage se ferma à tel point que Christian crut un instant qu’il s’était pétrifié sur place. Mais ses yeux. Ses beaux yeux verts restaient toujours aussi expressifs après toutes ses années. Et Christian y lut de la haine à l’état pur.
Un petit rire sans joie quitta la gorge de Dylan avant qu’il ne dise :
« Alors tu te souviens de moi ? Je ne sais pas si ça doit m’énerver ou au contraire me faire plaisir. »
Puis il indiqua du menton le comptoir et ajouta : « Et est-ce que tu te rappelles également la lettre que tu m’as écrite avant de partir comme un lâche ?! »
Christian porta à son tour le regard sur la photo et il comprit alors ce qu’était le papier qui se trouvait dessous. Est-ce qu’il se souvenait d’elle ? À vrai dire non, il l’avait oubliée jusqu’à aujourd’hui. Mais maintenant qu’il avait Dylan en face de lui et cette fameuse lettre sous les yeux, il pouvait presque se remémorer l’odeur de sa chambre et sa main tremblante quand, vingt ans plus tôt, il avait couché sur cette feuille des mots à l’attention de l’autre homme.
Il se contenta de hocher la tête, le regard baissé. Sa gorge était bien trop serrée pour pouvoir dire quoi que ce soit.
« Donc tu te souviens de cette incroyable promesse que tu m’as faite. »
Christian sentit ses poumons se comprimer un peu plus et sa chemise devint rapidement humide le long de sa colonne. Oui, il se souvenait également de ça. Il se rappelait lui avoir écrit, avec des yeux brouillés de larmes, que si jamais un jour ils se retrouvaient, il lui expliquerait les raisons de son mensonge.
À ce moment-là, il avait agi sous l’impulsion du moment. Il était triste et se considérait comme seul responsable. Dans un certain sens, il l’était.
Coupable d’avoir menti. Coupable d’avoir joué un rôle. Coupable de l’avoir laissé aimer une chimère.
« Alors ? » insista Dylan qui commençait à perdre patience.
Christian releva les yeux et les plongea dans les siens. Il hocha une nouvelle fois la tête, acquiesçant à la question. Soudain, une main se referma autour du col de sa chemise et le força à se redresser avec force.
Il regarda avec étonnement et peur le visage de Dylan qui était désormais à quelques centimètres du sien et qui avait laissé tomber son masque d’impassibilité pour montrer des traits durcis par la colère, la honte et la douleur.
« Tu ne sais que hocher la tête ?! Après une pauvre lettre et vingt ans de séparation, tu ne trouves rien de mieux à faire que de hocher ta putain de gueule ?! »
L’expression de Dylan renvoya Christian dans le passé. À ce moment fatidique où il lui avait dévoilé la vérité. C’était la même vision, avec les traces laissées par le temps en plus. Ce constat lui fit mal. Il mentirait s’il disait qu’il n’avait jamais songé à lui. Il se fourvoierait s’il se disait ne pas avoir souhaité le revoir et lui expliquer les raisons de ses actes. S’il disait ne pas vouloir le regarder lui sourire une dernière fois. Mais tous ces espoirs n’étaient plus que des rêves, des illusions emportées rapidement par le temps qui passe et la vie qui s’écoule. Il avait fini par ne plus trop y penser. Se protégeant de ces moments de bonheur qui étaient devenus douloureux.
Et voilà que, finalement, Dylan se trouvait devant lui. Mais il n’y avait pas de sourire et Christian n’avait pas le courage d’éclaircir ce qui devait l’être.
Sa lâcheté dut se lire sur son visage, car celui de Dylan afficha une immense déception et il le libéra.
« J’aurais dû me douter que cette promesse n’était qu’un tissu de mensonges. Après tout, c’est ta marque de fabrique, n’est-ce pas Christie ? »
Entendre ce nom termina d’enfoncer le couteau que cette rencontre avait poignardé dans son coeur. Il ferma les yeux pour empêcher ses larmes de couler. Il n’avait pas le droit de pleurer alors qu’il était le seul responsable de cette situation. Sa respiration devint de plus en plus sifflante à mesure que ses poumons se fermaient.
Il regarda Dylan se diriger vers la sortie sans qu’il ne puisse rien faire ou dire. Pourtant il avait envie de lui crier de rester, de lui donner une chance de s’expliquer. Il savait que s’il le laissait partir il ne le reverrait jamais.
Mais son stress le tétanisait sur place.
Il vit bientôt des étoiles danser devant ses yeux, signe que le manque d’oxygène commençait à se faire sentir. Il devait vite rentrer chez lui.
Heureusement, il habitait l’appartement au-dessus de la librairie, mais encore fallait-il arriver à monter l’escalier et atteindre sa chambre. Même court, le chemin devenait difficilement praticable avec une respiration restreinte.
C’est en voyant l’heure qu’il réussit enfin à trouver la force de bouger. Il allait être en retard et Gaël s’angoisserait de son absence. Il lui aurait bien envoyé un message pour le prévenir, mais son portable était resté dans son appartement.
C’est l’idée que ce dernier soit mort d’inquiétude qui fit retrouver un semblant de calme à Christian. Plus jamais il ne ferait du mal à ceux qu’il aimait. C’était la promesse qu’il s’était faite quand il avait trouvé Gaël en larmes à son chevet.
Et même s’il commençait à penser que le comportement de son frère était étouffant et totalement envahissant, il ne pourrait pas lui reprocher de se faire du souci. Il connaissait les raisons qui le poussaient à agir de la sorte.
Comment lui reprocher son inquiétude quand on sait que la dernière fois que ce genre d’événement avait eu lieu, Christian s’était retrouvé entre la vie et la mort, allongé sur un lit d’hôpital.
Il réussit donc à se diriger vers son appartement pour prendre sa Ventoline, qui termina de soulager ses poumons, avant de partir vers le Heaven’s in Hell où il avait rendez-vous avec ses amis.
En soi, l’histoire était courte et sans réel rebondissement. Mais elle avait tout de même montré à Christian que le monde était parfois bien plus petit qu’on ne le croyait.
« Tu regrettes ? » demanda Michael, après avoir écouté son récit.
Contrairement à ce qu’il avait espéré, Christian n’avait pas révélé grand-chose sur son passé. Mais cela lui suffit pour comprendre que ce Dylan n’était pas qu’une simple connaissance. Il pouvait parfaitement voir le remords et la tristesse se dessiner sur le visage de son ami à l’idée d’avoir raté sa chance.
« De quoi ?
— De ne pas avoir pu t’expliquer avec lui. »
Christian regarda Michael avant de se perdre dans ses propres songes. Regrettait-il ? Assurément. Il ferma les yeux et se força à repousser tous ces sentiments négatifs qui l’assaillaient. Ce qui était fait était fait. Et qu'il regrette ou pas n’y changerait rien. Dylan était parti et il ne le recroiserait plus jamais.
« Tu en es certain ? » interrogea Michael après que Christian lui eut fait part de ses pensées. Le plus jeune le regarda sans trop comprendre pourquoi il avait ce petit sourire au coin des lèvres.
« Et si je te disais que je connais un moyen pour que tu puisses le revoir et mettre une bonne fois pour toutes les choses à plat avec lui, tu serais intéressé ? »
À ses côtés, Gaël grogna de mécontentement. Il ne voulait pas que Christian rencontre encore cet imbécile de Johnson. Il avait trop peur que son frère souffre de nouveau. Pourtant il ne fut pas étonné de l’entendre répondre.
« Oui. »
Michael sourit, ravi. Il commençait à très bien le connaître, ce qui après une vingtaine d’années était facilement compréhensible. Mais Christian pouvait parfois se montrer complexe. Quand il l’avait rencontré pour la première fois à l’âge de dix-neuf ans, il était totalement effacé. C’est d’ailleurs pour cette raison que Michael n’avait jamais insisté pour connaître son passé. Il ne fallait pas être un génie pour comprendre que celui-ci n’avait pas été joyeux.
Quand il comparait Gaël et Christian, il s’apercevait rapidement que leur enfance avaient été diamétralement opposées. L’un était joyeux, joueur, ouvert aux autres. Le cadet par contre était timide, renfermé, avec de réelles difficultés d’acclimatation à tout changement trop brusque.
Cela aurait pu être normal. Il n’était pas rare de voir des frères et soeurs posséder des caractères différents. Mais le tempérament actuel de Christian était bien trop éloigné de celui de ses dix-neuf ans pour que ce soit naturel.
Pourtant, il avait mûri. Devenant petit à petit un homme, et ce changement, ils l’avaient tous vu prendre forme. Malgré tout, si Christian avait gagné en assurance, il n’en restait pas moins quelqu’un de réservé et discret. Il ne s’épanchait pas sur ses sentiments, préférant les garder pour lui. Même Gaël ne connaissait pas tout de sa vie.
En fait, le seul à qui Christian s’ouvrait totalement sur ce qu’il ressentait, c’était Bartholomé.
Cependant, en leur parlant aujourd'hui d'un problème visiblement éprouvant pour lui, il avait fait un nouveau pas en avant. Et il l’avait fait sans que personne ne le force à se dévoiler.
L’esprit de Michael tournait à vive allure. Pour lui, la rencontre entre Dylan et Christian était la cause du changement soudain de son ami. Il voyait en celle-ci un moyen pour Christian de se libérer définitivement de son passé et de la protection étouffante de Gaël par la même occasion. Il se pencha donc vers lui et souffla avec conspiration :
« Il me semble que toi et lui avez une relation commune. »
Christian regarda Michael quelques instants sans trop comprendre. Puis, ses yeux s’illuminèrent devant la réponse logique que son ami lui avait fournie.
Il sortit immédiatement son portable, prêt à écrire le message, mais il s’arrêta dans son élan. Est-ce qu’il pouvait vraiment faire ça ? Est-ce qu’elle voudrait bien lui répondre ?
« C’est en essayant que tu sauras » déclara Bartholomé en percevant son trouble.
Un petit sourire se dessina sur les lèvres du plus jeune et il tapa rapidement son message avant de cliquer sur envoyer. Il pensait qu’elle mettrait beaucoup plus de temps que ça à lui écrire. Aussi fut-il surpris de sentir son portable vibrer dans sa poche quelques minutes après l’envoi.
De : Alexie
À : Christian
Pourquoi tu veux son numéro ?
De : Christian
À : Alexie
Disons que c’est personnel. Mais c’est pas grave si tu ne veux pas. Je comprendrai.
Le message qu’il reçut par la suite possédait le numéro de Dylan ainsi qu’un avertissement de la part d’Alexie sur le fait que son ami n’était pas gay. Mais ça, Christian le savait déjà.
Il s’apprêtait à écrire à l’autre homme lorsqu’il se stoppa. Était-il totalement prêt pour faire ça maintenant ? Il préféra ranger son portable, conscient que la réponse qu’il recevrait risquait de lui gâcher un peu plus sa soirée. Ses amis l’avaient vu faire et eurent l’intelligence de ne rien dire.
Après tout, c’était son problème désormais.
Il rentra assez tard chez lui. Il était presque une heure du matin lorsqu’il inséra sa clé dans la serrure de sa porte. Il n’avait pas bu beaucoup, du moins plus rien après son verre de whisky et la pinte, mais la fatigue le faisait tituber. Il se dirigea vers sa chambre après être passé par la salle de bains pour s’y brosser les dents. Une fois dans son lit, il soupira de bonheur. Il attrapa alors son portable pour voir l’heure et ses doigts l’amenèrent sur le message d’Alexie, là où le numéro de Dylan l’attendait.
Il le regarda un long moment avant de finir par cliquer dessus et sélectionner la case « Envoyer un message ». Il dut s’y reprendre à plusieurs fois pour rédiger quelque chose de potable. Lorsqu’il fut transmis, il reposa son téléphone sur la table de nuit et ferma les yeux en soupirant. Il avait fait ce qu’il fallait et, désormais, la balle était dans le camp de Dylan. Il ne lui restait plus qu’à attendre.
Malgré l’angoisse, il réussit rapidement à trouver le sommeil.
Dylan marchait à grandes enjambées. Il avait eu du mal à s’endormir et la fatigue jouait avec ses nerfs, le rendant encore plus irritable qu’il ne l’était déjà. Hier soir, après avoir quitté Christian avec le goût amer de la déception et de la rancoeur sur la langue, il était rentré chez lui dans l’intention de se prendre une belle cuite pour oublier ce moment désastreux. Comme ça, lorsqu’il ouvrirait les yeux le lendemain, il pourrait se mentir en prétendant que les événements de la veille n’étaient en fait qu’une illusion. Une chimère créée par son esprit imbibé d’alcool.
Seulement voilà, non seulement il n’avait pas pu boire à cause de son petit frère, mais en plus de ça, il avait reçu un message de la part de Christian. Dylan n’arrivait d’ailleurs pas à comprendre comment il avait réussi à se procurer son numéro de téléphone. S’il avait su que ce dernier venait de lui, il ne l’aurait certainement pas lu. Maintenant, même avec toute la volonté du monde, il ne pourrait jamais faire comme si ces mots ne lui étaient pas parvenus.
Cependant, il n’avait pas répondu. Il ignorait quoi écrire dans le contexte actuel ni même s’il avait envie de le faire.
Il avait donc décidé de se concentrer sur la mission que son frère lui avait confiée. Ce dernier avait téléphoné la veille alors qu’il allait entamer son premier verre de whisky.
« Allô ? avait-il dit en décrochant le téléphone sans savoir qui le contactait.
— Salut frangin !
— Sacha ? Pourquoi tu m’appelles ?
— Je n’ai pas le droit ? avait-il répliqué.
— On s’est eus hier. C’est rare que tu me joignes deux fois en moins de vingt-quatre heures ? Il s’est passé quelque chose ? »
Dylan avait commencé à imaginer le pire, s’inquiétant pour son petit frère qui n’en était plus vraiment un, au sens propre comme au figuré. Il avait reposé son verre sans même avoir bu une gorgée. S’il devait prendre sa voiture, mieux valait qu’il soit sobre.
« Non, non. Il n’y a rien, ne panique pas. C’est juste que j’aurais besoin que tu me rendes un service.
— Dis toujours.
— Est-ce que tu pourrais aller chez un ami à moi qui vit également à Los Angeles ? Il a trois disques durs dont je vais avoir besoin. Comme je dois venir d’ici quelques semaines, tu pourras me les remettre à ce moment-là.
— Pas de problème. Il va juste me falloir l’adresse.
— Je te l’envoie par SMS. Par contre, il n’a pas beaucoup de temps de disponible, donc si tu pouvais y aller demain dans la matinée ça l’arrangerait. »
Et c’est pour cette raison qu’il se retrouvait encore une fois dans la rue de si bonne heure. Il devenait primordial qu’il se trouve un emploi. À force de ne pas travailler, il commençait à se déconnecter de la vie réelle. Sans oublier que ses finances se rapprochaient dangereusement de la ligne rouge, car ce n’était pas sa maigre retraite de l’armée qui lui permettrait de payer son loyer.
Il arriva rapidement au lieu de rendez-vous et remarqua une tonne d’affaires et d’emballages entassés sur le sol ou dans deux voitures, juste devant l’immeuble. Si c’était l’ami de Sacha qui était en train de déménager, Dylan espérait qu’il saurait où étaient rangés ces foutus disques ! Autrement, ils en auraient pour un moment à les trouver, vu la quantité de cartons.
Sans trop perdre de temps, il entra dans le hall au moment même où une jeune femme brune aux cheveux légèrement ondulés sortait. Ils se croisèrent et se saluèrent d’un hochement de tête avant de partir chacun dans des directions opposées. Mais Dylan ne manqua pas le petit sourire qu’elle lui adressa.
S’il n’avait pas eu une mission à effectuer, il se serait bien arrêté pour tenter d’avoir son numéro et peut-être l’occasion de faire un tour dans son lit.
Il souffla de soulagement, quand après un dernier coup d’oeil à la femme il la vit s’approcher d’une des voitures remplies de cartons. Sacha avait parlé d’un ami et non pas d’une amie. Il monta alors jusqu’au troisième étage et alla sonner à la bonne porte. Il attendit quelques secondes, puis un bruit de serrure se fit entendre et la porte s’ouvrit.
« SACHA ?! s’écria Dylan complètement sous le choc de voir son cadet derrière l’encadrement.
— Surprise ! rigola ce dernier en venant prendre son frère dans ses bras pour une chaleureuse accolade.
— Mais qu’est-ce que…
— On m’a proposé une mutation et non seulement je vais être payé beaucoup plus, mais ça me permettait également d’être plus proche de toi, donc j’ai dit oui.
— Tu veux dire que tu vas vivre à Los Angeles ? souffla Dylan légèrement perdu.
— Exactement. »
La porte de l’ascenseur s’ouvrit et une voix féminine déclara :
« Un coup de main ne serait pas de refus, messieurs. »
Dylan se tourna vers la femme, toujours sous le choc, tandis que son frère n’hésitait pas à venir attraper deux cartons qu’il glissa chacun sous un bras. Il ne réagit que lorsque Sacha lui demanda de prendre le dernier qui restait aux pieds de sa fiancée. Du moins, c’est ce qu’il supposa.
Heureusement qu’il n’avait pas tenté de la draguer. Il se serait senti bien bête !
Ils se dirigèrent ensuite vers l’appartement. Une fois les colis posés au sol, Sacha se plaça à côté de sa conjointe, un bras autour de ses épaules, et fit les présentations.
« Dylan, je te présente Rebecca, ma fiancée. Rebecca, mon grand frère, Dylan.
— Enchantée, sourit la jeune femme en tendant une main vers lui.
— Moi de même. »
Dylan resta alors stupidement au milieu de la pièce, regardant les deux propriétaires faire des va-et-vient à droite ou à gauche. Il était légèrement sonné par les événements. En fait, il avait vécu beaucoup trop de surprises ces dernières quarante-huit heures et il n’était pas sûr que son cerveau ait résisté au choc.
« Dylan ? Ça va ? » demanda Sacha.
Il regarda un instant son petit frère sans vraiment le voir, puis son esprit sembla réellement assimiler le fait qu’il habiterait désormais à quelques pâtés de maisons seulement de son propre appartement. Un immense sourire vint fendre son visage et c’est avec une tape joyeuse dans son dos qu’il répondit que tout allait parfaitement bien.
Il passa une bonne partie de la matinée à aider son frère et sa fiancée à monter leurs affaires. Puis il s’attaqua à la cuisine.
« Comme ça je suis sûr de ne tomber sur aucun objet compromettant pour ma santé mentale.
— Parce que tu crois vraiment que j’aurais laissé un carton de sextoys traîner avec toi dans les parages » avait rétorqué son frère.
Sa remarque l’avait fait rire. Il s’était ensuite occupé de sortir la vaisselle dépareillée et il avait également passé un coup d’eau sur celle-ci pour enlever les particules de papier qui s’y étaient déposées.
Ils réussirent à finir avant que le livreur de pizza n’arrive. Dylan leur avait proposé de commander, afin d’éviter des corvées supplémentaires.
Ils mangèrent sur la table basse qu’il avait montée un peu plus tôt et discutèrent principalement de la rencontre entre Sacha et Rebecca alias Ruby pour son frère.
« Pourquoi tu l’appelles Ruby au fait ? » demanda soudain Dylan.
Sa question eut le don de faire rire aux éclats la jeune femme et rougir Sacha. Ça s’annonce intéressant, pensa-t-il avec malice.
« Il n’y a rien de particulier dans l’emploi de ce surnom, tenta de désamorcer Sacha.
— À d’autres Pikachu ! Au vu de tes joues rouges, le sujet doit être très croustillant à entendre. »
Rebecca mordit dans un bout de pizza en rigolant. Elle laissa ensuite sa part dans son assiette et s’essuya les mains avec une serviette avant de se pencher vers Dylan et de souffler avec conspiration sous le regard horrifié de son fiancé :
« Si tu m’expliques pourquoi tu l’appelles Pikachu, je t’en dis plus sur mon incroyable surnom.
— Vendu ! Je l’ai surnommé comme ça pour deux raisons. Premièrement par rapport à son prénom qui est le même que le personnage de Pokémon. Ensuite, parce que comme Pikachu mon grand dadais de frangin ne bouffe que des graines.
— Pour commencer, ce ne sont pas des graines que mange Pikachu, mais des baies. Et puis, il n’y a aucune corrélation entre mon prénom et le surnom que tu m’as donné. La seule raison qui te pousse à m’appeler comme ça, c’est que tu sais que ça m’agace.
— Pika-Pika » le nargua son frère avant d’éclater de rire devant le regard courroucé de son frangin.
Puis, au grand dam de Sacha, il se tourna vers Rebecca et lui dit :
« À toi maintenant.
— Après une soirée bien arrosée, je lui ai posé la même question que toi. Ton frère est un vrai coffre-fort en temps normal, mais dès qu’il est alcoolisé il devient incroyablement bavard, expliqua la jeune femme en jetant un coup d’oeil moqueur vers Sacha qui de son côté ne rigolait pas du tout. Il m’a alors répondu que le rubis symbolise la charité, l’amour, le courage, la loyauté ou encore la passion et que je lui faisais ressentir toutes ces choses-là.
— Comme c’est mignon, déclara Dylan avec exagération en regardant son frère. C’est qu’il est romantique notre petit Pikachu. »
Sacha leur tira la langue pour montrer sa désapprobation avant de se joindre à leur fou rire.
Lorsqu’il avait expliqué à Rebecca pourquoi il avait choisi ce surnom, il avait appris une leçon très importante. Les répliques guimauves et fleur bleue, ça ne marchait que dans les films. Dans la vraie vie, ça ne faisait pas tomber les femmes. Ou alors, si c’était le cas, c’est qu’elles s’écroulaient de rire.
Après le repas, Rebecca décida d’aller faire quelques courses afin de remplir leur réserve alimentaire. Dylan se retrouva donc seul avec Sacha et ce dernier lui proposa un café qu’il accepta volontiers.
Ils allèrent ensuite s’asseoir sur le balcon de l’appartement.
Il n’était pas bien grand et donnait directement sur la rue. Mais on pouvait tout de même y loger une table et deux chaises. Quant au vis-à-vis, ils étaient assez haut pour que les passants ne puissent pas les voir. Les seuls spectateurs restaient donc les habitants des immeubles qui se trouvaient de l’autre côté de la rue.
« Depuis quand tu savais que tu allais déménager ? demanda Dylan tout à coup.
— Environ trois semaines. J’ai hésité à te le dire, mais après avoir vu ta tête ce matin, je ne regrette pas de te l’avoir caché.
— J’avoue que la surprise était de taille. Encore plus que l’annonce de tes fiançailles ou celles d’Alexie et Carmen. »
Sacha éloigna rapidement la tasse qu’il portait à ses lèvres en entendant la nouvelle.
« Quoi ?! Alexie et Carmen vont se marier ?
— Ouep. J’ai passé ma journée d’hier à faire les magasins avec elles. C’était horrible ! »
Sacha rigola de la fausse mauvaise humeur de son frère. Puis il tourna son regard vers les immeubles en face, perdu dans ses pensées, avant de déclarer :
« Quelle nouvelle ! Entre elles et moi, tu as été gâté. On dit pourtant : jamais deux sans trois. Personne d’autre ne t’a surpris, à tout hasard ? »
Sacha avait lancé ça pour rire et taquiner son frère, mais lorsqu’il vit le visage de Dylan se fermer brusquement et ses yeux s’illuminer d’une colère froide, il comprit qu’il avait touché un point sensible. Cependant, il n’insista pas, lui laissant le choix d’en dire plus s’il le voulait. De toute façon, il connaissait assez son frère pour savoir que, quand il était dans cet état, il ne servait à rien de le bousculer pour avoir des réponses, cela le rendait encore plus hermétique à la discussion.
Ils restèrent donc un petit moment assis sur le balcon à siroter leur café et à parler d’autre chose. Sacha expliqua un peu plus les raisons de sa mutation soudaine, demanda des nouvelles de Zack et Mary et le questionna également sur ses intentions professionnelles.
« J’ai été contacté cette semaine par une sorte d’école de redressement pour ados en difficulté. Apparemment, j’aurais été recommandé par mes supérieurs.
— Mais ? interrogea Sacha en remarquant qu’il hésitait.
— Je n’en sais trop rien. Tu me vois toi, éduquer des gosses ? Franchement, m’occuper de toi était déjà une vraie galère et j’ai plus d’une fois échoué dans mon rôle de grand frère. Alors devoir enseigner à des adolescents mal dans leur peau… je ne pense pas que ce soit quelque chose qui me convienne.
— Premièrement, tu ne peux pas te servir de notre enfance comme comparatif. C’est vrai que ça n’a pas été facile et tu as peut-être fait des erreurs, mais tu étais également un gosse, Dylan. Comme ceux qu’on te propose d’aider. Et Paty était un très bon tuteur. En plus, ta relation avec eux ne sera pas la même qu’entre nous. Tu n’as pas le même âge et ce ne sera pas à ton frère que tu donneras des cours. Tu as plus de vécu et une meilleure capacité à prendre du recul si la situation le demande.
— À t’entendre, je devrais accepter, répliqua Dylan avec ironie et un petit sourire au coin des lèvres.
— Je ne vois pas ce qui t’empêche de refuser cette offre. D’autant que tu ne vas pas rester éternellement sans travail, argumenta-t-il. Et si tu as vraiment peur de ne pas t’en sortir, pense à moi. »
Avant d’ajouter devant le regard perdu de Dylan :
« Ma mère est morte quand j’étais enfant, mon père est un connard qui battait mon frère. J’ai eu également mes mauvais moments avec tous mes problèmes de drogue, mais regarde-moi maintenant. J’ai un travail qui paye bien, j’ai rencontré une femme incroyable qui a accepté de m’épouser. Une fois qu’on sera bien installés et posés, elle est même d’accord pour qu’on ait un chien. Un chien, Dylan ! Tu te rends compte ? Je pense que je ne m’en sors pas si mal que ça malgré tous mes coups durs. Et je sais que je t’en dois beaucoup.
— Arrête Pikachu, tu vas me faire chialer » railla son frère.
Mais aucun des deux n’était dupe quant à ce que ressentait réellement Dylan.
Le petit speech de Sacha avait fait son effet. Et pour cause, il était plein de véracité et de promesses de réussite pour son avenir. Dylan ne le lui dirait jamais, mais il était vraiment fier de lui. Comme Sacha l’avait fait remarquer, leur vie n’avait pas été un long fleuve tranquille et ils avaient connu de réels coups durs. Cependant, ils avaient réussi à aller de l’avant et à obtenir ce qu’ils voulaient.
Et quand Sacha lui avait dit que tout cela était grâce à lui, il savait que son frère en pensait chaque mot.
Dylan l’avait plus d’une fois soigné alors qu’il était en manque. Il avait fait des recherches sur le sevrage et sur les différents centres pour en parler avec Sacha. C’est également lui qui venait le voir toutes les semaines pour lui rapporter les cours qu’il loupait et que ses professeurs avaient accepté de communiquer à Dylan.
Ils se doutaient tous les deux que Sacha aurait pu perdre beaucoup s’il n’avait pas été présent. Dylan répétait sans cesse que c’était normal, que c’était son rôle. Sauf que, là encore, ils savaient que c’était faux.
« D’ailleurs, tu leur enseignerais quoi à ces gamins exactement ?
— Le sport. Que veux-tu que ce soit d’autre ? On ne peut pas dire que je sois aussi futé que mon petit frère. »
Sacha rigola, mais c’est avec sérieux qu’il répliqua.
« Tout le monde a ses points forts et ses points faibles. Dans une école lambda, je te dirais que le sport n’est ni plus ni moins qu’une activité physique qui permet de se maintenir en forme.
— Mais ? demanda Dylan en prenant la deuxième tasse de café que son frère lui tendait.
— La proposition ne vient pas de n’importe quelle école. Je ne pense pas que ça soit un hasard s’ils cherchent un ancien militaire. »
Dylan y avait également songé. C’est d’ailleurs la première question qu’il avait posée quand il avait eu l’assistante sociale de l’école. Pourquoi lui ? Elle avait répondu exactement ce que Sacha avait supposé. Qu’ils cherchaient un militaire pour ce poste, car ils voulaient une personne ayant vu suffisamment d’horreurs dans sa vie pour comprendre ce que certains des élèves vivaient ou avaient vécu. C’est un de leurs contacts dans l’armée qui avait recommandé de se tourner vers lui.
« Je vais y réfléchir » déclara finalement Dylan en prenant une gorgée.
Sacha se contenta de hocher la tête, il avait suffisamment argumenté, pas besoin qu’il en remette une couche. Son frère l’avait écouté et c’était désormais à lui de peser le pour et le contre afin de prendre la meilleure décision.
Il partit ranger quelques affaires qui traînaient ici et là dans le salon et Dylan s’installa sur le canapé. Il ferma les yeux, sa concentration étant uniquement fixée sur le bruit que produisait Sacha en organisant son nouvel appartement.
Son portable vibra alors dans sa poche. C’était juste une notification, mais cela amena Dylan à penser au message qu’il avait reçu la veille.
« Tu te souviens de Christie ? demanda-t-il sans préavis, faisant sursauter son frère.
— Christie ? »
Sacha le regarda sans trop savoir où il voulait en venir, puis la lumière se fit et il fronça les sourcils, méfiant.
« Oui, je m’en souviens. Pourquoi ? Tu l’as revu ? »
Il avait parlé sur un coup de tête, mais, lorsqu’il remarqua le visage sérieux de Dylan, il comprit qu’il avait tapé dans le mille.
« Non ? Tu l’as vraiment vu ?
— Oui. Hier. »
Sacha en tomba des nues. Il alla même s’asseoir sur l’un des fauteuils, complètement sonné par la nouvelle.
« C’est donc ça, cette fameuse surprise dont tu ne voulais pas me parler… Et alors, il s’est passé quoi ? » demanda-t-il avec curiosité.
Le visage de Dylan se ferma un peu plus si c’était possible et il grogna :
« Rien.
— Rien ? demanda Sacha sceptique.
— Rien.
— Tu rigoles, j’espère ? Tu le revois après presque vingt ans de séparation et tu ne vas même pas lui demander des explications ? C’est une blague ?
— J’y suis allé, crétin. C’est lui qui n’a rien dit » s’énerva Dylan en se levant pour se mettre à faire les cent pas.
Il raconta alors à Sacha pourquoi il était entré dans cette libraire et le sentiment d’oppression qu’il avait ressenti par la suite. Il expliqua de quelle façon il avait compris que c’était lui et ce qu’il avait fait en l’apprenant, ainsi que le silence de Christian face à ses questions.
« Donc finalement, tu n’en sais pas plus qu’au départ » résuma son frère.
Dylan acquiesça.
« Retourne le voir.
— Pour faire quoi ? soupira-t-il.
— Pour parler, idiot. Tu sais où il travaille, alors retourne le voir et pose-lui tes questions sans être agressif. Il sera peut-être plus disposé à te répondre. »
Dylan regarda un moment son frère, pesant le pour et le contre sur sa prochaine révélation. Puis finalement, il pianota sur son téléphone avant de le tendre à Sacha.
« Lis » donna-t-il comme seule explication devant son regard interrogatif.
Il prit alors le portable et lut le contenu.
Bonsoir Dylan, c’est Christian.
Je me doute que tu ne dois sûrement plus vouloir entendre parler de moi, mais je tenais tout de même à m’excuser de ne pas avoir répondu à tes questions. Je dois avouer que j’ai été très surpris de te voir. Peut-être même un peu trop. Mais maintenant que je me suis remis, j’aimerais beaucoup te donner les réponses que tu voulais entendre.
Alors si tu es d’accord pour m’accorder une deuxième chance de m’expliquer on pourrait peut-être se voir. Tu n’auras qu’à choisir le lieu et la date qui te conviennent.
J’attends ta réponse.
Christian.
Sacha releva les yeux vers son frère qui patientait sagement pour avoir son verdict. Cependant, il ne savait pas quoi lui dire. La chose logique serait de retourner le voir pour enfin tirer un trait sur cette histoire. C’est d’ailleurs ce qu’il avait lui-même conseillé à Dylan.
Sauf qu’en lisant le message, Sacha avait commencé à douter. Et s’il souffrait encore plus en entendant les explications de Christian ? Et si cette rencontre rouvrait les vieilles blessures ?
Dylan avait vécu bien assez de mauvaises choses.
Quand on regardait sa vie, elle était un peu comme des montagnes russes. De brutales descentes en enfer, suivies d’une remontée douloureuse. Un court instant de bonheur. Puis de nouveau la chute.
Il comprenait parfois pourquoi son frère ne voulait pas se prendre la tête pour des choses qu’il considérait comme banales et inutiles.
« Qu’est-ce que tu aimerais faire, toi ? » lui demanda-t-il finalement.
Sa question sembla surprendre Dylan. Il l’observa un instant, comme s’il cherchait à comprendre ce que son frère voulait lui dire. Il tourna la tête vers la porte qui donnait accès au balcon et regarda l’extérieur sans répondre.
Qu’est-ce qu’il aimerait faire, exactement ?
Cette simple question en soulevait plein d’autres. Pourrait-il garder son calme et écouter ce que Christian avait à lui dire jusqu’au bout ? Pourrait-il accepter ses explications ? Est-ce que chercher à le revoir n’allait pas lui faire plus de mal que de bien ?
Il repensa à son réveil dans un lit d’hôpital. À la lettre. Aux explications de Patrick. Aux sentiments qui l’avaient envahi lorsqu’il avait compris qu’il ne reverrait sûrement plus jamais Christie.
À ce moment-là, il avait été furieux, mais également désespéré. Il avait eu l’impression d’être devenu Tantale, cet homme que les dieux grecs avaient puni à mourir de faim éternellement. Qu’il aurait toujours ces questions en tête, mais sans aucun moyen d’obtenir les réponses. Avec le temps, cette sensation l’avait quittée, mais aujourd’hui il la retrouvait à nouveau.
Elle lui tordait l’estomac. Lui comprimait la poitrine. Car une angoissante interrogation tournait dans son esprit. Que ferait-il si jamais Christian venait à déménager une nouvelle fois ?
« Tu sais, Dylan — Sacha le sortit de son introspection —, pour être honnête, je suis tout aussi partagé que toi, mais… tu as vécu de bons moments avec lui et je suis sûr qu’après ce qu’il s’est passé tu as préféré les enfouir au plus profond de ta mémoire pour ne plus y penser. »
Un sourire sarcastique étira les lèvres de Dylan, le confortant dans sa déduction.
« Sauf qu’en allant le voir et en vous expliquant, tu pourras peut-être songer à toutes ces choses que vous avez partagées avec le sourire. »
Il ouvrit la bouche pour répondre, mais Rebecca arriva à ce moment-là. Le retour de la fiancée de Sacha sonna le glas de leur discussion. Dylan en profita alors pour s’éclipser et rentrer chez lui.
Avant de partir, son frère lui fit une accolade et lui souffla tout de même à l’oreille :
« Réfléchis bien avant de prendre une décision, ok ? »
Il lui accorda un simple sourire en guise de réponse avant de se diriger vers les escaliers.
Courir, voilà ce qui lui faisait du bien dans ces moments-là. Courir à en perdre haleine. Courir à en avoir mal aux cuisses et aux mollets. Sentir la sueur perler sur sa peau et entendre le bruit de la terre qui crisse sous ses chaussures à chaque foulée. Et surtout. Surtout ! Avoir l’esprit uniquement focalisé sur sa respiration et sur rien d’autre.
Le temps d’une course, Dylan pouvait oublier et être libre.
Lorsqu’il rentra chez lui, il se sentait plus léger. Moins opprimé. Il fila directement sous la douche pour se débarrasser de la sueur qui collait ses vêtements à sa peau. Une fois propre, il se laissa tomber sur son canapé et alluma la télé. Il ne la regarda pas vraiment, mais le bruit qu’elle produisait l’empêchait de se sentir seul.
Allongé, il ramena un bras sur ses yeux. Il essaya tant bien que mal de faire fi de la chaleur et de se reposer un peu.
Puis soudain, mû par une volonté sortie de nulle part, il attrapa son portable et écrivit à Christian. Il lui donnait rendez-vous dans une heure, au bar qui se trouvait à quelques rues de chez lui et donc de la librairie de Christian. Il se doutait que ce dernier ne travaillait pas le dimanche, mais il ne vivait peut-être pas trop loin de son boulot non plus.
Ce soir, il allait enfin tirer un trait sur cet instant de sa vie et pouvoir tourner la page.
Ce soir, il voyait Christian pour la dernière fois.
Parole de Johnson !
Christian avait passé son dimanche à faire tout ce qu’il n’avait pas eu le temps de traiter dans la semaine. À comprendre : les tâches ménagères. Et Dieu lui en était témoin, il détestait ça ! Cependant, il savait que s’il ne se forçait pas un peu, alors il se laisserait rapidement aller et finirait par vivre dans une porcherie.
Mais aujourd’hui avait été différent, car ces activités lui avaient permis de ne pas penser au message qu’il avait envoyé à Dylan dans la nuit ni à son absence de réponse.
L’avait-il lu ? Réfléchissait-il à la question ? Faisait-il exprès de ne pas écrire pour le faire poireauter ?! Si ça se trouve, il avait tout bonnement effacé le message et décidé qu’il ne voulait plus entendre parler de lui.
Alors, pour éviter de ressasser toutes ces questions, il s’était remis à travailler avec plus d’ardeur. Poussière, vaisselle, linge. Tout y était passé.
Sauf qu’aux alentours de quinze heures, il constata avec désespoir qu’il avait terminé.
Pas grave, Bartholomé et lui devaient mettre en place de nouveaux exercices de théâtre. Christian avait également proposé qu’ils expliquent comment on montait une pièce. De son écriture, jusqu’à la mise en scène.
C’était du pur bénévolat de leur part, mais ils s’amusaient tellement qu’à aucun moment ils ne se seraient plaints que c’était trop lourd dans leurs emplois du temps.
Christian était justement en train de mettre par écrit le début du cours lorsque son portable vibra.
Si on lui avait posé la question, il aurait dit qu’il n’y avait pas vraiment fait attention sur le coup et qu’il n’avait vu le message que quelques minutes après l’avoir reçu. Mais ça serait un pur mensonge. À l’instant même où la première vibration eut lieu, il s’était jeté sur son téléphone et regardait ce dernier avec angoisse.
Il jura comme un charretier lorsqu’il se rendit compte que c’était de la publicité.
« Qu’est-ce que j’en ai à faire de vos soldes à la con » grogna-t-il en retournant travailler sur son ordinateur.
Le portable vibra quelques secondes après et Christian lui jeta un regard noir. Si c’était encore une publicité, il risquait de le balancer à travers la pièce. Il appuya sur le bouton de droite pour sortir l’appareil du mode veille. Lorsqu’il lut le nom de Dylan comme expéditeur du message, il sentit son coeur rater un battement. Il observa un long moment son portable même après que l’écran de celui-ci se fut éteint. Lui qui attendait avec impatience cette réponse, il avait désormais peur de la lire.
Finalement, il prit son courage à deux mains et regarda ce qu’il lui avait envoyé.
Aujourd’hui à 19H au bar le Heaven’s in Hell.
Christian souffla lentement à plusieurs reprises pour chasser l’angoisse qui commençait à monter en lui.
« Tout va bien se passer, se rassura-t-il. Tu vas lui expliquer pourquoi tu as agi de la sorte il y a vingt ans, et ensuite, vous vous serrerez la main et partirez chacun dans des directions opposées. »
Après s’être plus ou moins rassuré, Christian décida qu’au vu de l’heure qu’il était, il n’avait plus qu’à se préparer. Une fois douché et habillé il quitta son appartement et se dirigea vers le lieu du rendez-vous.
Sans le savoir, Dylan avait choisi le bar qui appartenait à ses amis et cela réconforta quelque peu Christian. Lorsqu’il arriva dans le bistrot, il put voir l’étonnement se dessiner sur le visage de Bartholomé et Ulrik et cela le fit sourire. Il est vrai qu’il n’avait pas pour habitude de sortir le dimanche soir.
« Christian, qu’est-ce que tu fais ici ? » demanda le barman en essuyant un verre.
Il n’y avait pas grand monde, donc les deux hommes pouvaient prendre le temps de discuter et de se reposer un peu.
« Salut. Tu pourras apporter deux bières à ma table d’ici quinze minutes ?
— Tu as rendez-vous avec quelqu’un ? » demanda aussitôt Bartholomé sur le qui-vive.
Depuis qu’il connaissait Christian, il n’avait jamais vu son ami sortir avec qui que ce soit. En tout cas pas en leur présence. Il savait bien sûr qu’il avait eu des aventures, généralement d’un soir, mais à aucun moment il n’avait aperçu ses partenaires. Alors, entendre qu’il voulait des boissons à une heure bien précise, ça l’intriguait forcément !
Sauf que Christian ne lui répondit pas. Et lorsque Ulrik déclara qu’il avait pris note de la commande, il partit s’asseoir là où il y avait le moins de monde. Bartholomé voulait en savoir plus. Il s’apprêtait à le suivre quand la poigne forte de son associé lui agrippa le col de la chemise et l’obligea à rester.
« Laisse-le tranquille.
— Mais…
— Tu es tellement curieux que tu n’as même pas remarqué qu’il n’avait pas l’air bien » coupa Ulrik.
Il observa son ami. Ce dernier était assis, les mains sur les genoux, et regardait droit devant lui. Pour quelqu’un qui ne le connaissait pas on aurait pu croire qu’il attendait simplement, mais Bartholomé voyait très bien le mouvement répétitif de son index qui battait la seconde, signe qu’il était nerveux.
Christian jeta un coup d’oeil à sa montre. Il était dix-neuf heures passées. Est-ce que Dylan s’était finalement ravisé ? Bon, il n’avait que cinq minutes de retard, pas de quoi en faire un plat, mais il était tellement nerveux qu’il commençait à imaginer le pire.
Puis soudain, la porte du bar s’ouvrit et il le vit entrer. Il l’observa parcourir la salle du regard, avant que ses yeux verts se posent sur la table où il se trouvait.
Alors qu’il s’approchait de lui d’un pas décidé, Christian déglutit avec difficulté. Sa nervosité monta d’un cran et son doigt accéléra le battement sur sa cuisse. Devait-il se lever ? Lui tendre la main ? Dire simplement bonsoir ?
Finalement, c’est Dylan qui lui donna la solution en prenant place sur l’autre chaise, les bras croisés fermement devant lui.
« Christian.
— Bonsoir, Dylan. »
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