« Pour avancer,
pour progresser, […] il faut lutter.
L’adversité est nécessaire,
sans elle, vous ne vous poseriez pas autant de questions. »
Paul Auster
Il rêvait. Il le savait. Pourtant, l’angoisse serrait sa poitrine, accélérant les battements de son coeur. Il savait au fond de lui qu’il ne s’agissait que d’un rêve, mais tout était si réaliste, tellement vrai, qu’il n’arrivait pas à sortir de ce cauchemar. Ce n’est qu’au moment où ça explosa, à l’instant où il se sentit éjecté du sol par la puissance de la déflagration, qu’il ouvrit les yeux.
Il se redressa automatiquement en position assise sur son lit, un cri d’horreur et de détresse coincé dans la gorge. Il lui fallut un instant pour comprendre que son cauchemar avait pris fin, qu’il se trouvait dans sa chambre, chez lui à Los Angeles, pour récupérer un semblant de calme. Il ferma alors les yeux, tentant de reprendre le contrôle de son souffle. Se forçant à ralentir son rythme cardiaque. Il pouvait sentir ses membres, couverts de sueur froide, frissonner au contact de l’air frais.
Dylan jeta un coup d’oeil à son réveil. Trois heures trente.
« Super, grogna-t-il en passant une main sur son visage pour essuyer les larmes de transpiration qui gouttaient à ses tempes. Encore une nuit de perdue. »
Il savait par avance que tenter de se rendormir ne servirait à rien.
Il se força à sortir de son lit et grimaça en entendant ses articulations craquer. Il se dirigea vers la salle de bains dans une démarche rendue lente et quelque peu tremblante à cause de ses muscles encore ankylosés de sommeil. Il évita son reflet dans le miroir. Pas la peine de le regarder pour savoir qu’il avait sûrement une tête affreuse.
L’eau froide du robinet sur son visage acheva de le réveiller.
Il prit une serviette qui attendait sagement sur un support à droite du lavabo et s’en servit pour s’essuyer. Puis ses yeux se posèrent sur les vêtements qu’il avait portés la veille pour faire son sport. Il prit le sweat et renifla le tissu. Forcément, après avoir couru avec pendant deux heures, il sentait le fauve à plein nez, mais après tout, pensa-t-il en haussant les épaules, il partait faire un footing à quatre heures du matin. Il doutait fort que quelqu’un soit incommodé par son odeur. Et quand il aurait fini, on mettrait ladite odeur sur l’exercice de la journée. Personne n’en saurait rien à part lui.
Et honnêtement, il s’en foutait.
Dylan n’était pas un adepte de la lessive. Moins il se rendait à la laverie du coin, mieux il se portait. Après avoir passé son sweat et son jogging, il se dirigea vers la porte d’entrée et récupéra dans le placard ses tennis. Puis il quitta son appartement et descendit les escaliers.
Dehors, l’air était frais, mais rien de bien méchant. De toute façon, il ne fallait pas s’attendre à de trop basses températures à Los Angeles. Il étira les muscles de ses cuisses et mollets, fit de même avec son dos, ses épaules et sa nuque avant de partir en trottinant vers son lieu de footing préféré.
Il habitait à une vingtaine de minutes à pied de Echo Park Lake. Endroit très sympathique pour aller se promener ou en l’occurrence courir. Et contrairement à d’autres parcs, celui-ci n’avait pas de restriction d’horaire. En plus, les abords du lac avaient été aménagés et un sentier pédestre en faisait tout le tour. Dylan était sûr de ne pas se casser le dos comme certains joggeurs qui couraient toujours sur du béton.
Il en fit une bonne quinzaine de fois le tour, profitant qu’il n’y ait personne. Se lever tôt pouvait avoir du bon parfois.
Lorsqu’il rentra chez lui, le soleil avait déjà commencé son ascension dans le ciel et les rues devenaient de plus en plus animées. La première chose qu’il fit en arrivant fut d’allumer la cafetière, ensuite il alla prendre une bonne douche bien chaude. Après s’être habillé, il se versa une tasse et regarda l’heure. Il était presque sept heures. Son rendez-vous avec les filles n’était pas pour tout de suite, il pouvait se poser tranquillement devant la télé.
Il alluma l’écran et zappa sans rien trouver d’intéressant. Finalement, il jeta son dévolu sur une chaîne de dessin animé. Certes, ce n’était plus de son âge, mais il vivait seul et personne ne pouvait voir ce qu’il faisait. Encore un secret de célibataire qu’il garderait pour lui.
Quand l’heure du départ arriva, il se dirigea une fois de plus vers sa porte d’entrée. Il ne mettait cependant pas les mêmes chaussures, portait une tenue différente et, surtout, il sentait le propre.
Dylan n’était pas un partisan des vêtements trop clinquants. Il aimait être libre de ses mouvements, au sens propre comme au figuré, alors il choisissait souvent des habits amples et passe-partout pour sortir.
C’est donc avec des boots quelque peu usés, un jean et une chemise enfilée par-dessus un tee-shirt noir, qu’il ferma la porte de chez lui.
Avec la circulation du début de matinée, il arriva légèrement en retard dans le café choisi par Alexie. Il avait décidé de prendre les transports en commun pour les rejoindre. Il aurait pu utiliser sa voiture, mais le gabarit de la Dodge Charger rendait le stationnement difficile.
Il regarda autour de lui dès qu’il eut franchi la porte, cherchant son amie aux cheveux roux. Il la repéra facilement. Déjà, on ne pouvait pas dire que la couleur de sa chevelure passait inaperçue. Le fait qu’elle était en train de lui faire de grands signes de la main, en l’interpellant avec force, simplifia également sa recherche.
En gros, tout le monde savait qu’il s’appelait Dylan et qu’il venait les voir.
« On ne t’a jamais dit que tu n’étais vraiment pas une fille discrète, déclara-t-il en guise de bonjour après s’être assis sur la chaise en face des deux jeunes femmes.
— Chaque jour que Dieu fait, répliqua Alexie aucunement vexée. Et tu sais quoi, dit-elle en se penchant légèrement vers l’avant comme si elle allait révéler un secret, je n’en ai rien à foutre. »
Il rigola de sa petite blague tandis que Carmen levait les yeux au ciel. Une serveuse se présenta à ce moment-là pour prendre leurs commandes. Les filles avaient dû attendre qu’il arrive pour commencer. Il demanda un café et un muffin au chocolat, tandis qu’Alexie et Carmen choisirent un thé. Dylan grimaça rien qu’en entendant le nom du breuvage. Comment boire de l’eau chaude, même parfumée, pouvait-il être agréable ?!
« Alors, mesdames ? demanda-t-il, avec un sourire charmeur, une fois la serveuse partie. Pour quelle raison je me retrouve en votre agréable compagnie un samedi matin ?
— Quel gentleman, se moqua Carmen. Tu nous as habituées à plus vulgaire, Dylan Johnson. »
Il lui tira la langue en guise de réponse.
« Bon, vous accouchez ou quoi ?! C’est quoi cette grande nouvelle dont vous vouliez me parler ? Carmen s’est fait greffer un pénis ? Alexie est enceinte ? »
Les deux femmes râlèrent devant les propos quelque peu homophobes de leur ami. Alexie connaissait Dylan depuis presque vingt ans. Elle savait qu’il n’avait rien contre les homosexuels. Cependant, comme beaucoup d’hommes hétérosexuels, il fallait toujours qu’il sorte de temps à autre une petite blague vaseuse sur eux. Mais ces blagues étaient plus souvent dirigées vers les hommes que vers les femmes.
Alexie avait depuis longtemps laissé tomber l’idée de lui ouvrir les yeux. Premièrement, parce qu’il était le genre de personnes qui ne croit que ce qu’il voit. Pour lui, un gay est forcément efféminé, car ce sont eux qu’on remarque le plus rapidement dans la rue. Deuxièmement, elle savait que ce n’est qu’avec ses propres expériences qu’il pourrait changer d’état d’esprit. Ce qui, connaissant Dylan, était loin d’être gagné.
Béni serait celui ou celle qui lui montrerait que le monde n’est pas que noir ou blanc et qu’il possède également des nuances de gris très variées.
« Ça doit forcément être exceptionnel pour que deux marmottes comme vous me fassent venir dans un café à neuf heures. En temps normal, vous seriez toujours dans votre chambre en train de dormir ou de faire je ne sais quoi » argumenta Dylan pour atténuer ses propos.
Il savait qu’il pouvait faire des vannes quelque peu douteuses avec ces deux-là. D’ailleurs, à ses yeux, c’était juste des blagues. Il avait souvent du mal à comprendre la susceptibilité des deux femmes. Il disait ça pour rire. Ni plus ni moins. La serveuse revint à ce moment-là avec leurs commandes et déposa devant lui une tasse contenant un liquide noir qui devait être très chaud vu la fumée qui s’en échappait. Ainsi que le fameux muffin au chocolat.
Miam ! pensa-t-il en commençant déjà à saliver.
« On va se marier » déclara alors Alexie une fois la serveuse retournée à son travail.
Dylan manqua de s’étouffer avec un morceau de son gâteau en apprenant la nouvelle. Il toussa quelque peu, portant une main devant sa bouche pour éviter que des miettes ne volent partout, et tenta de retrouver un semblant de calme pour pouvoir avaler sa bouchée.
« Mais vous vous êtes passé le mot, ma parole ! râla-t-il une fois le bout de muffin dégluti.
— Ah ben super comme réaction, Johnson, répliqua Carmen avec ironie. Que de joie devant la nouvelle ! »
Aussitôt, Dylan s’en voulut de sa réaction. Bien sûr qu’il était heureux pour ses amies, mais deux annonces en moins de vingt-quatre heures ça faisait beaucoup.
« Désolé, ce n’est pas que je ne suis pas content pour vous, expliqua-t-il, c’est juste que Sacha m’a appelé hier pour m’annoncer la même chose.
— C’est vrai ?! Sacha va se marier ? s’écria Alexie en se redressant, attirant l’attention de quelques personnes sur eux. Mais, avec qui ?! »
Elle connaissait très bien Sacha Johnson, le petit frère de Dylan, ce dernier lui ayant souvent parlé de lui. Elle avait également eu l’occasion de le voir à plusieurs reprises et le courant était tout de suite passé entre eux. Il lui avait même dit une fois que si elle n’avait pas été homosexuelle, il l’aurait épousée sur-le-champ. En même temps, ce n’était pas tous les jours qu’un joueur invétéré comme Sacha croisait la route d’une gameuse de la trempe d’Alexie Taylor !
« Calme-toi, voyons. Carmen posa une main sur son bras pour la forcer à se rasseoir. Tu réagis comme si tu venais d’apprendre que J.K. Rowling allait écrire une suite à Harry Potter.
— Mais c’est tout comme ! s’extasia la jeune femme en se réinstallant tout de même sur sa chaise. Oh Sacha ! Je suis tellement contente pour lui. Dylan, comment as-tu osé me cacher qu’il avait une petite amie ! dit-elle en pointant un doigt accusateur vers lui.
— Et comment tu veux que je te parle d’un truc que j’ignorais moi-même ?! Il m’a appelé hier soir pour m’annoncer en l’espace de dix minutes qu’il sortait avec une femme qui s’appelait Rebecca, qu’il l’avait demandée en mariage, qu’elle avait dit oui et que la date de la cérémonie était prévue pour le 3 juillet de l’année prochaine. Ah ! Et aussi qu’il voulait que je sois son témoin, râla-t-il. Franchement ! Ce sale gosse ne m’appelle pas pendant plusieurs mois et il me balance autant d’informations en un seul coup de fil !
— Au moins, tu sais qu’il va bien et qu’il est heureux. Et puis, si tu voulais des nouvelles, tu n’avais qu’à l’appeler, le rembarra Carmen.
— Si je lui téléphone trop souvent il dit que je l’étouffe. Je préfère attendre qu’il me contacte. Au moins, je suis sûr qu’il sera disposé à discuter avec moi. Depuis qu’il a fini ses études et qu’il s’est trouvé un travail dans un cabinet d’avocats, il n’a pas beaucoup de temps.
— Dis plutôt que c’est sa future épouse qui lui prend du temps » répliqua Alexie avec un haussement de sourcil suggestif.
Dylan lui administra une petite tape sur le dessus de la tête en guise de punition pour raconter des bêtises.
« Ça m’étonnerait beaucoup que ce soit elle puisqu’ils sont ensemble depuis six mois et, avant que tu ne le demandes, non, elle n’est pas enceinte… j’ai déjà posé la question. »
Les deux jeunes femmes éclatèrent de rire devant sa mine déconfite. Apparemment, son frère n’avait pas dû aimer la remarque.
« En tout cas, ça me rassure qu’ils se marient le 3 juillet. Le nôtre est prévu pour le 31 et j’aimerais beaucoup que tu sois mon témoin, Dylan.
— Moi ?! répéta-t-il avec étonnement. Tu es sûre ? Tu ne veux pas prendre quelqu’un d’autre ?
— Certaine. Tu as toujours été là pour moi et tu le sais déjà, mais je te considère comme le grand frère que je n’ai jamais eu. Je sais que tu n’aimes pas ce genre de cérémonies et qu’être le témoin de Sacha doit déjà être beaucoup pour toi, mais sache que si tu n’acceptes pas mon offre, alors je ne veux pas me marier.
— QUOI ? Mais c’est du chantage ça !
— Exactement, Johnson, répondit froidement Carmen. Alors si tu tiens à ta vie, je te conseille d’accepter, car il est hors de question que mon mariage tombe à l’eau à cause de toi.
— Mais j’y suis pour rien moi si ta copine est folle. Franchement, Alexie ! C’est dégueulasse ce que tu fais. Tu sais que je n’aime pas qu’on me force la main » s’énerva-t-il en regardant son amie.
Elle eut au moins le mérite de paraître coupable.
« Tu es la seule famille que j’ai Dylan. C’est donc si affreux que ça d’être mon témoin ? osa-t-elle tout de même demander.
— Bien sûr que non. Mais j’aurais aimé que tu me laisses le temps de te répondre avant de me poser ton ultimatum. En plus, c’est ridicule de mettre en péril ton bonheur juste pour moi.
— Ah ! Nous sommes d’accord là-dessus, s’exclama Carmen en jetant un coup d’oeil vers sa partenaire qui préféra ne rien dire. Malgré tout, tu connais son histoire et je connais les circonstances de votre rencontre. Qui est plus indiqué que toi pour être le témoin de ma future femme ? Je suis également sûre qu’Alexie ne pensait pas vraiment ses propos, n’est-ce pas ma chérie ? »
Cette dernière arborait une mine sombre et Dylan put voir avec horreur qu’elle avait les larmes aux yeux. S’il y avait bien une chose qui le mettait mal à l’aise, c’était l’effusion de sentiments, surtout quand il s’agissait des pleurs.
On lui avait souvent fait remarquer qu’il était distant et pas assez romantique. Et pour cause, il n’aimait pas marcher dans la rue en tenant la main de sa partenaire et encore moins embrasser en public ou prononcer des mots doux. Il appelait toutes les femmes qu’il avait connues par leur prénom, sans diminutif aucun. Les seuls moments où il se montrait tendre avec elles, c’est quand il leur faisait l’amour.
Avec son frère, l’unique geste affectueux qu’il avait était de le prendre rapidement dans ses bras. Et même s’il était plus câlin envers Alexie, il n’en restait pas moins impassible devant autrui.
En fait, les seules effusions de sentiments qu’il acceptait, c’était le rire ou la colère. Ceux-là il pouvait les gérer, les comprendre. Il ne se sentait pas dépassé en entendant quelqu’un éclater de rire ou lorsqu’une bagarre démarrait. Il savait comment réagir.
Mais pas pour le reste.
Alors, voir sa meilleure amie au bord des larmes, conscient qu’il avait blessé cette femme qu’il aimait tant, le fit complètement paniquer. C’est d’une voix tremblante et avec des propos pas toujours cohérents qu’il tenta de lui redonner le sourire.
« Bordel, Alexie, ne pleure pas s’il te plaît. Je suis désolé, ok ? Je serai ton témoin… je ferai les magasins avec toi pour trouver ta robe… tiens je chanterai même une chanson à ton mariage si tu le veux. Et une danse, hein ? Que dirais-tu que je t’offre une valse ou n’importe quoi d’autre… »
Il arrêta sa tirade sous les éclats de rire des deux femmes en face de lui. Pendant qu’il parlait, il ne s’était même pas rendu compte que la tristesse avait fait place au choc puis à l’hilarité. Il cacha sa gêne derrière sa tasse de café, mais maugréa tout de même :
« Ouais, ouais c’est ça, moquez-vous.
— Désolée, finit par dire Alexie une fois son fou rire passé. Par contre, ce que tu as dit n’est pas tombé dans l’oreille d’une sourde et je compte sur toi pour me faire danser et me chanter une chanson à mon mariage.
— Tu es vraiment une fille déloyale. Retenir les propos d’un pauvre homme affaibli devant une femme en larmes. Vraiment, Alexie ? Que dirait Hermione ?
— Elle me dirait que mon comportement est digne du plus vil des Serpentard, mais comme c’est pour la bonne cause, elle me pardonnera j’en suis sûre. »
Sa réplique fit rire Dylan. Il termina son muffin et son café et leur dit :
« Bon, même si je suis ravi pour vous deux, je suis persuadé que vous ne m’avez pas fait venir à cette heure juste pour m’annoncer votre mariage.
— Dylan, Dylan, Dylan, psalmodia Alexie. Qui dit mariage, dit préparation. Qui dit mariage, dit organisation. Et surtout, ajouta-t-elle en se penchant sur la table, attrapant les mains de son ami dans les siennes, une lueur sournoise dans les yeux : Qui dit mariage, dit SHOPPING ! »
Dylan en avait marre.
Ras-le-bol !
Qui était l’imbécile qui avait créé les magasins ?! Voilà des heures qu’il vivait un cauchemar. Quand Alexie lui avait parlé de shopping, il avait fortement désapprouvé, tentant par tous les moyens de ne pas participer à cette épreuve.
Malheureusement, il était toujours avec ses amies sept heures plus tard. Et ils en avaient fait des boutiques ! Le pire, c’est sûrement que la raison de son calvaire ne se trouvait même pas dans les sacs qu’il portait pour les deux donzelles ! Rien de ce qu’elles avaient acheté ne servirait pour leur mariage, sauf si l’une d’entre elles comptait remonter l’allée en tenue de sport.
Ah, misère !
Il regarda pour la centième fois sa montre, priant Dieu d’avoir pitié de lui. Certes, il n’était pas croyant, mais qui sait, sur un malentendu tout peut arriver. Alexie sortit à ce moment-là, sa prière avait-elle été exaucée ?
« Tu viens Dylan, il y a un magasin de robes un peu plus loin. »
Apparemment, non.
« Heureusement que cette journée devait être dédiée à des achats pour le mariage, râla l’homme en suivant tout de même son amie dans la rue.
— Mais c’est le cas.
— Tu peux me dire en quoi des baskets pour courir seront utiles le jour de l’événement ? Ah moins bien sûr que tu veuilles nous faire un remake de Just Married !
— Dylan, ça se voit que tu ne t’es jamais marié. C’est le plus beau jour dans la vie d’une femme…
— Je croyais que c’était l’accouchement » répliqua-t-il juste pour l’emmerder.
Ce qui marcha parfaitement bien, car elle lui lança un regard noir pour qu’il se taise.
« Et, dit-elle avec plus de force pour faire comprendre qu’elle n’accepterait aucune autre interruption, comme c’est le plus beau jour de notre vie, nous voulons qu’il soit parfait. Ce qui veut dire une belle réception. Des plats succulents. Le meilleur alcool possible. La plus belle salle. Et surtout. Surtout ! Une super belle robe qui moulera à la perfection notre taille de guêpe.
— Tout le monde ne doit pas avoir la même définition de la taille de guêpe que toi, souffla-t-il alors qu’il venait de se décaler pour laisser sortir du magasin une femme qui était plus qu’en surpoids.
— Dylan ! s’exclama Alexie outrée.
— Quoi ? Elle ne m’a pas entendu.
— Même. On ne dit pas ce genre de choses. La pauvre, ce n’est peut-être pas de sa faute si elle est comme ça.
— Comme ça, quoi ? Grosse ? Obèse ? Tu sais Alexie que le taux d’obésité est de presque quarante pour cent dans notre cher pays natal. Tout ça à cause d’entreprises avares d’argent qui nous nourrissent avec des produits de faible qualité, mais qu’on paye la peau des fesses. Sans oublier tous les colorants et conservateurs qu’ils injectent dans leur bouffe pour qu’on devienne accro à ces cochonneries. »
Alexie l’observait avec une pointe de suspicion dans les yeux.
« Quand est-ce que tu as eu Sacha au téléphone pour la dernière fois déjà ? »
Dylan la regarda un moment sans comprendre puis il se rappela son petit speech sur les fast-foods. Fast-foods dont il était lui-même friand. Il soupira avant de répondre avec dépit :
« Hier. De toute façon, c’est toujours la même rengaine. Après chacun de ses coups de fil, il faut que je me dépikatise. À cause de mon petit frère j’ai la Pika attitude. Si je l’écoutais, il faudrait que je mange des baies et des graines toute la journée. Alors que, soyons honnête, il n’y a rien de meilleur qu’un bon burger ! »
Alexie éclata de rire. Elle s’avança ensuite dans les rayons de robes. Écartant, sortant, remettant, ou donnant les tissus à Dylan pendant plusieurs dizaines de minutes. Et, même si l’homme n’était pas un fan des magasins, il ne dit rien, suivant la jeune femme au gré de son envie. Car même sans les liens du sang il était son grand frère et elle sa petite soeur. Alors quel genre de frangin il serait s’il ne l’aidait pas à se choisir une robe pour son mariage.
Il ne le lui avouerait jamais mais, même s’il détestait faire les boutiques il la suivrait toujours, peu importait le nombre de fois qu’elle le traînerait dans les magasins. Et ce, jusqu’à ce qu’elle ait trouvé la tenue parfaite.
« Tu as une idée de ce que tu voudrais ? » lui demanda-t-il quand ils sortirent bredouilles d’un énième magasin. Le soleil était bien moins haut dans le ciel et l’air ambiant était donc un peu plus respirable. Beaucoup plus agréable. Ils marchèrent vers le point de rendez-vous dont ils avaient convenu tous les trois. Carmen et Alexie ne souhaitaient pas connaître la tenue de leur partenaire. Elles avaient envie de respecter cette idiotie de tradition qui veut que les robes ne soient vues que le jour du mariage devant l’autel.
« Oui. J’aimerais une robe rose à volants. Avec un bustier qui dégagerait mon cou et de légers voiles sur les épaules.
— Hermione Granger, sors de ce corps, rigola Dylan avant d’ajouter plus sérieusement : Tu ne peux pas porter de rose, Alexie.
— Et pourquoi pas ?!
— Parce que, même moi qui n’y connais rien en mode, je sais d’avance que le rose ne se marie pas avec ta couleur de cheveux. »
Alexie fit la moue, mais ne répondit pas. Après tout, lorsqu’elle avait parlé de son désir d’avoir la même robe qu’Hermione lors du bal du tournoi des trois sorciers à Carmen, celle-ci lui avait tout de suite dit que ça jurerait avec sa chevelure rousse. Elle n’avait pas vraiment écouté, mais si Dylan tenait des propos similaires alors c’est que ça devait être vrai.
Le pire, c’est qu’elle savait qu’ils avaient raison. Ce n’était pas la première fois qu’elle essayait de porter cette couleur et ça n’avait jamais été un franc succès. Elle reporta son attention sur la route et vit au loin Carmen leur faire un signe de la main pour signaler son emplacement.
« Vous en avez mis du temps, déclara-t-elle lorsqu’ils furent arrivés à sa hauteur.
— On a tout juste cinq minutes de retard, apaisa Alexie.
— En tout cas, je suis bien content que cette journée soit finie. Non pas que je n’aime pas votre compagnie, mais j’en ai plein les pattes et je ne souhaite qu’une seule chose, rentrer chez moi. »
Même si elles adoraient faire du shopping, les deux amies étaient bien d’accord avec son idée. Cependant, Alexie avait une dernière chose à faire avant de rentrer chez elle.
« Tu es venu en voiture ? demanda-t-elle à Dylan.
— Nope. J’adore rouler avec ma beauté, mais elle est vraiment trop galère à garer. Je pense d’ailleurs chercher un autre appartement avec un garage cette fois. Je n’aime pas la laisser trop longtemps sur une même place. J’en profiterais également pour essayer d’avoir une chambre supplémentaire afin que les jumeaux aient chacun la leur.
— C’est certain qu’une chambre en plus ne serait pas un luxe comme Zack et Mary rentrent dans la préadolescence et même pour plus tard. Par contre, ça ne va pas être évident de trouver un garage qui puisse contenir ta voiture » fit remarquer Carmen alors qu’ils suivaient Alexie sans trop faire attention.
La jeune femme avait une emplette à faire du côté de la librairie et celle-ci se trouvait sur le chemin de Dylan, prolongeant leur temps ensemble. Il écouta ses deux amies discuter entre elles du livre qu’Alexie espérait avoir.
Comme il n’était pas un grand lecteur, la seule chose qu’il avait pris plaisir à lire dans sa vie étant des magazines pornographiques, il ne l’avait écouté que d’une oreille. D’après ce qu’il avait compris, elle s’était prise d’amour pour une histoire fantastique écrite par un Français qui s’appelait Pierre Bottero.
Ça racontait les aventures d’une fille de onze ans et de son ami qui se retrouvent dans un monde parallèle avec des espèces de grosses mantes religieuses qui veulent leur mort.
Charmant !
Lorsqu’ils arrivèrent devant la librairie, Dylan aperçut, à travers les deux grandes baies vitrées qui encadraient la porte d’entrée, les rayonnages de livres. Il y avait un comptoir près de la sortie où les clients devaient finaliser leur achat et qui servait également de bureau vu le désordre qui se trouvait dessus. Il accompagna son amie à l’intérieur, Carmen restant sur le trottoir pour fumer sa cigarette.
Alexie insistait pour qu’elle arrête, ce à quoi sa fiancée répondait chaque fois : « Le jour où tu ne gameras plus, je ne fumerai plus. »
Autant demander au soleil de ne plus brûler.
Dylan déambula parmi les étagères, regardant avec peu d’intérêt les livres qui y étaient entreposés. Il n’aimait pas la lecture. Ce n’était vraiment pas un passe-temps à ses yeux. Les seuls livres qu’il avait daigné regarder, c’étaient ceux de ses cours et les magazines pornos. Revues qui, comme pour beaucoup d’hommes à son âge, avaient été cachées sous le matelas de son lit. Les siennes avaient fini dans le seul tiroir de son bureau qui fermait à clé. Ladite clé avait rejoint ses copines de la maison et de la Dodge, l’accompagnant partout où il allait. Ce changement de cachette, il le devait à son cher petit frère. À cette époque et encore aujourd’hui, Dylan considérait qu’il n’y avait que deux choses qu’il ne pourrait jamais partager avec Sacha. Sa voiture et ses magazines pornographiques !
Il décida finalement de rejoindre Carmen.
En s’approchant de la sortie, il aperçut Alexie près du comptoir. Elle semblait en grande conversation avec un homme. Sûrement le propriétaire du magasin.
Ce dernier leva la tête un instant et leurs regards se croisèrent avant que Dylan ne quitte la librairie.
D’après Alexie, Dylan était quelqu’un de bien trop simple. La jeune femme lui reprochait souvent de ne pas prêter assez d'attention aux détails. Surtout quand ils regardaient un film. Lui, il se concentrait sur l’action, le mouvement, les paroles. Alexie, elle, essayait de trouver tous les faux raccords, les petits détails qui devraient, techniquement, passer inaperçus à l’oeil du visionneur.
Alors quand il regarda cet homme, il ne put s’empêcher de rigoler intérieurement en songeant que là où il voyait quelqu’un dans ses âges, avec des cheveux noirs, une chemise blanche rentrée dans un jean noir et des baskets, Alexie, elle, dirait qu’il avait environ quarante ans, qu’il possédait des cheveux brun foncé où apparaissaient parfois quelques mèches blanches. Qu’il avait une peau légèrement hâlée, sûrement grâce au soleil californien, et que cela faisait ressortir le bleu très clair de ses iris. Que quand il souriait, il avait quelques petites rides autour des yeux qui se creusaient et qu’une fossette se formait au niveau de ses joues.
Elle vous dirait qu’il était fraîchement rasé. Que sa chemise n’était pas blanche, mais d’un blanc éclatant qui ressortait encore plus avec le noir de son pantalon. Que ce même jean épousait parfaitement la forme de ses hanches et de ses fesses, mais qu’il s’évasait un tout petit peu au niveau des cuisses et des mollets, ce qui prouvait qu’il ne s’agissait pas d’un Slim. Quant à ses chaussures, ce n’étaient pas juste des baskets, mais des Merino de la marque Giesswein de couleur noire avec juste le contour de la cheville en gris.
En gros, Alexie était une fille compliquée, et Dylan un mec simple.
« Elle a trouvé son bonheur ? demanda Carmen en déposant sa cigarette dans un cendrier mis à disposition pour les passants.
— Aucune idée. En tout cas, elle semblait en grande conversation avec le proprio. Enfin, je suppose que c’est lui.
— Un brun aux yeux bleus ?
— Ouep.
— Alors c’est bien lui » déclara Carmen.
Alexie sortit à ce moment-là.
« C’est bon, tu as fini ? Je vais pouvoir rentrer chez moi ? l’attaqua directement Dylan.
— Ça va, hein ? À t’écouter, tu as passé une horrible journée » râla la jeune femme.
Ils avaient fait quelques pas vers l’appartement de Dylan, lorsque Carmen demanda :
« Au fait, tu as donné le flyer à Christian ?
— Oh merde ! J’ai complètement oublié. Attendez-moi, j’en ai pour deux minutes » s’exclama la jeune femme en ayant déjà fait demi-tour.
Dylan rigola en regardant son amie partir en courant. Si sa tête n’était pas accrochée sur ses épaules, c’était sûr qu’elle l’oublierait dans un coin. Puis son sourire commença peu à peu à se faner. Quelque chose le perturbait. Il n’arrivait pas trop à savoir quoi.
« C’est quoi cette histoire de flyer ? Pourquoi je n’en ai pas eu ? demanda-t-il pour se changer les idées et s’enlever ce poids qui pesait soudainement dans sa poitrine.
— C’est pour les cours de yoga d’Alexie, voilà pourquoi tu n’en as pas eu.
— Encore heureux ! Le yoga c’est vraiment un truc de fille ! ricana Dylan.
— Eh bien, figure-toi que Christian est très intéressé et que le flyer va lui permettre de tester deux cours gratuitement. Alexie espère qu’avoir un homme parmi sa clientèle lui amènera plus de monde du côté de la gent masculine. »
Encore une fois, un sentiment de malaise s’empara de Dylan. Il avait l’impression que quelque chose grossissait dans sa poitrine, prenant toute la place, empêchant ses poumons de s’ouvrir convenablement.
Ce n’était pas la première fois que cela lui arrivait. Il connaissait très bien ces symptômes pour savoir qu’une crise d’angoisse commençait à poindre à l’horizon. Le véritable souci, c’est qu’il ne comprenait pas pourquoi. Généralement, il n’en faisait qu’après un cauchemar. Quand ses souvenirs se mélangeaient à l’inconscient et lui faisaient vivre encore et encore son échec en Iran.
Sauf qu’il ne venait pas de se réveiller. Il n’avait pas pensé à cette journée. Donc elle ne pouvait pas être la raison de cette gêne dans sa poitrine.
« Hm… il doit être gay pour vouloir faire du yoga.
— Dylan ! s’énerva Carmen.
— Quoi ? J’ai tort peut-être ? »
La jeune femme pinça les lèvres. Elle ne pouvait rien dire de plus, car, malheureusement pour elle, il avait raison. Et même si elle savait que le fait qu’il soit gay ne voulait absolument rien dire, elle ne pourrait pas développer ses arguments, puisque Dylan n’écouterait pas. Pour qu’il accepte d’avoir tort il ne faudrait pas un homme, car il y a toujours une exception qui confirme la règle, mais au minimum deux hommes hétérosexuels qui participent aux cours de yoga.
« Alors ? » insista-t-il.
Il avait un sourire canaille au coin des lèvres. Le genre de sourire qui signifiait clairement qu’il connaissait déjà la réponse et qu’elle était en sa faveur.
« Il est gay ou pas ton libraire ?
— Ce n’est pas mon libraire pour commencer. Eh oui, Christian est gay. »
Ça s’intensifia. Cette fois, Dylan ne pouvait plus nier l’évidence. Quelque chose l’angoissait. Il n’avait pourtant rien évoqué de si dramatique avec Carmen pour avoir cette sensation d’oppression dans la poitrine. Il se massa le torse, espérant se soulager de ce poids invisible.
« Ouf ! s’exclama Alexie, le souffle court en s’arrêtant de courir quand elle arriva à leur niveau. C’est bon, c’est fait.
— Et alors ?
— Il m’a promis de venir. Il m’a même demandé si j’avais d’autres flyers. Il va en mettre sur son comptoir pour que ses clients puissent se servir s’ils le souhaitent. »
Ils s’étaient une nouvelle fois remis en route. Dylan ne les écoutait plus. Tout son esprit tentait de trouver la cause de cette souffrance qui était apparue sans aucune raison. Il marchait sans regarder où il allait, slalomant entre les passants sans vraiment les voir. Il cherchait la clé dans la conversation qu’il avait eue avec Carmen. Tout venait de là, il en était sûr.
Soudain, il s’arrêta. Ça avait été fugace, mais suffisamment présent pour qu’il le prenne en considération. Un souvenir venu de loin s’éveilla lentement dans son esprit. Un passage de sa vie qu’il avait tout fait pour oublier et qui, avec le temps, avait fini englouti par d’autres moments, d’autres rencontres, d’autres sentiments.
Mais ces yeux…
« Dylan ? appela Alexie en se rendant compte qu’il n’avançait plus.
— C’est quoi son nom à ton libraire déjà ? demanda-t-il malgré les sueurs froides qui commençaient à faire frissonner son dos.
— Christian.
— Non. Je ne veux pas son prénom, mais son nom.
— Oh, s’étonna la jeune femme avant de froncer les sourcils sous le coup de la réflexion. Brown, je crois. Pourquoi ?
— Ce n’est pas possible, chuchota-t-il pour lui-même en se passant une main sur le visage avant de déclarer plus haut à l’attention de ses deux amies : Je suis désolé, les filles, mais je dois vous laisser. J’ai… j’ai quelque chose d’important à faire. »
Et sans tenir compte de leur appel, il s’élança dans la rue. Il oublia qu’il avait marché et piétiné toute la journée, qu’il n’avait plus vingt ans, que sa hanche lui faisait mal et qu’il regretterait plus tard d’avoir couru avec ses boots. Il oublia tout ça, car son esprit était focalisé sur une seule et unique chose. Et cette dernière se trouvait chez lui, dans sa chambre, rangée au fond d’un tiroir.
Voilà où il était à présent.
Le souffle court. La poitrine brûlante. Son corps tremblant de l’effort qu’il avait dû fournir. Dylan regardait la boîte à chaussure posée sur ses genoux. Il souffla à plusieurs reprises, s’interrogeant sur l’utilité d’enlever le couvercle.
C’était un peu comme la boîte de Pandore à ses yeux.
Finalement, il se décida à l’ouvrir.
Dedans, attendant bien sagement, reposaient différents objets en tout genre. Il n’avait pas regardé à l’intérieur depuis presque vingt ans, pourtant, ses yeux se posèrent automatiquement sur un bout de papier.
Sur cette lettre qu’il avait reçue et qui représentait le dernier souvenir d’une période bien précise de sa vie. Il tendit des doigts tremblants vers elle. Il se souvenait de l’avoir plus d’une fois roulée en boule puis jetée à la poubelle, pour finalement retourner la récupérer quelques minutes plus tard.
Elle était jaunie et froissée, mais elle possédait les derniers mots qu’il lui avait laissés. Des mots qui donnaient un goût amer de trahison, d’abandon et qui, bien des années après les avoir lus pour la dernière fois, restaient gravés dans sa mémoire.
Cette lettre, il la connaissait presque par coeur. Il savait ce qu’elle racontait dans les grandes lignes. Ce n’était donc pas vraiment pour son contenu qu’il la regardait, mais plutôt pour la signature en bas de page.
Christian Brown.
« Ce n’est pas possible » marmonna-t-il plusieurs fois.
Il devait forcément y avoir une explication. Après tout, il existait des tonnes de personnes qui portaient le même prénom et le même nom. Il était persuadé que s’il cherchait Dylan Johnson sur Facebook il trouverait plusieurs profils.
Il revit soudainement le libraire lever la tête vers lui et ses yeux bleus se superposèrent à ceux d’une jeune fille aux cheveux longs.
Ça ne veut rien dire, tenta-t-il de se rassurer alors qu’il reposait la lettre.
Pourtant, ses lèvres s’étirèrent malgré son envie de rester calme. Il tenta de se contenir, mais le déni et l’aberration de ce qu’il se passait étaient plus forts que sa volonté. Un premier gloussement franchit ses lèvres, puis un autre. Et un autre.
Il finit par jeter les armes et laissa l’hilarité, qui n’en était pas vraiment une, prendre le dessus sur sa raison. Il avait l’impression de devenir fou. Ils s’étaient connus à Pryor Creek dans l’Oklahoma, soit à plus de mille cinq cents kilomètres d’ici. Ça faisait presque vingt ans qu’ils ne s’étaient pas vus et voilà qu’il retombait sur lui.
Si Alexie n’avait pas voulu se rendre à cette librairie, est-ce qu’il aurait quand même fini par le croiser ? Peut-être. Peut-être pas.
Son regard se posa sur une photo d’eux deux. Souriants. Joyeux. Heureux d’être ensemble. Sa colère afflua avec force. Comme si l’euphorie du moment avait été un barrage mal entretenu que la rage avait fini par détruire pour se répandre avec puissance dans son corps.
Il attrapa la photo puis la lettre et sortit aussi précipitamment de son appartement qu’il y était entré. Dehors, il faisait encore chaud, mais il y avait moins de monde dans les rues. Il refit le chemin qu’il avait emprunté une vingtaine de minutes plus tôt.
Lorsqu’il arriva devant la librairie, le panneau « Closed » était apposé sur la porte, mais il testa la poignée et quand il constata que celle-ci était ouverte il entra. La colère et la haine annihilaient toute raison.
Il était là, derrière son comptoir. Il redressa la tête à son arrivée et le regarda avec étonnement. Puis un sourire chaleureux étira ses lèvres et fit grincer Dylan des dents.
« Bonsoir monsieur. Je suis désolé, mais la librairie est fermée. »
Sa voix était grave. Bien plus qu’à l’époque où Dylan l’avait connu.
« Je sais » se contenta-t-il de dire en s’approchant du comptoir.
Il put voir avec plaisir son visage perdre ce stupide sourire pour afficher une expression beaucoup moins avenante. Sans doute comprenait-il que Dylan n’était pas là pour acheter ou commander un livre.
« Vous vous appelez bien Christian Brown ? »
Il valait mieux demander avant. Pour un peu que ce n’était pas le bon gars, il aurait eu l’air con. Mais il était quasi sûr qu’il s’agissait bien de lui. Même s’il avait beaucoup changé physiquement, ses yeux étaient presque les mêmes.
Toujours ce bleu intense.
Cette constatation l’énerva un peu plus. Il se dégoûtait de penser encore aujourd’hui qu’il avait de beaux yeux.
« Heu… oui, c’est bien moi. »
Son visage avait repris les plis de l’étonnement. Il y avait également un peu de méfiance dans son regard. Elle s’accentua lorsque Dylan avança jusqu’à ce que le comptoir le bloque dans sa progression. Il déposa alors sur le plan de travail la lettre avec la photo sur le dessus. Un sourire mauvais relevait les commissures de ses lèvres.
Sourire qui s’élargit quand il vit l’autre homme se décomposer devant ses yeux.
Pour Christian, les samedis étaient toujours d’excellentes journées. C’est durant ces vingt-quatre heures qu’il faisait son meilleur chiffre d’affaires de la semaine. Mais cela lui demandait également plus de travail et d’énergie, alors il avait pris l’habitude de commencer non pas une, mais deux heures avant l’ouverture.
Sa première étape consistait à terminer de réceptionner les livres qu’il n’avait pas eu le temps de traiter. Il contrôlait que sa marchandise était conforme à sa commande et qu’elle était également de bonne qualité. Christian n’aimait pas recevoir un livre qui était abîmé avant même que son futur propriétaire ne l’ait entre les mains.
Tout ce qui arrivait avec des rayures, une page cornée, un dos strié, signe que quelqu’un avait ouvert l’ouvrage en grand, ou encore s’il voyait que l’encre avait coulé par endroits, ou que le brochage était prêt à se décoller sur certaines pages, repartait au fournisseur.
Il était intransigeant. On le lui reprochait souvent. Mais il considérait que ses clients avaient le droit à de la qualité. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il gardait tous ses livres dans la réserve et que les étagères ne comportaient qu’un seul exemplaire de chaque ouvrage. Ainsi, les clients prenaient leur livre en rayon ou retenaient le titre de l’oeuvre et, une fois en caisse, Christian n’avait plus qu’à leur donner celui qu’ils voulaient dans un état impeccable.
Il employait le même système avec ses livres de location. En général, il en possédait toujours deux ou trois pour assurer la demande.
Après avoir contrôlé sa marchandise, il la rangeait dans la réserve, puis il rentrait informatiquement sa réception dans un tableau que Gaël avait confectionné pour lui.
Son frère était un virtuose de l’informatique. Christian n’avait pas eu à débourser le moindre dollar pour le logiciel de gestion. Et quand il voyait le prix que cela coûtait en temps normal, il ne le remercierait jamais assez de lui en avoir créé un maison. Il avait un mini ERP made in Brown dans son ordinateur et il l’adorait.
La petite cloche en haut de la porte d’entrée tinta, le sortant de ses pensées. Son premier client venait d’arriver. Et la journée se déroula sans soucis.
L’heure de fermeture était bientôt là lorsqu’il la vit entrer. Elle était accompagnée d’un autre homme qui l’abandonna rapidement pour disparaître derrière les rangées de livres.
« Bonjour Christian, s’exclama joyeusement Alexie.
— Salut, tu vas bien ? »
Il avait rencontré la jeune femme à une dédicace de Stephen King, deux ans plus tôt. Il s’était retrouvé juste devant Alexie et si celle-ci n’avait pas eu une conversation téléphonique fortement amusante, jamais il ne se serait retourné pour voir qui était la personne, avec une telle repartie, qui se trouvait derrière lui.
Ils avaient passé le reste de la file d’attente à parler et à rire.
« À merveille ! » dit-elle en agitant les doigts de sa main droite sous les yeux de Christian.
Évidemment, il ne manqua pas de voir l’alliance en argent qui ornait l’annulaire de la jeune femme.
« Félicitations. Quand est-ce que Carmen a fait sa demande ?
— Jeudi soir. »
Tandis qu’Alexie lui expliquait le menu que sa fiancée avait confectionné, Christian aperçut du coin de l’oeil l’homme qui était arrivé avec elle quitter son magasin. Dommage, il n’aurait pas gagné de client.
Il était en train d’encaisser une dame lorsque son amie revint en courant.
« Tu as oublié quelque chose ? demanda-t-il.
— Oui. Elle s’arrêta une minute pour reprendre son souffle. Je ne t'ai pas donné le flyer. »
Elle sortit une pochette de son sac à fourre-tout et lui donna une petite page en papier glacé.
L’affiche était colorée dans des tons bleus et vert pâle. Au centre se trouvait, en ombre chinoise, une personne pratiquant la troisième posture du guerrier. On pouvait également lire « Cours de Yoga : exercice d’assouplissement et de relaxation dans une salle chauffée à 40 °C » et plus bas en petits caractères gras pour rester bien lisibles « Les deux premiers cours sont gratuits grâce à ce flyer ».
« Merci. Je te promets que je viendrais. Quand, par contre, je ne sais pas encore. Est-ce que tu en as d’autres ? questionna-t-il.
— Oui, pourquoi ?
— Donne-m’en une petite dizaine, je vais les laisser à disposition sur le comptoir. Peut-être que des clients pourraient être intéressés.
— J’aimerais surtout élargir ma clientèle du côté masculin, expliqua Alexie.
— Si le cours m’a plu, je ramènerai des amis à moi. De gré ou de force » dit-il en lui faisant un clin d’oeil.
Ils rigolèrent ensemble à la petite blague et Alexie quitta la librairie.
Christian termina sa journée tranquillement. Il était en train de faire un inventaire rapide pour passer sa prochaine commande quand la cloche tinta.
Surpris, il releva la tête. N’avait-il pas tourné son panneau pour signifier la fermeture du magasin ? Un homme se tenait devant lui. Il lui fallut un court instant pour le reconnaître. C’était celui qui accompagnait Alexie. Est-ce que la jeune femme lui avait demandé de venir ? Avait-elle oublié quelque chose ? Avec Alexie rien ne l’étonnait plus.
« Bonsoir monsieur. Je suis désolé, mais le magasin est fermé. »
Ce dernier répondit qu’il était au courant, mais s’approcha malgré tout du comptoir. Son comportement ne semblait absolument pas amical et Christian se tendit immédiatement, sur ses gardes. Cependant, il connaissait suffisamment Alexie pour savoir que la jeune femme ne s’entourait pas de n’importe qui. Il allait lui demander s’il pouvait faire quelque chose pour lui lorsque l’homme l’interrogea :
« Vous vous appelez bien Christian Brown ? »
Il le regarda avec étonnement et une certaine méfiance. Pourquoi voulait-il savoir comment il s’appelait ? Il répondit toutefois :
« Heu… oui, c’est bien moi. »
L’homme s’approcha un peu plus. Il s’avança tellement que son abdomen touchait le bois du comptoir. Un sourire mauvais étira ses lèvres et Christian prit peur lorsqu’il le vit plonger sa main à l’intérieur de son blouson. Est-ce qu’il avait une arme ? Est-ce qu’il allait le tuer ? Mais pourquoi ? Ils ne se connaissaient même pas.
Arrête de te faire des films ! se força-t-il au calme dans sa tête.
Finalement, ce n’est pas un flingue qu’il sortit de sa veste, mais du papier. Papier qu’il posa sur le comptoir pour que Christian puisse le voir. Et quand son regard tomba sur la photo, il comprit.
Il comprit pourquoi cet homme en face de lui le regardait avec des revolvers à la place des yeux. Il comprit pourquoi il était ici malgré le panneau fermé et pourquoi il lui avait demandé comment il s’appelait.
À ce moment précis, il dut s’asseoir sur le tabouret pour ne pas s’écrouler alors que ses jambes le lâchaient. Tandis que ses poumons se serraient avec difficulté, l’empêchant de respirer correctement à cause de l’angoisse, Christian pensa qu’il aurait préféré que cet homme en face de lui sorte un pistolet.
Il releva la tête et croisa les yeux verts.
Ces yeux qu’il avait jadis longtemps observés. Qu’il avait aimés comme jamais ! Et c’est dans un souffle qu’il osa poser la question qui allait sûrement le plonger en plein cauchemar, mais qui semblait toutefois être la plus logique.
« Dylan ? »
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