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J'ignorais combien de temps j'étais restée immobile, à genoux sur le parquet, les mains posées sur ses cuisses. J'observais ce qui se passait tout autour de moi, en silence. Il y avait très peu de lumière dans cet endroit étrange, juste assez pour que les ombres se détachent, des formes d’un noir solide sur une tapisserie de pénombre impalpable.

Cette épreuve constituait un répit, d’une certaine façon. Tout d’abord, il me fallait comprendre ce lieu, si une telle chose était possible. C’était pour cela que je demeurais silencieuse, concentrée, observant chaque élément qui se dévoilait peu à peu, au fur et à mesure que ma vision s’habituait à l’obscurité.

C’était une pièce de taille réduite, mais de belles proportions, avec un plafond haut qui s’arquait légèrement au-dessus de la moulure courant en haut des murs. Des boiseries sobres, mais raffinées, ciselées dans un bois sombre, couvraient les parois. Je distinguais une table basse aux pieds arqués, des fauteuils au dossier galbé. Toutes les fenêtres étaient occultées.

Pourtant, il y avait bien de la lumière en ces lieux, faible, palpitante, qui semblait émaner de partout à la fois. Elle n'était perceptible que grâce au jeu des ombres. Elles auraient dû rester à leur place, mais elles bondissaient de lieu en lieu, comme des chats qui jouaient à poursuivre entre les meubles. Quand je me tournais pour les regarder, elles se figeaient, puis revenaient jouer à la périphérie de ma vision.

Quand j'étais entrée dans le manoir, j'avais traversé comme une paroi invisible, comme si je plongeais sous la surface de l’eau, mais pour passer dans un espace où je pouvais parfaitement respirer. Je m'étais montrée imprudente d'accepter l'invitation. Je ne pouvais plus quitter le lieu, mais quelque chose m'avait conduit dans cette pièce, comme si elle représentait le cœur du phénomène.

La lumière commençait à changer ; d’une vague nuée argentée, elle avait pris une teinte d’or pâle qui tirait vers le cuivre. Voilà qui était des plus étranges. Les ombres devenaient plus visibles ; elles commencèrent à s'égayer, et disparurent dans les murs, le plafond, le plancher. À présent, le salon surgissait dans toute sa beauté, tout en bois patiné et en velours mordoré.

Il faisait assez clair à présent pour sortir un carnet et prendre quelques notes. Je rédigeai quelques lignes appliquées :

De toute évidence, ce lieu se trouve à mi-chemin entre deux plans, qui interférent l'un sur l'autre sans être palpables : la lumière dans ce salon provient du lever d'un soleil étranger, les ombres constituent tout ce que l'on peut voir des êtres qui le peuplent.

Je rangeai mon carnet et me levai pour explorer la pièce : dans un coin, se trouvait un joli secrétaire scriban, dont j'ouvris le battant. Mes yeux se posèrent sur un parchemin plié en quatre. Je le pris avec précaution et le défroissai. Aussitôt, un objet en tomba : il s’agissait d’une clef ancienne, ouvragée, en bronze patinée. Je la reposai et examinai le document : il s’agissait d’une feuille épaisse de papier-chiffon, d’une excellente qualité. Le texte qui le couvrait était incompréhensible : un chaos de lettres répandues sur le papier, sans aucun sens discernable. Je faisais appel à mon expérience d'escape game et tentai plusieurs méthodes de déchiffrage, en vain. Je conclus qu'il était inutile de s’acharner, au risque de se décourager. Je reportai mon attention sur la clef.

Un rapide examen du salon me permit de vérifier qu’il n’existait aucune serrure qu’elle pouvait ouvrir : ni sur la porte, ni sur aucun des meubles. J'examinai de nouveau l’objet : élégant et patiné, il comportait un anneau ouvragé au centre duquel se trouvait une plaque de métal plus ancienne encore, qui arborait une sorte de S stylisé. Un vague souvenir se rappela à ma mémoire : il s'agissait d'une rune qui symbolisait l'illumination et la compréhension.

De nouvelles ombres surgissaient autour de lui, plus grandes, plus palpables. L’une d’elle se posta devant moi, comme pour attirer son attention. Je lui adressai un signe de tête et repris l'étude de la clef. Petit à petit, une nouvelle certitude s’empara de moi. La clef n’ouvrait pas de serrure, mais elle permettait d’accéder à la compréhension de ce message étrange. Mais de quelle façon ?

Je tentai de la placer sur le message, de voir si l’objet matériel pouvait délimiter des segments de texte, sans succès. Je la tournai et la retournai entre mes doigts. C'est alors que je m'aperçus qu’il y avait du jeu entre l’anneau et la tige. En la manipulant avec attention, je parvins à séparer les deux : roulé à l’intérieur de la tige creuse, se trouvait un minuscule bout de parchemin. Je le tirai avec précaution et l’étalai sur la tablette du scriban. Il s’agissait d’un message rédigé dans un anglais surrané, mais qui restait compréhensible.

Veuillez accepter mes félicitations d’avoir trouvé la clef dans la clef. Elle vous permettra d’interpréter le document ci-joint, si vous possédez assez d'esprit et de clairvoyance pour y parvenir. Cette formule devait me permettre de visiter un monde au-delà du voile entre réalité et rêve. Si vous avez trouvé ce message, je n'en suis pas revenu. La peste soit de ce revenant qui me l'avait soufflée...

Sous le texte, figurait une suite de chiffres et de lettres, qui constituaient la clef de déchiffrement de la formule. Je mis une bonne heure à la décrypter, pour tomber sur une incantation :

De la lumière à l'ombre,

De l'ombre à la lumière,

Que s'ouvre la porte des rêves,

Que la réalité s'inverse,

Que mon chemin soit sûr sur les pavés mystiques,

Que mon retour soit sûr sur les marches du monde.

Pourquoi ces formules étaient-elles toujours aussi vieux jeu ? Dans tous les cas, celle-ci s'était avérée étrangement efficace, sans doute parce qu'en ce lieu la frontière entre les plans était particulièrement mince. Le mage inconnu avait ouvert la porte, l'avait franchie sans la refermer... Le sortilège s'était érodé, laissant derrière lui ce piège entre deux mondes.

— Il ne faut jamais accepter un sortilège d'un fantôme, murmurai-je. Ni une invitation.

Je m'agenouillai de nouveau et commençai à incanter, en inversant la formule :

De l'ombre à la lumière,

De la lumière à l'ombre,

Que se ferme la porte des rêves,

Que la réalité revienne,

Que mon retour soit sûr sur les marches du monde.

Aussitôt, je sentis comme une onde se propager autour de moi. Je relevai les yeux pour voir une ombre attardée, debout devant moi, qui m'adressa un petit signe de tête - ou du moins, telle fut mon impression.

— Merci, soufflai-je avant de me diriger vers la sortie.


Texte publié par Beatrix, 28 octobre 2024 à 16h56
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