Rhiga est un lieu maudit, une abomination. Rien n’aurait pu nous préparer à voir ce que nous y avons trouvé. Pour rien au monde je ne retournerai sur cette île et je donnerai tout ce que j’ai pour oublier à jamais ce que j’y ai vu. »
Carnet de voyage de Luther Van Thorn, 1673
« Couvrez votre visage avec un mouchoir imprégné d’essence de lavande, conseilla Mortimer, nous ne savons pas ce que nous allons trouver, mais évitez de toucher quoique ce soit.
- Parce que vous croyez vraiment que j’ai envie de cueillir des fleurs ? Argua Davis en lançant un regard écœuré à la « végétation » suintante d’un liquide noirâtre.
- Epargnez-nous vos traits d’esprits monsieur Davis, reprit patiemment le quartier-maître en sondant l’embouchure, je n’ai pas l’impression que le courant soit si fort que cela dans ces eaux, capitaine ? »
Adam acquiesça la mine renfrognée. Chacun s’empara des rames pendant que le capitaine tenait le gouvernail et avec ce qui leur parut une lenteur infinie, ils remontèrent le fleuve. Mortimer avait raison, il n’y avait pour ainsi dire pas de courant dans ces eaux claires. Et quelles eaux étaient-ce là ? Luther déglutit péniblement. Du cristal liquide n’aurait pas eu un aspect différent. L’eau scintillait, mais une inspection soutenue de la rame lui indiqua que le liquide n’était pas à proprement parler de l’eau. Il était plus épais, ce qui expliquait cette étrange sensation de résistance qui avait surpris les rameurs dans leur avancée. Qu’était-il arrivé ici ? Un échange de regard avec les autres membres de la frêle embarcation lui apprit qu’ils se posaient tous la même question.
« Capitaine, toussota Davis en regardant autour de lui pour chercher un appui parmi les hommes d’équipage alors que la mangrove étouffait le moindre bruit alentour, est-ce que vous savez ce qui arrivé ici ?
- Il existe des rumeurs et des légendes sur cet endroit, concéda Adam, mais est-ce que tout cela est réel ? Ma mère était de Tekah Mali et les gens d’ici évitent soigneusement l’île maudite de Rhiga. Tout le monde sait cela. Je n’ai pas souvenir d’avoir rencontré des marins qui se sont risqués à naviguer sur le fleuve opale.
- Le fleuve Opale ? reprit Luther
- L’eau est d’une pureté rare ici, tu ne verras jamais nulle part ailleurs d’eau plus cristalline et aux couleurs plus soutenues. Cela n’existe qu’ici, qu’à Rhiga, expliqua Adam.
- Et la lueur bleue c’est quoi Cap’ ? j’ai l’impression qu’on s’en rapproche, intervînt Shorty la mine soucieuse.
- Aucune idée, répondit Adam l’air songeur, mais nous n’allons pas tarder à le découvrir si on continue dans cette direction.
- Si on arrive jusque-là plutôt, reprit le matelot du nom de Grein qui ramait à côté de Luther.
- Hey le Vicomte, souffla le mousse en lui donnant un coup d’épaule, t’inquiète, moi aussi j’ai les fois, mais j’trouve que c’est rudement chic de pas avoir contesté ton sort et exigé qu’un aut’ gars prenne ta place c’était…
- Je ne suis pas vicomte, le coupa Luther avec un sourire indulgent,
- Et moi je ne suis pas fils de roi, commenta le mousse avec un sourire béat, t’es de sang bleu et t’es le frangin du capitaine, c’est chic que tu sois resté droit dans tes bottes. »
Luther resta muet. Sur un navire, le rang, la famille et le sang n’importait pas lui avait dit Adam. Le jeune homme mesurait une fois de plus à quel point cela était vrai.
« Je ne demanderai à personne de prendre ma place, dit-il, et maintenant rame avant que le quartier-maître nous donne deux fois plus de corvées quand on sera de retour à bord.
- Pas bête, s’esclaffa le jeune garçon, je m’appelle Le Grelle, et toi le Vicomte ?
- Je ne suis pas…tu sais quoi ? Va pour le Vicomte La Brêle.
- Hey ! »
N’ayant pas d’autre répartie, « la brêle » éclata d’un rire joyeux qui dévoila ses dents jaunies. Ils devaient avoir à peu près le même âge et cette proximité seule justifia la franche camaraderie que le mousse témoigna à Luther durant une bonne partie de la remontée du fleuve. Cette compagnie avait au moins le mérite de faire oublier au jeune homme l’aspect sordide du paysage qui lui faisait irrésistiblement penser à des griffes prêtes à se refermer sur leur coquille de noix.
Luttant toujours contre ses tremblements, Luther s’absorba dans l’étude des marins à bord de la chaloupe. Davis et Shorty étaient si diamétralement opposés qu’ils en formaient presque un duo comique. Davis était tout en muscle et ses cheveux roux coupés à ras du crâne renforçaient la férocité de ses traits épais. Sa peau rougie par le soleil atténuait le bleu perçant de ses yeux. Mais ce qui impressionnait le plus le jeune aristocrate bien élevé qu’était Luther, c’était les tatouages innombrables qui recouvraient les bras de la montagne de muscles. A l’inverse, Shorty était une boule, tout en lui semblait naturellement rond. De la forme de ses lunettes qu’il réajustait en permanence, à son visage rougeaud, de la pointe de son nez, à la forme de ses yeux. Son embonpoint proéminent, ses mains grasses, tout absolument tout justifiait le surnom donné par la Brêle. Shorty était nommé « le ballon » et il fallait bien admettre que cela lui allait parfaitement. Mortimer avec ses yeux gris et sa silhouette d’épouvantail desséché faisait peine à côté. Grein avait un air patibulaire qui s’harmonisait parfaitement avec son visage aux traits patauds. Tout en lui inspirait l’antipathie et Luther dissimula non sans mal, une grimace de dégoût en détournant le regard.
« Les gars vous entendez ? Lança Shorty d’une voix blanche.
- Entendre quoi ? Répliqua Grein
- Rien, il n’y a rien, on devrait entendre des oiseaux, le bruit du vent dans les feuilles, mais là…il n’y a rien.
- C’est parce que nous sommes dans une tombe Shorty, expliqua Adam d’un ton froid en lançant un regard écœuré autour de lui. Autrefois, l’archipel de Danzara était aussi vaste que l’empire de Lyrie. Le continent d’Elor était un empire avant l’Empire, jusqu’au règne du Mage noir de la Nuit.
- La légende raconte qu’il aurait usurpé le trône de sa sœur l’impératrice, compléta Mortimer le regard perdu dans le vague. L’impératrice de Jade avait fait construire le plus beau des palais, dans une cité d’or et d’argent.
- Exact, des rues pavées de pierres précieuses et une opulence sans limites pour les habitants du grand Empire d’Elor, mais tout cela pris fin.
- Où était cette cité prodigieuse ? Demanda Grein avec une avidité non dissimulée dans la voix.
- Ici, répondit Adam sur le ton de l’évidence, à Rhiga Aldhên Elor. « Rhiga le joyau d’Elor » en langue commune si vous préférez. Rhiga était la capitale de cette impératrice. Le Grand Mage de la Nuit a tenté de s’emparer du trône mais devant la résistance des Eloriens, la légende raconte qu’il aurait commis un acte infâme.
- On ne peut pas s’attendre à autre chose que de la traitrise avec des mages, pesta Davis en crachant par-dessus bord sous les approbations de Shorty et la Brêle.
- Il aurait créé la première île céleste, reprit Luther, je l’ai lu dans un vieux livre de légendes sur les temps anciens, en essayant de s’emparer des joyaux de l’impératrice, la légende raconte qu’il aurait perdu le contrôle de sa magie et qu’il aurait créé involontairement les Îles Célestes. Enfin, une en tout cas.
- Dans les histoires de ma mère, la création de cette atrocité n’a rien d’accidentelle, commenta Adam.
- Cette légende est si ancienne qu’il est difficile d’en retracer l’origine. Pour ma part, je n’y ai toujours vu qu’une mise en garde contre la nature instable des porteurs de Magie. La perte de contrôle dont vous parlez est encore de nos jours une tragédie bien réelle pour de trop nombreuses familles. »
Cette parole froide et réaliste de Mortimer, les laissèrent dans un silence songeur alors qu’ils continuaient à avancer. La magie…difficile de l’ignorer. Le quartier-maître avait raison, elle était la cause de tous les maux de ce monde, des plus effroyables comme les îles célestes, au plus intimes. Tout porteur de magie était voué à l’autodestruction, cela, Luther, comme tous les enfants de Lyrie l’apprenaient en tétant le lait de leur mère. La magie, à chaque emploi, condamnait son porteur, à développer une transformation physique et mentale qui, finissait par le consumer. Le premier signe de magie qui alertait les parents, était les yeux entièrement noirs. Il n’était pas rare que des bébés soient abandonnés dans les temples du Père de tous les hommes pour ce seul motif. La magie était une maladie incurable, immonde qui réduisait sa victime à une animalité atroce, alimenté par la consommation d’Hirisse, pour développer encore plus de pouvoir, et donc, encore plus de difformités.
Il aurait pu continuer ses ruminations mais au détour d’un passage étroit entre les bras torturés de la végétation moribonde, Luther étouffa un juron alors qu’avec ses compagnons, ils découvrirent, éventré et dispersé entre les branches, la coque déchiquetée du Flamboyant.
« Par tous les Anciens dieux et le père de tous les hommes » souffla Mortimer en retirant son tricorne.
Baignée dans les reflets azurés, la coque du Flamboyant semblait avoir été broyée, le fringant navire, la fierté de l’Empereur, avait été déchiqueté par une force colossale, et retiré des eaux. Un rapide coup d’œil autour de lui, apprit au jeune Van Thorn, que les hommes plus âgés n’en menaient pas plus large que lui ou la Brêle. Celui-ci, lui avait attrapé le bras dans un geste nerveux et instinctif. Il était terrifié. Comme lui. Comme n’importe qui. Quelle force colossale avait pu retirer un navire de l’eau et le déchiqueter ? La poupe du navire semblait plantée dans « la forêt » son nez pointant vers le ciel dans un appel à l’aide silencieux et glaçant. Les deux mâts semblaient avoir été arrachés, une bonne partie étant encore fixés sur le pont du bateau. Les parties manquantes devaient sans doute être plus éloignées dans la forêt, mais pour rien au monde, Luther ne se serait lancé à leur recherche. Il redoutait même le moment où Adam le leur demanderait. La proue était éloignée d’une cinquantaine de mètres et flottait dans un ciel vide, la partie arrachée du bateau était furieusement plantée dans le sol. Un champ de débris entourait la sinistre découverte.
« Tout cela n’a aucun sens, commenta Adam.
- Je suis d’avis qu’on se tire d’ici en vitesse Cap’, on devait trouver le Flamboyant, voilà c’est fait. Allons nous-en maintenant.
- Shorty a raison, appuya vigoureusement Davis, par les couilles du Père de Tous les Hommes regardez-moi ce bazar !
- Adam", commença Luther avec une voix bien plus faible qu’il ne l’aurait voulue
Ils manquèrent tous de tomber d’effroi dans l’eau nacrée lorsqu’ils virent perché sur ce qu’il restait de l’artimon, un homme à la silhouette décharnée qui chantonnait une vieille comptine lyrienne. Celui-ci leur adressa un grand sourire candide lorsqu’il les aperçut. Il était maigre à faire peur, ne portait que des loques sales sur lui mais son sourire béat à la vue des marins, et sa petite danse enjouée inspira un profond malaise à bord.
« Mais qu’est-il arrivé à ce pauvre homme ? Articula Shorty en se détournant de la silhouette décharnée avec dégoût.
- Nous n’arriverons pas à le savoir avant de l’avoir recueilli à bord, répondit Mortimer pensif.
- Je n’aime pas ça du tout quartier-maître, chevrota La brêle, ce bonhomme-là m’a l’air pas mal attaqué du syphon tout de même.
- Et pourtant c’est un enfant du Père de Tous les Hommes, nous devons lui porter assistance.
Après quelques grognements de désapprobation, un regard meurtrier d’Adam suffit à convaincre tout le monde du bien-fondé de la requête de Mortimer. A contre-cœur l’équipage s’approcha avec précaution de la rive suppurante en direction de l’inconnu qui les étudiait, assis nonchalamment sur les poutres branlantes de feu Le Flamboyant. Son sourire énigmatique s’élargit encore davantage en voyant les hommes avancer sur la rive. Ce détail n’échappa à personne et Shorty réprima un frisson de dégoût en voyant cette silhouette décharnée se mettre à danser et se balancer en équilibre précaire au-dessus du vide.
« Bon sang, cet illuminé va juste réussir à se rompre le cou, maugréa Davis, nous serons bien avancés à trimballer son cadavre dans cette…cette quoi d’ailleurs ? Cette jungle Cap’ ?
- A défaut d’un autre terme, je pense qu’on peut dire jungle, effectivement, acquiesça Adam avec lassitude, hey ! hey là-haut vous m’entendez ? Essayons de la faire s’approcher de nous, Grein, contournez l’épave de l’autre côté pour éviter qu’il ne s’échappe, Luther le gamin et monsieur Mortimer prenez sur la gauche, Davis et Shorty sur la droite, il faut qu’il descende de son perchoir. »
Avec une chappe de plomb sur les épaules, Luther se dirigea vers le quartier-maître et la Brêle qui n’en menait pas large. Quelque chose n’allait pas. Dans ce silence de mort, au milieu des débris, alors qu’ils avançaient en prenant garde à ne pas toucher les plantes suintantes qui les entourait, Luther sentir son cœur s’enserrer comme dans un étau. La désagréable sensation d’être observée ne le quittait pas. Et, plus près d’eux que jamais, la lueur azur semblait les appeler. Comme une présence surnaturelle inaccessible.
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