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volume 1, Chapitre 3 « La main dans le sac » volume 1, Chapitre 3

Nous n’aurions jamais dû aller à Rhiga.

Le seul souvenir de ce que nous avons vécu là-bas me hantera pendant de longues années. Que ne donnerai-je pour avoir suivi le conseil avisé de ma précieuse Iman ? Quel que soit le mal qui ronge cette île, il a laissé en nous sa marque et nous a ôté un bout de notre âme.

Nous sommes arrivés sur les rivages de l’île au troisième jour après notre départ de Tekah Mali. C’est le seul endroit où le Flamboyant aurait pu aller avant de disparaître, après avoir passer l’île du Phare de Raïna au large de Zanzihi. Nous étions tous sur le pont ce matin-là, quand Morty, le mousse indiqua l’île. Rhiga, est très différente des autres îles de l’archipel. Elle est toujours cachée sous un épais brouillard épais. Il si dense qu’il donne la sensation d’une frontière avec un autre monde, lorsqu’on y pénètre. L’air devient plus difficile à respirer, une sensation d’oppression nous a envahi alors que nous étions encore en mer.

Par quelle malédiction du Père de Tous les Hommes ce prodige est-il possible ? Nul ne le sait. Mais Adam m’a immédiatement donné un linge imprégné d’eau de fleur d’oranger. La pestilence de l’air a saisi immédiatement les hommes d’équipage qui n’avaient pas été assez rapides pour se protéger des relents nauséabonds qu’il transportait. Plusieurs ont été pris de nausées violentes, partout autour de nous flottait une odeur de pourriture, comme si la mort même avait trouvé ici son refuge.

Il m’est impossible de dire combien de temps nous avons navigué à l’aveugle dans une eau grisâtre, à fixer la brume d’un silence pesant. Mais dans cette opacité, au bout d’un moment, une lueur d’azur, attira mon attention et celle d’Adam. Croyant à la lumière d’un phare, nous avons dirigé le Rugissant dans cette direction et réduit la voilure. Le mouchoir de mère, flottait toujours, petit linge abricot suranné, mais tout dans cette lumière morte imprima jusqu’au plus profond de mon être une terreur dont l’origine devait rester un mystère…

Carnet de voyage de Luther Van Thorn, 1673.

Les bruits étouffés de la cabine du capitaine parvenaient par bribes aux oreilles expertes de Luther. Sur le pont, la lueur azurée avait conduit le Rugissant jusqu’à l’embouchure fort peu recommandable d’un fleuve. Luther frissonna en repensant à la côte de Rhiga. Impossible de déterminer s’il s’agissait du nord de l’île ou du sud, le compas de navigation était incapable d’indiquer une direction précise, et l’épaisse brume empêchait toute lecture du ciel. Mais ce qui avait révulsé l’équipage c’était l’aspect hideux du rivage. De part et d’autre de l’embouchure, une végétation dense et d’un noir luisant formait une masse épaisse et sinueuse de branches boursoufflées prêtes à éclater. S’il s’agissait d’une forêt, elle était malade cela ne faisait aucun doute.

Le contraste avec l’eau claire et pure qui sortait de l’embouchure du fleuve avait saisi les marins d’un profond malaise. Quelque chose n’allait pas dans ce paysage aussi étrange qu’inquiétant. Luther manqua tomber à la renverse lorsque la porte de la cabine s’ouvrit brusquement et que son frère sortit accompagné de Mortimer le quartier-maître et de Malcolm Davis le barreur dont les mines sombres ne laissaient pas de doute sur la tournure de la conversation que les trois hommes avaient échangée.

« Je ne veux même pas savoir ce que tu espérais apprendre de cette manière, lança sèchement Adam à son frère, mais tire-toi de mon chemin morpion »

Luther déglutit, Adam avait toujours eu le verbe haut, certes, mais le jeune Van Thorn le connaissait assez bien pour savoir qu’il y avait dans cette attitude revêche, une tentative de masquer une réelle inquiétude. Les trois hommes se dirigèrent sur le pont et contemplèrent la sinistre végétation. Des viscères avariés n’auraient pas eu un aspect différent.

« Par Le Dieu de Tous les Hommes Cap’ vous n’allez quand même pas mouiller sur ce rivage, reprit Davis avec une mine dégoûtée, je dis et je répète que la seule chose à faire c’est de lever l’ancre et de repartir d’ici avant qu’un des hommes n’attrape une saleté.

- Il n’a pas tort Cap’ appuya vigoureusement Shorty, l’un des plus vieux matelots du navire en se joignant à la conversation, en quarante ans de mer j’ai jamais vu une horreur pareille et je ne veux pas imaginer ce que ça donne quand on s’enfonce dans les terres.

- Les ordres sont les ordres capitaine, argua Mortimer, l’Empereur veut retrouver le fleuron de sa flotte impériale. Le Flamboyant passe avant tout.

- Mais par les couilles de tous les Anciens Dieux, vous n’allez quand même pas me faire croire que l’équipage de ce foutu bateau se serait enfoncé dans un machin pareil ? Hurla Shorty. Vous avez vu ce…ce…je ne sais même pas comment on peut appeler ça ? Des arbres ? Je jure sur la tête de ma pauvre mère que j’ai vu des branches bouger et se contracter tantôt.

- Monsieur Short, reprit le quartier-maître avec un ton cassant, peu importe ce que vous avez vu, nous avons une mission à accomplir et nous allons le faire, si nous désobéissons à l’Empereur, les conséquences seront terribles, y compris pour vos familles.

- Qu’on mette une chaloupe à la mer, » ordonna Adam après avoir maintenu un long silence.

Tous les hommes d’équipages furent rassemblés bien vite. Un silence de mort régnait sur le pont lorsque Mortimer avertit les hommes qu’un tirage au sort déterminerait qui, parmi l’équipage, monterait à bord de l’embarcation pour partir à la recherche de l’équipage disparu du Flamboyant. Adam tiqua lorsque Mortimer insista sur la participation de tous les hommes d’équipages, en regardant intensément Luther au moment de prononcer « tous ». Pour la première fois depuis son départ, le jeune homme pris conscience qu’il mettait potentiellement sa vie en danger et que peut-être que Wollert avait finalement raison.

« Dans le sac que je tiens devant vous, se trouve une pierre pour chaque membre d’équipage. Elles sont quasiment toutes blanches, à l’exception de cinq d’entre elles. Ces cinq pierres noires désigneront les hommes qui prendront place à bord de la chaloupe en compagnie de notre capitaine et de moi-même », expliqua posément Mortimer en tendant le sac à bout de bras afin que tous puissent le voir.

Luther n’aimait pas particulièrement le quartier-maître qu’il trouvait froid et distant. Mortimer était un homme pragmatique qui faisait son métier et ne s’autorisait rien qui puisse sortir de l’ordinaire. Il était professionnel, méthodique et d’une droiture à toute épreuve. Il n’exigeait rien des autres qu’il ne s’imposait à lui-même, et c’était ce qui suscitait le respect de l’équipage pour cet homme froid. On ne lui connaissait aucune passion, aucune vie personnelle. Il était, pour reprendre les termes de Shorty, « plus plat qu’une limande sans sel » mais il fallait lui reconnaître qu’il était efficace. Son tirage au sort ne faisait aucune distinction du rang des hommes d’équipage et bientôt les deux premiers désignés se résignèrent à leur sort. Un mousse et un matelot aguerri pour ce que Luther en savait. Il les vit s’approcher de la chaloupe, dépités et grimper à l’intérieur où Adam arborait toujours un air indéchiffrable. Bien vite, Mortimer envoya les pauvres Shorty et Davis les rejoindre. Le bruit des cailloux dans le sac parût résonner de plus en plus fort dans le crâne du jeune homme. Plus leur nombre diminuait, plus ils paraissaient être des pierres tombant directement sur son estomac. Une sueur froide glissa insidieusement le long de sa nuque, lorsque Luther vit que le nombre de cailloux blancs diminuait de plus en plus. Mortimer affichait toujours une expression neutre et appelait les hommes un par un, en respectant l’ensemble des règles compliquées mais justes qu’il avait élaborées. Peu à peu, Luther vit les hommes autour de lui polir leur caillou blanc entre leurs doigts. Aucun ne se vantait de rester à bord, mais le soulagement qu’ils en éprouvaient étaient perceptibles. Il regardait la nacre briller puis disparaître entre les doigts gras et sales des marins, attendant son tour. Attendant de pouvoir respirer à nouveau. Peut-être. Si seulement il avait de la chance. Si seulement…

« Luther Van Thorn »

Il fallut que le mousse à côté de lui, lui donne un coup dans les côtes pour qu’il sorte de ses pensées. A côté du grand mât, Mortimer le regardait fixement, en lui tendant la bourse encore remplie. Luther s’approcha, lentement. La sueur glacée qui lui déchirait la nuque se répandit jusqu’au creux de son dos. Au moment où il plongea la main dans le sac, il jeta un regard à Adam qui s’était redressé dans la chaloupe et attendait, le souffle coupé. C’est là que Luther sut. Il comprit avant même de retirer la main du sac. Il n’eût pas besoin de regarder le caillou glacé dans sa main.

« Monsieur Van Thorn, vous êtes notre cinquième membre d’équipage » déclara Mortimer d’un ton froid.

Sans un bruit, Luther monta à bord de la chaloupe. Un échange de regard muet avec son frère lui apprit que la dernière chose à faire était de se rebeller contre le tirage au sort. Sur un navire, l’ordre ne tient qu’à un fil. Oh bien sûr qu’il avait envie de hurler qu’il était le frère du Comte d’Eldyn, qu’il était envoyé par l’Empereur, mais désigner un autre homme d’équipage pour prendre sa place à bord de la chaloupe, c’était risqué d’alimenter des rancoeurs. Et des rancoeurs sur un navire, surtout sur un bateau en partance pour une longue expédition, pouvaient vite devenir des mutineries. C’était pour cela que Mortimer était un homme apprécié des matelots. Il était droit, juste à l’extrême, d’une rigueur à toute épreuve qui ne laissait pas de place au doute. Il était un quartier-maître que tout le monde aurait aimé avoir. C’est pour ça qu’Adam était un excellent capitaine. Parce qu’il savait s’entourer des meilleurs à leurs postes. Voilà pourquoi Luther ne dit rien. Mais qu’il déploya tout ce qui lui restait d’énergie et de force à contrôler ses tremblements.

Là-bas, à quelques centaines de mètres, il eût l’impression de voir l’enchevêtrement de lianes et de branches luisantes et boursouflées frémir. Rhiga les attendait.


Texte publié par GermainGarnier, 11 novembre 2024 à 15h57
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