Danzara est un archipel composé d’une multitude de récifs qui rendent la navigation dans ses eaux peu profondes extrêmement dangereuses. Le Rugissant a heurté à trois reprises des rochers poussé par la tempête que nous avons essuyée après une quinzaine de jours en mer. La coque était bien entamée et le navire prenait l’eau par la proue. Heureusement, nous avions atteint notre destination. Une chance par tous les Dieux ! Je suis encore jeune et ne connaît rien du monde, si l’on fait exception des livres que j’ai pu lire dans la bibliothèque du palais d’Eldyn. J’ai pu voir de mes yeux de jeune mousse la beauté des trois îles principales de l’Archipel, Zanzihi, Zahiri et Azariah. On les appelle les îles de Rubis à cause des reflets d’ocre que prend l’océan en touchant leur rivage. Autrefois, l’archipel était un continent entier nommé Elor. Les légendes racontent que ce sont les premières îles célestes utilisées par Le Grand Mage de la Nuit, qui, en s’écrasant contre Elor aurait causé un cataclysme d’une ampleur sans précédent. Danzara serait ce qu’il reste de ce continent. Je doute fortement de la véracité de la légende mais j’admets qu’elle fera un excellent roman catastrophe pour mes vieux jours, j’envisage de tenir un carnet pour noter ce genre de récits oraux que je souhaite ardemment conserver. Il en va de la mémoire du monde après tout.
Carnet de voyage de Luther Van Thorn, 1673.
Rien n’aurait pu le préparer à la beauté de Danzara. Rien, dans les livres ne décrivait l’exotisme de Zahiri, l’île la plus grande de l’archipel. Le Rugissant dormait paisiblement dans le Port de Tekah Mali, la ville principale de l’île où les ouvriers de leur hôte, Mezrah Dekkar réparaient les dégâts causés par la tempête. Luther observait le ballet des ouvriers qui entraient et sortaient du navire avec un tout un bagage hétéroclite d’outils. Ils avaient été remorqués quelques jours auparavant par les galères Zahirii et avaient trouvé ici un refuge salutaire.
Une fois soignés et nourris, l’équipage avait été invité à se reposer dans la demeure de Mezrah Dekkar, mais le jeune homme n’en pouvait plus de rester enfermé. Une quinzaine de jours à bord du navire pour effectuer la traversée depuis Eldyn et il avait déjà eu hâte de quitter son lit pour explorer l’île et la ville principale. Et il ne fut pas déçu. Il s’était faufilé hors de l’imposante demeure en briques ocre de son hôte et s’était glissé, tel un chat, dans les rues sinueuses de la ville encore endormie. Elle ne s’éveillerait pas avant que le soleil ne soit au plus haut dans le ciel. A Danzara, personne ne travaillait avant le milieu de la journée, ce qui lui laissait tout le loisir de sillonner la ville.
La demeure de leur hôte se situait en dehors de la ville et pour accéder à Tekah Mali, Luther dût suivre un long sentier taillé dans le granit afin d’accéder aux Portes de la Déesse. Le jeune homme n’avait jamais vu cela de sa vie. La ville était construite à l’intérieur d’un cirque de grès rocheux labyrinthique, allant du rose au pourpre en offrant tout un tas de nuances subtiles dont les architectes s’étaient servis pour mettre en valeur les façades sculptées. La double porte de Tekah Mali était d’une taille imposante, on prétendait que deux éléphants pouvaient l’emprunter côte à côte, mais elle était une véritable œuvre d’art avec ses colonnes de grès rose dorés qui encadraient des bas-reliefs racontant la naissance du monde, éclot de la nuit éternelle représentée par un œuf craquelé, ouvert par les Anciens Dieux. Les Danzarii ne croyaient pas au Dieu de Tous les Hommes et la porte d’entrée de leur cité était une ode sculptée aux dieux Adda et Mara, le Père et la Mère. Luther sortit son carnet à croquis, qui lui servait aussi bien de journal intime, de cahier d’artistes et de blocs-notes pour consigner les légendes et les rites oraux qu’il pouvait récolter durant son voyage. Tout avait une importance cruciale à ses yeux, il le savait, mais la vision enchanteresse de la dentelle taillée dans la roche avec une précision inimaginable le laissait transi par la beauté. Sur le premier bas-relief les dieux brisent l’œuf de la première nuit et le monde tel que nous le connaissons en sort. Luther admira et essaya de retranscrire la multitude de détails de la sculpture. Son regard s’attarda sur le second bas-relief placé en haut de la porte. Le plus grand et le plus massif des trois, illustrant l’émergence de toutes les vies, des créatures magiques aux premiers avant de voir le Père et la Mère dans le dernier bas-relief protéger les Hommes de la Magie. Après avoir consigné des mots et quelques croquis qu’il se promit de mettre au propre, Luther s’engagea dans la ville en sifflotant, rêvant déjà de la couverture finement ouvragée de son futur livre de voyage qu’il présenterait à la cour Impériale à son retour.
Comment ne pas être saisi par l’exotisme des habitations taillées à mêmes les falaises sinueuses et les piliers décoré de satin aux couleurs chatoyantes qui servaient de portes aux Danzarii. Toutes les nuances étaient représentées et s’agençaient harmonieusement dans les colonnades sculptées selon un dégradé finement étudié par les habitants. Partout, dans les rues étroites, on pouvait sentir les parfums des épices donnant à l’air une douceur cotonneuse et envoûtante. Danzara était la promesse d’un oubli bienheureux, un dépaysement total et enivrant. Tout à son observation dans les rues étroites et ombragées de la cité, Luther sursauta en découvrant dans l’un des passages étroits du cirque une silhouette fine et élancée, parfaitement immobile dans l’ombre du matin. Interdit, il resta silencieux à attendre un geste ou une réaction de l’inconnu qui paraissait dissimulé dans un Sari. Il s’agissait donc d’une femme a priori, pensa-t-il en constatant la finesse de la silhouette.
« Bonjour, lança-t-il d’une voix qu’il espéra assez forte, je m’appelle Luther et je suis arrivé hier soir dans votre ville. Je suis l’hôte de Mezrah Dekkar qui vit à… »
Il n’eût pas le temps de finir que la silhouette s’engouffra dans l’un des interstices et que seul l’écho de ses pas précipités lui parvinrent. Abasourdi, Luther mit quelques secondes avant de se lancer à sa poursuite. Il voulait bien admettre que les différences culturelles entre le continent et l’archipel soit inévitables mais de là à se comporter comme une parfaite sauvageonne, ou un parfait sauvageon, il n’excluait pas à avoir à faire à un jeune garçon, cela froissait son éducation de parfait aristocrate. Il essaya de se repérer tant bien que mal au bruit des pas qui se répercutait en écho sur les parois de grès et s’engouffra dans les ruelles alourdit d’obscurité.
Avant même qu’il ne comprenne ce qui lui arrive, Luther se sentit entrer en résistance dans un autre corps qu’il ne reconnût pas immédiatement et atterrit sans plus de cérémonie sur son noble derrière dans un tourbillon de prunelles bleues et de cheveux blonds.
« Par les couilles du Dieu de Tous les Hommes, maugréa Adam en grimaçant de douleur. Luther, qu’est-ce que tu fais ici tout seul ? »
Luther secoua la tête, avec un espoir relativement faible de se remettre les idées en place. Son demi-frère avec sa stature imposante le toisait de toute sa hauteur. Quiconque les voyait côte à côte n’aurait pu croire en leur lien de parenté. Ils étaient demi-frères, mais l’existence d’Adam était un problème pour le trône de Wollert. Il était le fils aîné de leur père et un enfant naturel métissé de surcroît. Comme tous les bâtards Lyriens, il ne portait aucun nom de famille, il était juste Adam Eldyn. Ce qui constituait la disgrâce de la famille Van Thorn aux yeux de la cour impériale c’était la couleur de peau d’Adam. S’il avait été aussi pâle que Luther et Wollert, il n’aurait été qu’un bâtard parmi tous les autres, noyés dans la ville. Mais Adam était noir. Et à ce titre, la vie en Lyrie avait été un cauchemar pour lui. On ne se moquait jamais ouvertement de Wollert, il possédait quand même la plus grosse flotte de l’Empire, il aurait été imprudent de le provoquer, mais Luther lui avait su assez tôt ce que l’on racontait sur sa famille derrière le dos de son héritier de frère. C’était sans doute pour cela que Wollert méprisait ouvertement Adam et le considérait comme une telle nuisance. Luther lui, adorait son frère aîné. Adam lui avait appris ses premières passes à l’épée, ses premiers nœuds marins, et c’est tout naturellement qu’il avait suggéré à l’Empereur de confier le commandement du Rugissant à son grand frère. Adam était, sans conteste, le meilleur marin de toute la Lyrie.
« Est-ce que tu comptes me répondre où est-ce que le choc t’a décollé la cervelle ? S’impatienta le dit grand marin.
- Pardon, je…j’ai vu quelqu’un et je…
- Oui ? S’impatienta Adam en levant un sourcil agacé.
- Il y avait quelqu’un, une femme, ajouta Luther en se redressant, elle s’est enfuie dans l’une des ruelles…
- Formidable, l’interrompit Adam en lui posant une main sur l’épaule, il y aura toujours une femme Luther, mais notre bateau est prêt à appareiller et notre hôte m’a appris ce matin, pendant ton escapade, qu’un navire Lyrien, Le Flamboyant s’est arrêté au printemps dernier dans l’archipel.
- C’est ce navire que tu cherches ?
- C’est ce navire qui a disparu et que l’Empereur souhaite retrouver, rectifia Adam en l’entraînant dans l’artère principale qui commençait à s’animer. Maintenant viens, c’était très impoli de déserter la maison de notre hôte comme un voleur. »
Luther baissa la tête, honteux. Tout à son exploration, il n’avait pas pensé à la manière dont sa curiosité serait perçue par la maisonnée de Mezrah Dekkar. Le jeune homme ne savait pas trop quoi penser de l’homme à l’embonpoint prononcé qui les avait accueillis avec un sourire onctueux. Il parlait toujours d’une voix douce et neutre. Rien ne paraissait altérer cette expression de fausse bonhommie qu’il arborait en permanence et qui mettait Luther si mal à l’aise. Un coup d’œil prudent à Adam, lui apprit que son grand frère avait l’air préoccupé, voire inquiet ?
« Tu ne m’as pas dit comment tu as rencontré notre hôte ?
- Ma mère travaillait pour lui comme domestique, répondit le capitaine la mine grave, je suis né dans cette maison avant que notre père vienne me chercher.
- Je ne savais pas
- Je ne pense pas que Wollert tienne à jour ma biographie officielle » rétorqua Adam, avec un cynisme non dissimulé.
Ils sortirent de la ville en silence ; la mine fermée, en parfait contraste avec la quiétude et les sourires amicaux que les Danzarii éveillés leur adressait. Bien vite, ils retrouvèrent le chemin de la demeure de leur hôte qui les attendait sur le perron de l’imposant édifice avec toujours, ce sourire onctueux, retroussé sur une expression indéchiffrable.
« Je vois que vous avez retrouvez le jeune monsieur Luther.
- Mon frère ne tenait pas en place, il voulait voir par lui-même les merveilles de Tekah Mali et il s’est précipité sans réfléchir.
- La fougue de la jeunesse, commenta Dekkar avec un regard froid qui pétrifia le sang de Luther dans ses veines.
Une pression discrète d’Adam dans son dos lui indiqua qu’il valait mieux s’incliner et marmonner de pitoyables excuses. Les us et coutumes des Danzarii n’étaient pas les siennes et ici il n’était pas un aristocrate, il n’était qu’un jeune homme qui avait malencontreusement échapper à la surveillance de son grand frère. Luther releva la tête avec lenteur et vit alors trois silhouettes encadrant Mezrah Dekkar. Trois jeunes filles au sari finement ouvragé s’étaient glissées en silence sur le perron de la demeure. Le voile dissimulant l’essentiel de leurs visages ne laissait que leurs yeux noisette brillant d’un amusement farouche autant que de curiosité.
Luther rougit sous cet examen attentif, mais son attention se porta sur la silhouette plus fine et plus délicate de la jeune fille à droite de son hôte. Elle le détaillait sans vergogne, contrairement aux deux autres, et triturait ses mains à la peau couleur caramel avec une nervosité qui interpella le jeune homme. Cette silhouette, n’était-elle pas celle qu’il avait tenté de rattraper dans les rues sinueuses tantôt ?
« Votre navire est enfin réparé, annonça Mezrah en invitant Adam à prendre place à ses côtés pour entrer dans la maison, la réparation de la coque du navire est terminée et nous avons pris la liberté de remplir vos cales de nourriture.
- Je vous remercie de votre profonde générosité.
- La Cour Impériale à également fait parvenir un message, continua Mezrah avec un geste désinvolte de la main pour accepter les remerciements d’Adam, vous devez vous hâter de reprendre la mer pour retrouver le Flamboyant. L’empereur est on ne peut plus clair sur son impatience grandissante.
- Je vois que vous n’avez pas perdu l’habitude de lire le courrier qui ne vous est pas destiné.
- On ne se refait pas Adam, sourit l’hôte en passant une main sur la peau rasée de près de son crâne, mes filles ont été inspecté votre navire et sont formelles : vous pouvez et devez reprendre la mer. »
Ses filles ? Luther qui fermait la marche derrière les deux hommes étudia plus attentivement les demoiselles autour de lui. Ainsi donc, elles étaient ses filles ? Il ne put poursuivre son examen qu’il sentit une main ferme tirer son bras et l’entraîner malgré lui dans une alcôve. Etouffant un juron, décidément les Danzarii étaient des gens bien particuliers, il se retrouva nez à nez avec les plus beaux yeux noisette qu’il eût vu de sa jeune vie. De légères paillettes d’or flottaient dans cette jungle exotique et illuminait le regard envoûtant de cette silhouette à la fois inconnue et familière.
« Nous n’avons pas beaucoup de temps Luther alors écoutez-moi, souffla une voix mélodieuse à la douceur incomparable, vous devez dissuader votre frère de s’embarquer à la poursuite du Flamboyant.
- Je vous demande pardon ?
- Le bateau que vous cherchez est perdu, à jamais, ne tentez pas de le retrouver si vous tenez à la vie, expliqua la jeune fille.
- Parce que vous croyez sincèrement que je peux avoir une telle influence sur mon frère ? Interrogea Luther en dévisageant la jeune fille, éberlué, écoutez mademoiselle je ne sais pas qui vous êtes mais on vous a de toute évidence mal renseigné sur… »
Elle lui coupa la parole en retirant le voile qui cachait son visage. Luther en eût le souffle coupé. Ses longs cheveux noirs et frisés brillaient et encadraient son visage fin aux traits délicats. Ses yeux en amande, ses pommettes hautes, ses lèvres à l’ourlet fin souligné d’un rose nacré, chaque détail s’imprimait en lui avec la force redoublée des battements de son cœur. Elle devait avoir le même âge que lui et Luther sut en plongeant ses yeux dans les siens, qu’il l’aimerait toute sa vie.
« Je m’appelle Iman et je suis la plus jeune fille de Mezrah, mes sœurs Népharé et Zahrin ont récolté des informations sur la disparition du Flamboyant après son passage dans notre archipel. Le capitaine Lembris et son équipage avait prit la route de Rhiga, l’île rouge de notre archipel. N’allez pas là-bas, les esprits qui hantent ses lieux ne vous laisseront jamais repartir.
- Mais, mais pourquoi me dîtes-vous tout cela ? Vous ne me connaissez pas.
- Si je vous connais, rétorqua la jeune fille, nous nous connaissions avant et le Monde Luther. »
Eperdu le jeune homme ne su trop comment interpréter cette déclaration maladroite. Mais d’une certaine manière, il partageait son avis, et se réjouit de voir que son trouble était partagé. Ainsi, elle ressentait la même chose pour lui. Des bruits de pas dans le couloir les tirèrent de leur adoration muette, et Iman le poussa devant elle en l’obligeant à presser le pas.
« Rappelez-vous, n’allez pas à Rhiga. » souffla-t-elle, avant de disparaître au détour d’un couloir.
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