L’homme contemplait la pièce dans laquelle il venait de s’éveiller : une salle longue, sans fenêtre. Des lanternes placées à intervalles réguliers l’illuminaient d’un léger éclat. Au moins ne l’avait-on pas laissé dans le noir. Une seule porte ornait le mur le plus éloigné de sa position. De chaque côté, une multitude de portraits étaient accrochés.
— Je ne savais pas que tu avais autant d’ancêtres, Pierre-Ambroise, murmura l’homme.
Il avança jusqu’à la porte et testa la poignée : elle était verrouillée. Évidemment. Il se demanda si d’autres invités avaient été enfermés dans des pièces du manoir, comme lui. À choisir, il aurait préféré la serre.
Il se concentra dans l’espoir d’activer ses pouvoirs, mais sa magie semblait comme endormie. Son hôte avait tout prévu. Après un soupir résigné, il examina l’endroit avec plus d’attention. Près de lui, sur un guéridon l’attendait sa coupe de champagne à peine entamée. Au moins, le spectre facétieux la lui avait-il laissée. Il la prit et la porta à ses lèvres. Son geste se figea quand ses yeux se posèrent sur l’un des portraits : une matrone, peinte en pied dans des tons passés de brun et d’ocre, le fixait. Engoncée dans une robe à crinoline, au col haut surchargé de dentelles, elle gardait ses mains sagement croisées sur son ventre. Pourtant, son regard gourmand ne le quittait pas et lorsqu’un sourire étira ses lèvres d’un rouge profond, un frisson remonta le long de sa colonne vertébrale. Elles bougèrent et des mots susurrés flottèrent jusqu’à lui à travers l’atmosphère tiède :
— Venez donc me rejoindre, jeune homme. J’ai un secret à vous dévoiler.
Un rictus déforma les traits de l’invité qui lâcha :
— Sans façon.
L’homme but d’un trait le reste de sa coupe, pendant que la matrone, outrée, écarquillait les yeux et se détournait avec une moue boudeuse. Le prisonnier prit alors conscience des murmures indistincts qui l’entouraient, accompagnés par les regards des portraits qui le suivaient. Il refréna sa nervosité pour éviter qu’elle ne se transforme en panique. Pourquoi ses supposés amis persistaient-ils à lui tendre ce genre de piège ?
— Peut-être parce que tu es un thaumaturge puissant de plusieurs milliers d’années, mon ami, lui répondit dans son esprit la voix non sollicitée d’Adelwyn. Nous sommes tous tentés d’être témoins de tes extraordinaires prouesses.
Le cœur du sorcier se serra d’un sentiment douloureux de solitude. Celle-ci était sa compagne depuis si longtemps que même au milieu de ses connaissances, il se sentait seul. Il se força à regarder autour de lui. Il lui fallait trouver la clé qui ouvrait la porte. Alors qu’il se déplaçait, son pied heurta quelque chose et le fit glisser sur le sol. Il se pencha et le ramassa : c’était un banal miroir de poche, un accessoire bien commun.
Pourtant, en le soulevant pour le contempler à la lueur d’une lanterne, il sentit qu’il était différent. Il aperçut le reflet d’une silhouette. Il se retourna d’un bond : personne. En fronçant les sourcils, il jeta un coup d’œil dans le miroir : de la manière dont il le tenait, il réfléchissait une partie du plafond et le sorcier découvrit une sorte de chauve-souris, suspendue dans un coin. Après vérification, il n’y avait rien de visible.
— Un miroir qui reflète l’invisible, murmura-t-il. Je ne suis donc pas seul dans cette pièce. Qu’est-ce que je peux voir d’autre ?
Il parcourut la salle des portraits, braquant l’artefact un peu partout : outre quelques spectres qu’il croisa le cœur battant, mais qui ne semblaient pas se préoccuper de lui, il aperçut, sur des guéridons en apparence vides, des objets, dont la forme oscillait, comme s’ils n’appartenaient pas à la même dimension.
Pendant son cheminement, cependant, les tableaux qui tentaient vainement d’attirer son attention s’agacèrent de son indifférence et les esprits, perturbés, levèrent les yeux sur lui. Son cœur battit plus sauvagement ; ses cheveux se hérissèrent sur sa nuque. Une aura menaçante s’amplifiait autour de lui. Il se retint de maudire Folletto, tâchant de rester concentré. Il serra les dents et continua son exploration méthodique de la pièce.
À l’opposé de la porte, il devina la silhouette d’une statue imposante là où ne se situait que le vide d’un mur de pierre nu. À ses pieds, sur le piédestal, une clé. En se contorsionnant pour garder le petit miroir braqué sur l’objet tant convoité, il l’effleura de ses doigts. Soulagé d’en sentir le métal froid, il l’agrippa. Il ne la voyait toujours pas, mais il en percevait le poids et la rugosité.
La lourde aura maléfique pesait constamment sur son esprit. Par l’intermédiaire de l’artefact, il discernait fugacement les visages contrariés des spectres, leurs yeux rivés sur lui. La pièce lui parut soudain d’une longueur inimaginable, et la porte si lointaine que son cœur manqua un battement. Il espérait que Pierre-Ambroise n’avait pas ajouté un effet de dilatation à son petit jeu.
— C’est juste une blague, souffla-t-il. Une mauvaise blague, mais tu n’es pas en danger.
Son cœur avait du mal à le croire et palpitait douloureusement dans sa poitrine. Il avança, se servant du miroir pour éviter les spectres. Des mains invisibles se tendaient vers lui. L’une d’elles effleura son bras et il sentit un froid glacial s’insinuer dans ses muscles à travers ses vêtements. Il grogna, mais garda les yeux braqués sur la porte. Le miroir inutile pendait au bout de sa main gauche, pendant qu’il serrait à s’en faire mal la clé dans sa main droite. Marcher tout droit, gagner la sortie, l’ouvrir et quitter cette pièce, voilà tout ce à quoi il pensait.
Il sursauta quand un gémissement perçant retentit tout près de son oreille droite. Trop proche. Mais il continua. Des doigts crochus effleurèrent sa nuque ; des murmures furieux accompagnèrent sa marche, mais, malgré les frissons et son cœur qui menaçait d’exploser, il continua.
Lorsqu’il posa la main droite sur le bois rassurant de la porte, il prit une profonde inspiration. Les frôlements et les soupirs invisibles continuaient, mais il les ignorait du mieux qu’il pouvait. Il dut à nouveau utiliser le miroir pour positionner la clé et la tourner. Le battant se déverrouilla dans un claquement sec. Il s’empressa de l’ouvrir, de sortir et de le fermer derrière lui. Il s’y appuya dessus et crispa les paupières, s’efforçant de calmer son souffle erratique. Peut-être était-il entré dans une pièce encore plus dangereuse, mais à cet instant, il ne s’en préoccupait pas.
Quand son cœur fut apaisé et qu’il eut repris le contrôle de sa respiration, il rouvrit les yeux. Il se trouvait dans l’un des couloirs du château, illuminé par des lanternes étincelantes. Les voix et la musique qui venaient de la salle de bal remontèrent jusqu’à lui. Au loin, il aperçut deux hommes bien habillés rejoindre la fête, en bavardant doucement.
Soulagé, il baissa les yeux vers ses mains : le miroir se volatilisa en une brume argentée, et il ne sentait plus le poids de la clé. Il avait dû la laisser dans la serrure.
Lorsqu'il releva la tête, il vit la silhouette vaporeuse de Folletto qui l’observait avec un grand sourire. Après un clin d’œil malicieux, le spectre s’effaça.
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