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tome 1, Chapitre 8 « Platon » tome 1, Chapitre 8

– Bonsoir Moshé ! comment allez-vous ?

– Ça par exemple ! Tu ne passes plus voit ton vieil ami Moshé, Avicennius. Que t’arrive-t-il et que puis-je faire pour toi ?

Avicennius préféra éluder la première question et ajouta :

– Pourriez-vous me préparer un buffet froid, digne des rois pour quatre personnes ?

– Mais sans aucun problème mon ami ! Joins-toi à moi, nous irons plus vite tous les deux et parles moi de ce qui te tracasse tant. Je le lis dans tes yeux.

Moshé Ebenerzer avait été jadis un grand professeur à l’université de la Sorbonne et à l’observatoire de Meudon. Il y avait enseigné l’astrophysique, mais les hypothèses audacieuses qu’il avait prophétisées vers les années 1890 et la résurgence d’un antisémitisme, jamais tout à fait oublié et enfoui, suite à l’affaire Dreyfus, l’avait chassé et il était devenu artisan. Heureusement pour lui, il excellait autant dans la cuisine que dans la physique, et la réhabilitation du Capitaine Dreyfus lui avait permis de vivre moins secrètement sa croyance, bien qu’il ne fut guère pratiquant. Avicennius attendit que son ami ait fermé son magasin, pour ensuite le suivre dans l’arrière-boutique où se dissimulait la cuisine.

– Allez Avicennius ! Occupe-toi des rugelbach, je vais préparer un gâteau au fromage.

Moshé lui tendit les boulettes de pâtes, le fromage, les raisins les noix et la cannelle de Ceylan. Avicennius huma avec un plaisir non dissimulé les arômes qui s’en dégageaient, ainsi comprenait-il l’amour de Moshé pour la fine cuisine. Pendant ce temps, ce dernier commençait sa base, Avicennius se retourna alors vers lui et lui demanda :

– Moshé. Je me souviens, lorsque j’étais plus jeune, du temps où tu avais dû quitter l’université, tu me parlais de tes fantastiques hypothèses. Je venais m’approvisionner chez toi en pitas et autres beignets, à chaque fois tu me faisais par des idées qui t’avaient valu l’opprobre de tes pairs. À l’époque j’étais loin d’en avoir saisi toutes les subtilités et même encore aujourd’hui tout cela me semble très flou. Mais en rangeant ce matin des caisses de livres, qui traînaient depuis des mois dans l’une des bibliothèques, je suis tombé sur ce livre, qui a éveillé un certain écho en moi.

Ce faisant Avicennius s’interrompit dans son œuvre culinaire, attrapa un chiffon et sortit de sa redingote, qu’il avait posée sur le dossier d’une chaise, Flatland. Il le tendit à Moshé dont le regard s’illumina d’une joie toute enfantine.

– Mon enfant ! C’est la plus grande félicité qu’il pouvait m’arriver depuis mon exil forcé de l’université et le décès de ma chère et tendre épouse. Mais finissons plutôt ce que nous avons préparé là. Cependant tu reviendras demain pour en parler, car la nuit entière n’y suffirait pas.

Avicennius reposa le livre sur la chaise et se remit à l’ouvrage.

– Moshé. Je me souviens d’une chose que vous m’aviez dite : « Notre monde ressemble plus à la Caverne de Platon, que nous ne pourrions le croire. » Que vouliez entendre par là ?

– Avant que je ne te réponde jeune Avicennius, connais le mythe de la Caverne ?

– Oui, du moins dans ses grandes lignes. Platon explique que les hommes habitent la Caverne, homologue de notre monde, le Monde Sensible. Dans la Caverne nous percevons les ombres, les ombres qui sont les projections des objets du monde extérieur à celui de la Caverne, le Monde des Idées, que nous ne pouvons saisir pleinement. Nous sommes ainsi prisonniers de nos sens, pauvres humains que nous sommes, nous vivons dans l’illusion du Monde Sensible.

– Tout à fait. Nous pouvons comprendre et voir les choses ainsi. Mais poussons l’idée de Platon plus loin, veux-tu ?

– Plus loin, comment cela ?

– Hé bien… Ne pense plus seulement aux ombres en tant que projection des idées sur les parois d’une grotte, mais remplace les idées par les objets de notre environnement.

– Que…, Avicennius ne put terminer sa phrase que Moshé l’interrompait déjà :

– Garde cela dans ton l’esprit Avicennius, nous aurons toute la journée pour en discuter demain. J’ai cru comprendre que tu étais assez pressé.

Une vingtaine de minutes plus tard, Moshé et Avicennius chargeaient la remorque de victuailles. Avicennius allait sortir un portefeuille garni, quand Moshé l’arrêta d’un geste.

– N’en fais rien Avicennius ! Le livre que tu as apporté vaut à mes yeux bien plus que tout l’or que tu pourrais m’offrir. Puis-je… le garder ?

Avicennius n’hésita pas :

– Bien sûr Moshé ! Mais promettez-moi de m’expliquer le lien entre vos hypothèses et ce livre.

– Demain Avicennius, demain. Et fais bien attention à toi !

Sur ce, Avicennius enfourcha la Démoniaque et pédala le plus vite qu’il put en direction du manoir Pierzi. Et c’est une vingtaine de minutes plus tard qu’il arriva presque essoufflé dans sin antre, la cuisine. Il déchargea les plats sur la grande table et s’en fut ensuite rangé sa remorque et sa bicyclette dans la remise, toute chose à sa place l’était aussi dans sa tête. Il revint ensuite dans la cuisine, jetant au passage un coup d’œil à l’horloge, elle indiquait sept heures passées de cinquante et une minute exactement. Il ouvrit alors plusieurs placards à la recherche de bols, assiettes, plats et autres couverts ; tout ce qu’il fallait pour dresser un fabuleux buffet. Enfin il sortit de derrière les fagots, un chariot en verre et fer forgé, signé Eiffel, où il disposa l’ensemble des mets et des couverts. Il emmena alors le chariot sur la terrasse du salon et s’en fut cherche Issam, Joliot-Curie et Delanne pour les prévenir de l’imminence du dîner. Il les avait retrouvés là où il les avait quitté quelques heures plus tôt, assis devant une bouteille en cristal de Bohême, dont le niveau avait dangereusement baissé ; leurs yeux brillaient d’un éclat qui trahissait un état d’ébriété plus que satisfaisant.

– Bonsoir messieurs ! Je pensais vous octroyer pour ce soir un château Laffite ou un château Margaux, mais à la place je vous proposerai plus raisonnablement de l’eau du Königsberg, ne put-il s’empêcher de pouffer.

– Oh voilà que vous nous faites la morale Avicennius ! Voilà qui est fort déplacé, mais pleine de bon sens. Je crains messieurs que nous n’ayons que quelque peu abusé de la fine et nous n’avons plus la jeunesse de nos vingt ans, n’est-ce pas ? s’exclama gaiement Delanne.

Joliot-Curie et Issam ne purent qu’approuver et abonder dans son sens, du mieux qu’ils purent, leurs gestes maladroits trahissant l’usage immodéré de ces choses qui vous rende la vie plus belle.

– Messieurs ! si vous voulez bien vous donnez la peine de passer sur la terrasse, le dîner va être servi.

Avicennius se détourna pour ne pas voir un spectacle qu’il trouvait dégradant et se mit en quête de l’eau du Königsberg, rangée dans la chambre à froid de la cuisine. Quand il revint un quart d’heure plus tard, il lui sembla que ces messieurs venaient tout juste de réussir à s’asseoir, en dépit de leurs efforts pour démontrer le contraire.

– J’espère que vous appréciez la cuisine méditerranéenne et moyen-orientale.

– Merci Avicennius, tu nous gâtes. Messieurs ! Bon appétit ! approuva Issam, qui fit passer les pitas.

Le repas se déroula sans anicroche, Joliot-Curie et Issam faisaient régulièrement des compliments sur les qualités gustatives des plats. Delanne, lui, ne disait rien trop occupé qu’il était à gourmander. La nuit tombait, Avicennius avait allumé le grand lustre en cristal de Baccara et refermé les portes fenêtres de la terrasse, afin de profiter de la chaleur intérieure. La soirée s’étirait en longueur le temps semblait se ralentir à mesure que la nuit avançait et tous se dégrisaient peu à peu. La tension qui les habitait se faisait de plus en plus palpable.

Ce fut Joliot-Curie qui rompit le premier le silence qui s’était progressivement installé.

– Messieurs ! Avant de venir, je me suis entretenu avec le ministre de la guerre. Il nous fera envoyer un véhicule banalisé pour nous conduire en toute discrétion à l’institut. Je compte sur votre plus absolue discrétion sur tout ce qui concerne cette affaire.

Consultant son oignon, il ajouta :

– Je crois que notre carrosse ne devrait plus tarder à présent.

En effet, une quinzaine de minutes plus tard, une Renault anthracite se présentait devant les grilles du jardin et les quatre hommes montèrent à l’intérieur.

– Bonsoir messieurs ! Colonel Ergolin du Commissariat à l’Énergie Éthérique, les salua-t-il. Je suis chargé par monsieur Clémenceau, ministre de la Guerre et de la Défense, de vous escorter et d’assurer votre sécurité jusqu’au site et ce jusqu’à votre retour chez vous. Je m’excuse pour le temps que nous allons perdre, mais nous devons prendre de nombreux détours. J’espère que vous comprendrez.

– Absolument mon colonel ! claqua Issam, Mettons-nous en route !

Et la voiture démarra dans un bruit assourdissant, si on le comparait au moteur presque silencieux de la Trompettante. Le trajet dura un peu plus de deux heures, pendant lesquelles es passagers s’efforcèrent de prendre un peu de repos, entre deux chaos ou pétarades du moteur. Lorsqu’ils furent presque en vue de la Sorbonne, le colonel coupa les phares et le moteur, puis les invita à descendre :

– Nous devons terminer le trajet à pied. Il est préférable de troubler le moins possible le voisinage.

En file indienne, les cinq hommes filèrent en direction de l’université, entrant un par un par un passage prévu à cet effet. Ce soir-là, le ciel était vierge de tout nuage et avec la lune haute et gibbeuse, il n’était nul besoin d’utiliser les torches voltiques pour se guider jusqu’au cratère. Avicennius s’efforçait de retrouver la présence qu’il avait perçue en venant la première fois. Mais rien, elle avait disparu comme avalé par la nuit.

– Messieurs ! Je vous laisse à vos investigations, bonne chance !

Et le colonel les regarda s’enfoncer dans les ténèbres de la gueule béante qui s’ouvrait sous leurs pieds. Bientôt ils disparurent, engloutis par le cratère avide. Dans la fosse Issam commentait :

– Dis-moi Frédéric, es-tu certain que nous ne courrons aucun risque ?

– Oui ! absolument ! répliqua-t-il en exhibant un petit appareil avec un cadrant gradué où s’agitait frénétiquement une aiguille. La graduation allait de 0 à 1000, l’aiguille oscillait, elle, entre 5 et 10. Cet appareil mesure les rayonnements et ce qu’il mesure actuellement correspond au bruit de fond naturel.

Frédéric s’interrompit un instant, puis poursuivit :

– Ne me regardez pas ainsi voyons, si vous le souhaitez je vous en ferai la démonstration chez vous, Issam. Pour le moment, nous devons retrouver la trappe et je l’espère le réacteur.

Après plus d’une demi-heure de recherches infructueuses, Delanne poussa un cri étouffé :

– Par ici ! Je crois avoir trouvé ce que nous cherchions.

Issam, Joliot-Curie et Avicennius se précipitèrent, glissant et trébuchant sur les débris en tout genre qui jonchaient le sol. Delanne pointait du faisceau affaibli de sa torche un morceau de métal déformé par le souffle, mais toujours encastré dans le sol. Un cadenas de taille fort respectable y demeurait incrusté.

– Hé bien ! Heureusement que le réacteur ne se trouvait pas directement sous cette trappe. Je n’ose envisager ce qui aurait pu se produire, avisait Avicennius, dont les pensées s’emballaient.

– Je puis en revanche trouver un motif de satisfaction.

– Ah ! Lequel ?

– Mon système de sécurité est réellement inviolable, puisqu’il a presque résisté à l’explosion.

– Si vous le dites, répondit Avicennius, quelque peu dubitatif.

Mais Joliot-Curie ne fit pas attention à cette dernière remarque et balaya le sol du faisceau de sa torche. À environ huit devant lui le sol semblait s’être effondré, il pouvait donc explorer à loisir cette surface sans craindre un danger trop immédiat.

– Messieurs nous allons descendre dans les soubassements. Soyez très prudent ! Et ne vous éloignez pas à plus de six mètres de la trappe. Les plafonds ne sont plus très stables ensuite.

Il fouilla quelques instants dans sa veste et en sortit une clé aux motifs étranges. Sans un mot, il l’introduisit dans le cadenas qui céda enfin sous ses efforts, il demanda Issam, Avicennius et Gabriel de bien vouloir se retourner. Après quelques manipulations où l’on entendit que jurons et cliquetis =, Joliot-Curie sollicita Avicennius :

– Avicennius ! Auriez-vous l’amabilité de m’aider à soulever cette damnée trappe. Je doute que le système de poulies que j’avais installé puisse encore fonctionner.

– Bien entendu !

Et joignant ses efforts à ceux de Joliot-Curie, le bloc de métal fut bientôt ouvert, laissant place à un sous-sol noir comme de la suie.

– Après vous messieurs ! les invita Joliot-Curie

Chacun, l’un après l’autre, tous descendirent comme il pouvait l’échelle en acier, qui heureusement n’avait pas trop souffert du souffle de l’explosion. Une fois tous en bas, ils allumèrent leur torche voltique et Issam proposa que chacun se partage un point cardinal pour lancer leur exploration. Tous approuvèrent et se mirent en marche, d’un pas lent et peu assuré. Joliot-Curie leur avait demandé de communiquer à l’aide du code de Samuel Morse, les bruits pouvant provoquer des éboulements tant la maçonnerie était désormais instable. Les secondes passaient, les minutes s’écoulaient, des heures peut être, aucun d’entre eux n’avait la moindre notion du temps, absorbé qu’ils étaient par leur tâche et les difficultés qu’il y avait à marché sur un terrain qui tenait maintenant du champ de ruines. Ils ne savaient même pas ce qu’ils devaient trouver, Joliot-Curie était resté très vague sur ce sujet. Mais peut-être ne savait-il pas lui-même ce qu’ils pourraient découvrir.

Soudain, un juron étouffé retentit, c’était Delanne dont le pied avait heurté un lourd objet. Issam, Joliot-Curie et Avicennius accoururent le plus vite qu’ils purent, afin d’examiner d’un peu plus près la trouvaille de Delanne. Seul Issam ne le reconnut pas, Avicennius se rappelait l’objet que tenait l’ombre de la jeune femme, après qu’elle eut plongée sa main dans le cœur infernal du réacteur, et Frédéric pour en être l’inventeur. Ce dernier prit le mouchoir de sa poche de veste et ramassa, l’objet qui ressemblait à un vulgaire boîtier métallique brillant, d’où s’échappait des câbles arrachés, pendant désormais dans le vide.

– Il est temps de nous éclipser. Nous n’avons plus rien à faire ici. Chuchota Joliot-Curie.

Issam en fut presque déçu, au fond de lui quelque chose le titillait et le poussait à vouloir rester ici. Mais il ne pouvait décemment pas se ridiculiser devant ses hôtes, aussi les suivit-il à contrecœur. Dehors, ils retrouvèrent le colonel Ergolin.

– Colonel ! Nous pouvons repartir. Vous pourrez envoyer les équipes spéciales du CEE.

– Vous n’avez rien oublié, car sachez que tout ceci est totalement officieux. Nous n’avons qu’à votre demande expresse monsieur Joliot-Curie.

– Vous avez toute ma reconnaissance colonel. Allons, en route !

– Oui ! ne nous attardons pas, je ne souhaiterai pas tomber nez à nez avec un quelconque scribouillard.

Les cinq hommes se dirigèrent donc au pas de course vers la voiture du colonel garée un peu plus loin. Une fois à l’intérieur ; le colonel leur annonça qu’il allait les ramener chez eux un par un, leur donnant rendez-vous quelques jours plus tard, au siège du CEE, situé sur le plateau de Saclay. Delanne fut le premier déposé dans son pied-à-terre de la place Denfert-Rochereau, puis ce fut au tour de Joliot-Curie, non loin de l’institut du Radium, et enfin Avicennius et Issam à Sceaux.

Pendant tout le trajet, Issam et Avicennius n’échangèrent pas le moindre mot, aucun ne voulait faire état de son humeur devant le colonel Ergolin. Arrivé devant le manoir, le colonel les salua et leur souhaita une bonne fin de nuit, puis repartit aussitôt avalé par les ténèbres.

– Issam. J’aimerai avoir votre avis sur l’objet qu’a ramassé Frédéric.

– À première vue, je dirai qu’elle a été littéralement arrachée, ce qui me trouble d’autant plus, car cette pièce se trouve près du cœur du réacteur et est scellé à l’intérieur. Enfin si j’ai bien compris les explications de Frédéric.

– Alors nous voici face au double mystère de la chambre noire : la trappe laissée intacte, malgré l’explosion aucune trace d’effraction n’est visible, puis le cœur inviolable. Mais je doute qu’il reste grand-chose du réacteur qui pourrait nous aider à la résolution de cette énigme.

– Oui, nous pouvons voir les choses ainsi. Mais il est tard et nous sommes fatigués, la nuit porte conseille dit-on Avicennius. Bonne nuit !

Avicennius avait noté le changement d’humeur d’Issam, malgré tout il préférait tout de même rester sur ses gardes.


Texte publié par Diogene, 18 février 2015 à 20h25
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