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tome 1, Chapitre 5 « Synchronisme » tome 1, Chapitre 5

Le soleil était déjà haut quand Issam ouvrit enfin les yeux. Regardant vivement autour de lui, il retrouva tous les éléments familiers de sa chambre, sa lampe sur le chevet, la coiffeuse en marbre blanc, le lumignon à gaz et surtout nulle trace d’un incendie récent. Il se leva péniblement et se traîna jusqu’à la salle de bain, où il se passa de l’eau fraîche sur le visage, avant de se regarder dans le miroir suspendu au-dessus de la vasque en porcelaine. C’est à peine s’il se reconnut dans la vérité, son teint avait la couleur cendre, ses yeux, profondément enfoncés dans ses orbites, étaient injectés de sang et surtout les rides, celles-ci semblaient avoir dévorées d’un coup son visage, le vieillissant brutalement. Tout à ses ablutions, il songea qu’il était extrêmement urgent de revoir Delanne et Joliot-Curie ce jour-même, afin de dissiper le mystère qui planait désormais autour de cette toile. Il sortit de la pièce et attrapa sa robe de chambre de velours côtelé lie-de-vin, qu’il enfila aussitôt. Puis désirant se faire servir son petit déjeuner dans le grand salon, il actionna le cordon pendu à côté de sa tête de lit, prit le cornet et lança dedans d’une voix maussade :

– Avicennius ! Je prendrai le petit déjeuner dans le grand salon.

Puis il reposa le cornet à sa place, sans même attendre la réponse de son domestique. Il se rendit ensuite près de la fenêtre, pour profiter du soleil resplendissant et du jardin en fleur, magnifique en cette journée. Il l’ouvrit en grand. L’air était frais et doux comme la caresse d’une femme sur la joue de son amant, une légère brise apportait juste la note de chaleur qui manquait. Inspirant l’atmosphère chargée de mille odeurs de fleurs, Issam se dit qu’il serait judicieux d’inviter ici-même Delanne et Joliot-Curie. Le cadre serait plus chaleureux que le sombre institut de la Sorbonne. Il resta ainsi de longues minutes, contemplatif de la beauté savante de son jardin ; chaque végétale, arbre ou arbuste, ou encore massif et même chaque motte de terre, tout avait été déterminé, jusque dans le moindre détail pour ne laisser aucune prise au chaos, de manière ce qu’elles donnent chaque année le meilleur d’elles-mêmes. Issam en était très fier et ne manquait jamais de louer ses talents en la matière, ce qui lui valait l’admiration de nombreuses personnes. Chez lui la créativité se confondait avec la scientificité en mariage des plus parfaits. Enfin lorsqu’il eut bu de tout son soûl les images de ce jardin parfait, il sortit de sa chambre et emprunta le grand escalier de marbre gris pour se rendre dans le grand salon, où l’attendrait à n’en point douter un copieux petit déjeuner.

Arrivé devant l’embrasure de la porte, il sut qu’il ne s’était point trompé, la pièce embaumait le thé de Ceylan et les toasts tout juste grillés, le tout agrémenté d’une pointe de miel de lavande. Entrant dans la pièce, il ne vit nulle part Avicennius, mais ne s’en soucia guère, cela lui était même complètement indifférent. Satisfait, il s’attabla et s’attaqua de suite aux tartines brûlantes, qu’il recouvrait généreusement de gelée de myrtilles ou de miel, avant qu’elles ne fussent trop refroidies. Il les dévora avec avidité et savoura de la même manière son thé, infusé à la seconde près, dont les arômes puissants l’envahissaient. Il se laissa envahir par les émotions et ferma les yeux pour mieux goûter le moment présent, mais il les rouvrit aussitôt saisi qu’il était par une sueur glacée, qui lui descendait le long de l’échine. Il l’avait vu, là, près de lui, se tordant dans les flammes, le suppliant de ne pas la rejeter, Ernanie. De rage, il se saisit de sa tasse et l’envoya à travers la pièce. Elle alla s’écraser sur le miroir, qui se brisa dans un bruit sec et mat, tandis qu’elle explosait en un millier de paillettes blanches. Il devenait urgent de revoir Delanne et Joliot-Curie pour qu’il l’aide à se débarrasser de ses visions. Cependant au fond de lui, il se disait qu’il devait en être de même pour eux. S’emparant du Petit Journal posé en travers de la table, il traversa rageusement la salle, faisant crisser ses semelles sur la porcelaine brisée et se mit sous la tonnelle en verre qui donnait sur le jardin. S’asseyant sur une chaise à bascule, il entreprit la lecture de son quotidien, commençant par la page intérieure. Mais une photographie en une attira son attention. Le tirage et l’impression était de fort médiocre qualité, de multiples tâches blanches constellaient l’épreuve, rendant l’image presque illisible. Néanmoins, il avait reconnu les bâtiments et la lecture du titre ne faisait que confirmer ce qu’il avait deviné.

Juste au-dessus de la photographie en lettres grasses et capitales, le titre barrait la une :

Grave explosion à la Sorbonne : L’institut de Psycho-physique soufflé.

Aucun blessé ou disparu

(Photographie, Capitaine des sapeurs pompiers Ferdinand Gravier)

C’est vers trois heures du matin qu’une violente explosion, ressenti jusque dans le nord de Paris, a eu lieu au cœur de la Sorbonne. Par mesure de sécurité et à cause des épais nuages de poussières, la préfecture de Paris a mis en place un cordon sanitaire dans un rayon de 500 mètres autour du site de l’explosion. Les premières constations font état de lourds dégâts matériels, dans l’ensemble des bâtiments, et de l’institut de Psycho-physique, ou Pavillon des Fous, ne reste qu’un cratère d’une cinquantaine de mètres de diamètre. Pour le moment la préfecture n’exclut aucune hypothèse : fuite de gaz, acte de sabotage, attentat ou encore corps céleste qui se serait écrasé sur le pavillon. À l’heure où nous publions ces lignes, aucun journaliste n’a encore pu se rendre sur les lieux, selon la Préfecture par mesure de sécurité et pour ne pas entraver l’enquête préliminaire. Nous publierons une édition spéciale au cours de la journée pour vous tenir au fait des derniers développements de cette mystérieuse explosion.

Issam reposa le journal sur ses genoux, ses yeux regardaient le vide de sa conscience l’aspirer.

– Heureusement Joliot-Curie et Delanne ne sont pas retournés cette nuit à l’institut, soupira-t-il.

Il se demandait si le cordon sanitaire et les taches qui mouchetaient la photographie ne serait pas lié au combustible utilisé par le réacteur de Joliot-Curie, auquel cas la recherche serait sûrement abandonnée, tant par la peur du scandale que par le manque d’explication à cette explosion. Sauf si bien sûr il existait une autre voie d’exploration. Néanmoins, un détail le troublait et le mettait extrêmement mal à l’aise, la synchronicité entre la survenue de son rêve et l’heure de l’explosion. N’avait-il pas cette nuit brûlée vive, Ernanie, cette femme qui jadis avait mis son cœur et sa raison en lambeaux. Se pourrait-il alors que cet événement soit à l’origine de cette catastrophe. Mais à peine eut-il émis cette idée, qu’il la rejeta en bloc, cela ne se pouvait, cela était incommensurable, cela n’était qu’une malheureuse coïncidence. Il poursuivit sa lecture, mais le reste des articles ne parlaient que de politique extérieure et des projets d’accords commerciaux avec l’Empire du Soleil Levant, dont l’éveil commençait. Issam n’y porta qu’une attention distraite, comme à tout le reste du journal, à l’exception du projet d’envoi d’un engin artificiel en orbite autour de la Terre. Il s’était toujours demandé si, de son vivant, il pourrait voir des hommes fouler le sol lunaire, voir le sol martien, où l’on soupçonne la présence de vie. Portant un regard dédaigneux à sa montre gousset, il se leva et se dirigea vers le poste téléphonique accroché près du miroir brisé. Il décrocha le cornet en ébonite et patienta quelques instants, le temps qu’une opératrice lui réponde. Il demanda alors d’une voix hargneuse :

– Passez-moi le 2475 à Passy !

– Très bien, monsieur.

La tonalité retentit égrenant ses tonalités, quand enfin quelqu’un décrocha, une voix féminine chantante :

– Allô, en qui ai-je l’honneur ?

– Bonjour Irène, je dois parler à Frédéric, c’est extrêmement urgent !

– Ah, Issam ! Frédéric est déjà parti pour la Sorbonne. Il y a une heure environ. Voulez-vous que je lui transmette un message de votre part ?

– Hum, oui. Dites-lui que je l’attends chez moi à partir de trois heures cet après midi ; et il raccrocha sans même lui dire au revoir, ni la remercier.

Il resta quelques instants songeurs, s’interrogeant sur la pertinence du déplacement. Que pourrait bien y trouver Frédéric ? Il avait soigneusement examiné le cliché et rien du pavillon de recherche n’avait survécu. Puis il reprit le combiné et lança, à peine l’opératrice en ligne :

– Le 2294 à Saint-Maurice

– Bien, monsieur.

– Allô ! Gabriel Delanne…

Mais Issam ne le laissa pas terminer sa phrase et lui coupa la parole :

– Gabriel, Issam à l’appareil, j’ai appelé Frédéric, il est déjà à l’institut ou du moins ce qu’il en reste.

– Comment cela, ce qu’il en reste ! Je dois m’y rendre pour y examiner de nouveau cette toile.

Issam éclata d’un rire amer :

– Je crains qu’il ne reste d’elle qu’un vulgaire tas de cendre à présent.

– Que veux-tu dire ?

– Tu n’as pas lu le Petit Journal. Il semble que le réacteur ait explosé cette nuit, mais la cause n’est pas encore connue pour le moment.

Issam omis soigneusement de lui narrer son rêve de la nuit, préférant garder pour lui ce secret pour le moins embarrassant.

– Est-ce un acte de sabotage d’une puissance étrangère ou occulte ?

– Je ne sais pas, mais retrouvons-nous chez moi cette après-midi à partir de trois heures, j’ai déjà prévenu Frédéric.

– Très bien ! Faisons ainsi. Au revoir Issam.

– Au revoir Gabriel.

Issam reposa alors le combiné en ébonite sur son support métallique. Il allait tirer le cordon pour ordonner à Avicennius de lui préparer son déjeuner, ainsi qu’une collation pour l’après midi, mais il renonça et sortit du salon. Il se rendit alors dans son bureau, une pièce assombrit par d’épais rideaux qui ne laissaient presque pas entré la lumière du jour. Refermant la porte à clé, il s’installa dans un immense fauteuil en cuir bleu nuit, presque noir et fit face à son bureau en acajou, sur la face duquel était incrusté une précieuse pièce de cuir de buffle gravé à l’or fin de la devise de Descartes : « Cogito Ergo Sum ». Issam ouvrit alors l’un des tiroirs et en tira une plume d’oie, une pointe de verre, ainsi qu’un encrier et une feuille de papier filigranée. Trempant la pointe dans le liquide noir, prenant soin de saisir la juste quantité, il se mit ensuite à rédiger, d’une écriture fébrile trahissant sa grande nervosité, quelques lignes. Après quoi, il laissa sécher quelques minutes l’encre bue par le papier. Ouvrant un autre tiroir, il en sortit une enveloppe blanche, ornée de ses armoiries, une chimère interrogeant un sphinx, et inscrit dessus le nom d’Avicennius. Il plia ensuite scrupuleusement la lettre et la glissa dans l’enveloppe, qu’il cacheta à la cire fondue. C’était un procédé plus élégant que de déposer ses fluides corporels sur une feuille de papier.

Il se leva, contourna son bureau et se rendit près de la fenêtre obstruée. Écartant doucement les lourds rideaux, il jeta un coup d’œil dehors et se souvint pourquoi il avait presque condamné cette fenêtre et cette portion du jardin. Au-dehors s’étalait une serre qui avait dû être magnifique autrefois et qui aujourd’hui semblait pourrir sur pied, à mesure que l’âme d’Issam se desséchait, mais cela il n’en avait pas conscience. Il avait voulu la bâtir en hommage à une personne dont sa mémoire n’avait gardé aucune trace, effaçant ou plutôt oubliant jusqu’au moindre de ces souvenirs. Il se souvenait juste de l’avoir méprisée et humiliée, lorsqu’elle avait rompu avec lui. Laissant ses souvenirs avec la serre pourrissante, il referma les tentures et ramassa sa lettre, avant de sortir. Il revient alors dans le salon, où l’attendait toujours intact le miroir brisé et il y déposa bien évidence sur le plateau l’enveloppe contre l’assiette couverte de miettes, le mot destiné à Avicennius. Ensuite, il partit dans l’entrée, attrapa son melon et sa veste, ainsi que sa canne épée, puis sortit du manoir d’un pas autoritaire. Dehors, sur le perron, l’attendait la Trompettante.

– Curieux songea-t-il, j’aurai juré l’avoir rangé dans le garage hier soir.

Issam haussa les épaules et prit place à bord de sa voiture, qui démarra au quart de tour dans un ronronnement félin. Il avança à une allure modérée vers la grille qu’Issam ouvrit puis referma une fois qu’il fut sorti. Puis il roula en direction de la forêt, où il disparut bientôt sous les frondaisons denses des chênes. Il n’avait choisi aucune destination en particulier et s’était simplement dit :

– Je prendrai les deux prochains croisements à gauche, le troisième à droite et ensuite nous verrons bien où me mèneras la Providence.

Il roula ainsi pendant une bonne heure et finit par arriver devant un petit étang, où un panneau en bordure indiquait un relais des postes et une auberge.

– Hé bien j’espère que la cuisine y sera aussi bonne que le lieu est enchanteur, s’enthousiasma Issam.

Il repartit en direction du relais qu’il apercevait de l’autre côté de la pièce d’eau. Il fit ainsi une centaine de mètres et arriva devant un petit bâtit en bois, un écriteau au-dessus de la porte : Relais des postes impériales, lui-même accolé à une maison à colombage : Auberge des postes. Il fit le tour de la maison et découvrit un aménagement où deux autres véhicules étaient déjà garés. Il choisit une place ombragée sous deux majestueux chênes et y glissa la Trompettante. Il descendit de sa voiture et examina d’un peu plus près les deux arbres. Comme il l’avait supputé, ils étaient identiques jusqu’à la moindre de tache sur leurs feuilles, un chef d’œuvre de technicité fluctuante. Il avait déjà entendu parlé, il y a plusieurs années de cela, un dispositif de clonage végétarien qui permet en théorie de faire entrer en résonance deux végétaux de la même espèce et de même âge, aboutissant à un équilibrage des caractéristiques des deux arbres, jusqu’à ce que plus rien ne puisse les distinguer. Il se souvenait que l’éther fluctuant jouait le rôle de transmetteur en canalisant l’énergie physique d’un arbre vers l’autre et inversement.

– Se pourrait-il alors que même les végétaux puissent rêver ou du moins avoir accès à un embryon de conscience. Grotesque, se dit Issam.

Des essais avaient eu lieu auparavant avec des animaux mais les résultats n’avaient été guère probants, sans doute était-ce dû à leur complexité supérieure. En revanche, des entreprises développaient cette technique sur des organismes inférieurs bactéries et moisissures avec un immense succès, en ingénierie médicale et agro-alimentaire. Toujours admiratif de la symétrie parfaite des deux chênes, Issam s’éloignât et longea l’auberge et jeta un coup d’œil à l’intérieur. Sans être rempli, elle accueillait une petite foule, sans doute des habitués, et surtout les assiettes servies étaient copieuses. Il s’arrêta un instant pour consulter l’ardoise déposé contre le mur dont le contenu avait l’air fortement alléchant, ce qui ne serait pas de trop pour dissiper son irritation et sa mauvaise humeur. Franchissant le seuil de l’auberge, il chercha du regard le patron, mais ce fut un serveur qui vint à sa rencontre.

– Bonjour monsieur, êtes-vous seul ou attendez-vous encore quelqu’un ? s’enquit-il.

– Je suis seul, je vous remercie, me serait-il possible d’avoir une place près de la fenêtre. Je souhaiterai jouir de la vue magnifique.

– Bien sûr monsieur. Je vous propose cette table, lui indiqua-t-il, en lui présentant une table située sur la droite. Vous pourrez d’ici admirer la vue sur l’étang et sa végétation.

– Merci !

Et Issam s’installa face à la fenêtre et à sa vue apaisante. Le serveur s’apprêtait à lui tendre la carte, mais Issam déclina l’offre et commanda le menu du jour, ajoutant qu’il prendrait l’eau de la source. Son foie affaiblit par la maladie et l’absinthe ne lui permettait de goûter que rarement à ce nectar des dieux qu’était le vin.

Une fois le serveur partit, Issam put tout à son loisir examiner le cadre de la salle, qui sans être très spacieuse n’en donnait pas moins une impression d’infinie apaisante par un jeu habile de miroirs qui renvoyaient la vue extérieure, donnant l’illusion d’une salle ouverte. Un bar dissimulé dans les ombres donnait à voir une collection impressionnante d’alcools fins de tous horizons, dont il aurait été bien incapable de nommer pour bon nombre d’entre eux. Au plafond des poutres massives soutenaient l’étage, entre elles des appliques électrique semblaient, car il ne voyait nul fumé et nul odeur de naphte. Regardant les autres tablées, il aperçut un couple d’âge mur en grande conversation et à une autre un jeune homme dégustant une fine cognac. Il jeta alors un coup d’œil par la fenêtre et se perdit dans la contemplation de la vue, attendant l’arrivée de son déjeuner.


Texte publié par Diogene, 13 janvier 2015 à 10h23
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