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tome 1, Chapitre 18 « Mensonges... » tome 1, Chapitre 18

Plusieurs semaines s’étaient écoulées depuis le drame qui avait failli lui coûter la vie. Cependant, s’il était là, il ne pouvait en dire autant de son ami qui gisait toujours sur son lit d’hôpital. Il lui rendait plus ou moins régulièrement visite. Ces derniers temps celles-ci s’espaçaient imperceptiblement, renonçant ainsi à son devoir et au malaise qui l’étreignait à chaque fois qu’il y allait. Aussi cette fois-ci s’était-il décidé à organiser une grande fête pour chasser la morosité, qui le gagnait un peu plus chaque jour. Il avait envoyé de très nombreuses invitations, dont une avec beaucoup de délectation. De son côté Avicennius avait mis les petits plats dans les grands pour transformer la demeure en un palais somptueux, à même d’offrir ce qu’il y avait de plus fin, de plus délicat et de plus raffiné à ses invités.

Nous étions jeudi et le soir Issam donnerait la plus magnifique des fêtes de la région. Ce matin-là Issam se réveilla de fort bonne humeur, aucun rêve, ni aucun cauchemar d’aucune sorte n’était venu troubler son sommeil. S’étirant dans sa couche, il décida qu’il pourrait paresser un peu au lit, laissant à Avicennius le soin de s’occuper de toute l’intendance. Seuls souvenirs de cette calamiteuse journée, des douleurs au flanc droit et une hideuse cicatrice qui s’étirait des dernières côtes jusqu’au milieu du ventre. Mais cela aurait été le moindre de ses soucis s’il n’avait eu l’interdiction formelle de boire la moindre goutte d’alcool. Les médecins le lui avaient fortement déconseillé le temps de la régénération de son foie et même par la suite. Et alors qu’il se détendait, la douleur sourde vint se rappeler à lui. Grimaçant sous l’élancement, il se leva péniblement et se dirigea vers la salle de sain, où il commença à remplir la baignoire d’une eau brûlante accompagnée de sels, seules choses à même de l’apaiser.  Et tandis que son bain se remplissait, il se déshabilla complètement et s’admira longuement dans le miroir. Celui-ci lui renvoya son image, comme vieillie de dix ans au moins.

Pourtant, rien n’avait changé, si ce n’est une balafre qui lui labourait en partie le torse et le ventre ; peut-être une aura sombre. Mais non, il était toujours le même, le regard sans doute, plus dur, plus cruel, plus ambitieux aussi.  Il jeta un coup d’œil sur la baignoire, elle était presque remplie à ras bord.  Issam ferma les robinets et se coula avec délice dans l’eau brûlante. Il aimait cette morsure vive et sauvage du feu sur sa chair nue, elle lui procurait énergie et vivacité. Il restait ainsi jusqu’à ce que sa peau prenne une teinte incarnate. Puis il se leva brutalement attrapant le seau d’eau glacée, qu’il déposait au pied du bassin. Il se le déversa alors brutalement sur le corps, incendiant sa cicatrice sur le flanc. Elle irradiait désormais sa douleur lancinante dans tout le corps. Il demeura ainsi, extatique, debout, les mollets toujours plongés dans l’eau brûlante, jusqu’à que cette dernière reflue et que l’anesthésie du froid le gagne. Aussitôt il se replongea dans la saumure pour de nouveau s’ébouillanter, faisant s’élever d’immenses colonnes de vapeur, qui plongèrent la salle de bains dans un épais brouillard. Prenant alors un gant de crin, qu’il enfila sur sa main droite, il la plongea dans l’eau jusqu’à ce que la morsure de la chaleur se fasse trop insupportable, aiguillonnant ainsi son plaisir. Puis il commença à se caresser le bras gauche avec douceur, l’enserrant dans sa main avec force. Le crin crevassait la peau presque à vif, décollant la chair morte. Il descendit le long du torse, accentuant la pression sur sa peau écarlate, puis sur son flanc. Plus il descendait, plus il écrasait le gant sur sa chair douloureuse. Il remonta ensuite sur le dos, tordant ses bras tel un contorsionniste, labourant alors de plus bel son corps. Son dos presque à vif, il rinça longuement le gant perlé de gouttes de sang rouge vif. Un court instant, l’eau prit  la teinte du précieux liquide mais se dispersa presque aussitôt. Il se plongea alors dans l’eau, d’abord le torse, puis le cou, enfin le visage qu’il enfouit d’un coup, sa bouche s’ouvrant sur un cri de douleur muet, des bulles crevant la surface bouillonnante. Les secondes devinrent dizaines, puis minutes. Cependant que son visage crevait la surface, il prit de profondes inspirations tandis que sa main se frayait un chemin vers le bas-ventre. Il étendit son bras sur ses jambes, arrachant par moments des lambeaux morts. Il remonta son bras, et resta longuement se massant de crin et de morsures, faisant monter un plaisir mais non une jouissance. Quand il eut fini, il ôta le gant de sa main ensanglanté qui reposait désormais au fond, d’où remontaient de minces filets écarlates. Il remonta lentement sa main, dardant du bout de l’index sa cicatrice boursouflée, enfonçant l’ongle dans la chair rougissante comme pour mettre à nu la souffrance, un sourire sur les lèvres. Suivant le sillon de la peau, il perça un fin vaisseau d’où s’échappa une petite rivière couleur rubis, teintant l’eau du bain. Il sortit sa main et porta son index à ses lèvres, goûtant le sel saturé de fer. Puis il prit un gant métallique et se frotta vigoureusement la peau autour de la balafre, se rapprochant de plus en plus jusqu’à la toucher, emportant dans une décharge mystique et furieuse la jouissance jusque-là contenue dans l’intense douleur. Raide, il se coula dans le bain, les membres ballants, il ne respirait plus jusqu’à ce qu’un réflexe ne le fasse émerger d’un coup. Il se mit debout et d’un coup sec ôta la bonde qui retenait le précieux liquide. Et tandis que la baignoire se vidait abondamment, il écarta les jambes et les bras pour mieux se sécher et sentir le sel enflammé sa peau lacérée, prolongeant alors d’autant la jouissance. Il ouvrit de nouveau le robinet et boucha la baignoire qui se remplit d’une eau glacée et purificatrice. Il s’y immergea jusqu’à ce qu’elle lui arrache tout le sel incrusté dans ses pores, puis il en sortit et s’emmitoufla dans une serviette, faite d’un tissu d’une grande douceur et aux vertus apaisantes. Enfin, il pourrait se montrer digne de ses invités. Ayant séché sa peau délicieusement meurtrie, il reposa la serviette et sortit d’un pas lent de la salle de bains. Une douce pénombre baignait la pièce, les immenses et épaisses tentures aux fenêtres empêchaient la lumière de s’y immiscer. Issam s’avança vers une armoire imposante aux reflets cuivrés. Devant lui, il voyait le combat d’un homme aux prises avec une chimère. Celui-ci était en train de l’étrangler, tandis que le dard acéré de celle-ci lui déchirait le flanc droit. Il avait lui-même redessiné les scènes présentes sur le panneau central, le courant d’éther fluctuant insufflant vie à la scène. Il fit alors pivoter le panneau sur lui-même découvrant ainsi un premier miroir, puis les deux portes latérales en découvrant deux autres.

Il était désormais face à trois vérités qui se renvoyaient son reflet à l’infini. Il s’observa longuement, appréciant la finesse de ses jambes, que devait lui envier bien des hommes. Il délecta de voir qu’il avait perdu autant de cette disgracieuse graisse abdominale, trouvant même que cela mettait plus en valeur son physique, aujourd’hui disgracieux. Il abhorrait cette balafre, repli de chair et de sang, qui lui barrait le flanc droit, en même temps qu’elle était une source intense de jouissance. Peut-être serait-elle atout de séduction auprès de ces dames, pourvu qu’il trouve les mots adéquats pour en expliquer la présence. Au loin dans les miroirs, il aperçut son combat contre la chimère, ce qui lui arracha un cri de douleur. Sa cicatrice s’était mise à palpiter d’une vie nouvelle comme si elle était sur le point de se déchirer. S’arrachant à cette vison, il referma le panneau central et se mit à fouiller son armoire à la recherche du costume qu’il aborderait ce soir. Il prit un costume anthracite aux reflets rubis, accompagné d’un chapeau couvert de grandes plumes à l’unisson. Il déposa ses affaires délicatement sur son lit défait, puis retourna dans l’armoire d’où il en retira une tenue plus classique qu’il revêtit immédiatement. Une fois habillé de pied en cap, il alla à la fenêtre et arrachant presque les rideaux, si bien qu’il laissa la lumière agressée la pièce et ses yeux, tant et si bien qu’il en fut aveuglé un court instant. Il patienta quelques secondes puis les rouvrit et regarda de nouveau par la fenêtre. Il ne vit que le jardin soigneusement entretenu de son manoir, plongé dans la lueur matinale. L’immense soleil et la prairie, qu’il avait aperçus, avaient complètement disparu. Soulagé il ouvrit en grand la baie vitrée et laissa s’infiltrer l’air tiède du matin. Dehors Avicennius avait dressé de grandes tentures, sous lesquelles étaient disposées d’immenses tables, ainsi qu’une estrade pour l’orchestre qui viendrait animer la soirée. Savourant encore quelques minutes la vue qui s’offrait à lui, il se retourna et sortit de sa chambre. Peu pressé de prendre son petit déjeuner, il entendait Avicennius s’affairer dans ses fourneaux. Aussi préféra-t-il se retirer dans l’une des ailes les plus sauvages du manoir. Un lieu qu’il n’avait guère visité ces derniers temps, le grenier.

Partant en direction de l’aile est de la maison, il se fondit rapidement dans les ombres qui la baignaient depuis tant d’années. Il posa la main sur le mur lambrissé, effleurant les moulures de bois patinées par le temps. Presque aveugle, il s’amusait à deviner ce que ses doigts voyaient. Il découvrait des êtres fantastiques, un duel pour les yeux d’une dame, un oracle dans sa grotte, des scènes de vie et de mort. Toutes étaient sculptées délicatement dans les panneaux, lissées par les années et les centaines de doigts qui les avaient caressées. Ses parents lui avaient autrefois parlé de ces étranges boiseries, venues de lointains ancêtres italiens. Déjà dans sa jeunesse, il admirait ces scènes figées dans la vie, mais jamais encore il ne les avait encore vus par le toucher. C’était une sensation étrange, comme un frisson qui lui parcourait l’échine, comme s'il explorait un corps féminin par ce seul sens. Se guidant uniquement de la main, il ne s’aperçut pas de la ronde dans laquelle il était enfermé. Cependant, lorsqu’il ouvrit enfin les yeux, ce fut devant une porte massive en ébène, la porte du grenier. Du bout des doigts, il explora lentement le bois à la recherche de la poignée, qu’il saisit vivement comme si un impératif le lui avait ordonné. D’un geste vif et précis, il abaissa la poignée de métal ciselé mais la porte demeura scellée. Se plongeant dans ses souvenirs, il effleura langoureusement de sa main gauche la porte en ébène, comme un amant avec sa maîtresse. Soudain sa main rencontra un creux, où il glissa son auriculaire jusqu’à ce que se fasse entendre un léger déclic. La porte s’ouvrit alors lentement, presque avec sensualité dans un silence de mort. Un escalier en bois s’élevait vers le sommet de la demeure, d’où pointait un fin faisceau lumineux. S’avançant, il referma doucement la porte derrière lui et monta une à une les marches en tenant fermement la rampe. Alors que sa main glissait, ondulait sur le bois verni, une vive douleur la lui transperça. La retirant vivement, il distingua une perle de sang dans le creux de sa paume, en dessous était incrusté une fine aiguille de bois sombre. La douleur refluant et se dissipant, il renonça à essayer d’extraire l’écharde de sa peau, préférant la garder emprisonnée. Et tandis qu’il poursuivait son ascension, il sentit le vertige kaléidoscopique de l’entre monde, et ce malgré une abstinence de plusieurs semaines.

 Il se reposa alors un instant contre le mur. Mais tout bascula et ce fut comme si le mur s’ouvrait derrière lui et l’avalait, le faisant pénétrer dans un monde inconnu. Il se débattit violemment, en vain, et lorsqu’il rouvrit les yeux, il retrouva un décor familier. L’escalier avec sa rampe en bois verni et ses marches silencieuses. Il passa la main gauche sur le mur, mais celui-ci ne présentait rien de particulier et il acheva son ascension. Une fois dans le grenier, il examina de nouveau sa paume. L’écharde était toujours là, mouvante, vivante, croissante. Mais il n’y prêta aucune attention préférant reporter son regard sur ce lieu magique et ancien, où il n’était pas venu depuis plusieurs années. C’était une pièce immense qui s’étendait sur toute la surface du manoir, où s’entrelaçaient de vieilles poutres de soutènement. Par moments un mur se dressait privant presque la pièce de sa perspective, pour laisser place à un invisible conduit de cheminée. La toiture était percée en de nombreux endroits de fenêtres, qui offraient à la pièce une splendeur tout onirique, où grâce aux jeux d’ombres des poutres naissaient un bestiaire fantastique. Curieusement, lorsque Issam passa un doigt sur l’une de ces imposantes masses de bois, placée en travers de son chemin, celui-ci resta vierge de tout grain de poussière. De même l’odeur si caractéristique du renfermé était absente. Cela le troubla quelque peu, car personne, pas même Avicennius, en dehors de lui-même ne pouvait s’introduire en ces lieux. Il possédait l’unique clé, mais  le picotement dans sa main fit taire ses doutes. Il s’avança alors vers l’un des innombrables puits de lumière qui jalonnait la pièce et s’y plaça. Il resta ainsi de longues minutes à savourer le contact de la pluie lumineuse sur l’épiderme de son visage. Il sentait les rayons dorés lui piquetés délicatement la peau, comme autant de minuscules dards acérés. Dans sa main l’écharde affirmait un peu plus son emprise. Alors qu’il se retirait de la source, ses yeux se posèrent sur un coin reculé. Il distinguait une masse sombre qu’il ne reconnut pas tout de suite. S’approchant il devinait des reliefs, un paysage familier.

– Ma maquette ! s’exclama-t-il, je la croyais perdue.

Tel un enfant devant un gigantesque gâteau d’anniversaire, Issam s’extasiait devant la reproduction miniature de la région de Sceau avec ses maisons, ses réseaux routiers et ferrés, ses monuments, sa forêt et tous ses détails qui lui avaient pris tant de temps, mais en échange d’un plaisir chaque fois renouvelé. Il avait même pris soin d’intégrer des personnages, les habitants qu’ils connaissaient dans la maquette. Ils étaient tous là, reproduits jusque dans leurs moindres détails. Cependant, et Issam ne sembla pas le remarquer, tous étaient dépourvus de visage, à la place un masque blanc aux expressions variées, effrayées pour certains. Il fit le tour de la maquette, elle était propre comme un sou neuf, elle aussi, et découvrit un tableau couvert de boutons et autres interrupteurs en tous genres. Au-dessus, se dressait un plan des routes et des voies ferrées, accompagné d’un microphone en cuivre. Cela faisait de si nombreuses années, des décennies même qu’il n’y avait pas touchée, qu’il hésita un instant à remettre toute l’installation en route. Mais la conservation et la propreté des lieux eurent raison de ses hésitations. Il abaissa alors une petite manette sur le côté et un doux ronronnement se fit entendre : Le bruit des vibrations éthérées circulant dans la maquette. Sur le tableau, des ampoules clignotaient indiquant les positions respectives des trains et des véhicules. Puis il commença à manipuler quelques interrupteurs faisant s’illuminer de plus belle les différents secteurs, lançant trains et voitures dans une folle sarabande, à l’assaut de la ville. En cet instant, il était heureux, car il retrouvait sa joie enfantine et son inventivité. Il se mit alors à parler tout seul, créant une histoire dont il était le seul maître. Soudain il se rappela qu’il lui restait encore un vieux stock de matériel inutilisé. Il se détourna aussitôt de sa ville avec un rire enfantin. Il traversa la pièce à la recherche de la vieille armoire qu’il savait tapie dans un coin. Mais au lieu de cela, il buta sur un vieux sac de toile, posé négligemment près d’une poutre massive qui traversait le plancher.

Oublieux de son idée première, il grommela un juron et tira la toile à lui. Ce qu’il y découvrit le laissa sans voix, tant il était ému. Dessous se dissimulait un ours en peluche géant, un ours qu’il croyait avoir perdu lui aussi pendant son adolescence. Il redressa l’ours, quelque peu désarticulé, et lui redonna un peu de consistance et surtout de sa bonhomie. Il l’épousseta, encore que cela fut inutile, car comme tout ce que contenait le grenier, il était dépourvu de poussière et avait seulement le poil un peu ébouriffé. Une fois remis, il le souleva par les épaules et l’amena dans la lumière afin d’en admirer la bouille rieuse. Mais en fait de visage, tout comme ses habitants miniatures, celui-ci arborait le masque d’albâtre. Mais Issam n’en avait cure ou ne le voyait pas, car il dansait autour de sa peluche tout à la joie de l’avoir retrouvé. Il se demandait simplement, combien de trésors pouvaient encore dormir en ce lieu. Aussi après avoir tournoyé encore quelques secondes avec son ours dans les bras, il le reposa et se mit à musarder dans le grenier. Dans l’entrelacs des poutres, entre ombres et lumières, il retrouvait quelques-uns de ses souvenirs d’enfance : un vieux service à thé en porcelaine, un jeu de cubes illustré avec l’histoire de Barbe Bleue, des livres de toutes sortes disséminés çà et là, tel un jeu de piste. Et bientôt il trouva dans un recoin fort sombre et ombrageux, où filtrait à peine la lumière, une curieuse boîte en fer-blanc, d’où semblait palpiter une peur sourde. Il la prit contre lui et se dirigea vers l’une des nombreuses colonnes lumineuses qui tombaient dans la pièce. Mais alors qu’il arrivait à la hauteur de l’une d’entre elles, il sentit que ce n’était pas le lieu approprié pour l’examiner. Quelque chose l’effrayait.

Abandonnant alors tous ses souvenirs, il sortit précipitamment du grenier et descendit les marches quatre à quatre. Ne sachant où aller, il se posa quelques minutes sur un palier avant de se décider pour son fumoir. Il prit bien garde de ne pas faire le moindre bruit qui puisse alerter son domestique, Avicennius. Arrivé devant la porte, il l’entrouvrit silencieusement pour la refermer aussitôt. Il déposa la boîte sur le guéridon et donna un tour de clé dans le verrou. Un cliquetis mat tinta dans la serrure d’acier, la porte était désormais verrouillée.  Il ferma ensuite les rideaux et alluma un feu dans la cheminée froide. Une fois fait, il contempla quelques instants la pièce silencieuse, seulement perturbée par le crépitement des bûches dans le feu lorsque le bois se fend. Il apprécia tout particulièrement les reflets orangées, damnées des flammes  sur les reliures en cuir. Il regrettait alors de ne pas avoir eu le courage de s’essayer à la peinture à l’huile, car alors il aurait alors capturé l’essence de ce qu’il percevait. Il n’était pas là pour remuer toutes les cendres de son passé. C’était une perte de temps et d’énergie.

S’asseyant dans son fauteuil, il prit la boîte en fer-blanc sur ses genoux. Ses mains tremblaient de plus en plus, l’angoisse le saisissait à la gorge, une part de lui se refusait à connaître le secret qui s’y dissimulait à l’intérieur. Malgré tout, il se ressaisit et ouvrit d’un coup la boîte. À l'intérieur des photographies en noir et blanc, légèrement jaunies par le passage du temps. La main encore agitée de soubresauts, il les exhuma une à une puis reposa la boîte sur le guéridon. Lentement, très lentement, comme si l’écoulement du temps se figeait autour de lui, il prit la première photographie de la pile et la regarda fixement. Un bébé à la chevelure fournie dormait dans un couffin, une femme, sa mère sans doute, penché sur lui. Seulement son visage était blanc et l’on ne devinait aucun trait. Il prit la seconde, le bébé était toujours dans son couffin, mais entouré de ses parents, tous deux avaient le visage blanc dissimulé par un masque d’albâtre. Il en prit d’autres, mécaniquement, toujours cet enfant avec ses parents aux visages blancs. Il devait avoir deux ans désormais et curieusement ses traits s’effaçaient, comme gommés ou éclaircis par quelque artifice. Il les reposait au fur et à mesure sur le guéridon, les empilant consciencieusement en une simili Tour de Pise. Soudain il éclata d’un rire tonitruant, une hilarité incoercible. Il était si secoué qu’il en lâcha la photographie qui s’envola doucement  dans la cheminée. Mais elle ne brûla pas tout de suite. Elle était tombée à côté des braises et commença par s’écailler, puis elle se racornit, noircit et enfin devint cendre. Cependant, qu’il se calmait, il reprit la boîte en fer-blanc. Dans le fond un chiffon camouflait un objet dont il ne devinait pas la forme. Délicatement il en écarta les pans et dévoila une persona en porcelaine aux traits indéfinissables. Elle semblait capable d’adapter ses traits à n’importe quelles circonstances, n’importe quelle personne, une persona vivante, mouvante, fuyante, malléable. Il prit alors le masque d’une main ferme et dans un murmure le posa sur son visage, d’où elle ne bougea plus. Puis il se leva, ramassa les photographies et les jeta une à une dans les flammes dévorantes.

– Merci Père. Merci Mère, chantonnait-il tandis que les épreuves se tordaient de façon grotesque dans le feu.

Dans sa main l’écharde continuait de croître et envahissait désormais son bras, diffusant une douleur plaisante.


Texte publié par Diogene, 1er février 2016 à 18h17
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