Ce matin, quand Issam ouvrit les yeux, il faisait déjà jour. Il ne savait pas combien de temps, il avait dormi et non plus quel jour, il était. De toute façon, peu lui importaient, il se sentait d’une énergie débordante et il avait des choses biens plus importantes en tête : L’explosion du réacteur, sa rencontre onirique avec Ernanie et les idées de Delanne sur la capacité du cerveau humain à matérialiser ses idées. Cependant, il ne comprenait pas pourquoi tous ces faits entraient en résonance dans sa tête, faisant vibrer son esprit d’une étrange musique.
– Ne serait-il pas possible d’influencer le cours des événements par le biais de ce multivers onirique ? pensa-t-il. Ne serait-il pas alors possible de pénétrer les pensées d’autrui, pour peu que nous trouvions le moyen de nous introduire dans les rêves.
Il songeait à ses doubles qu’il rencontrait régulièrement, pour peu qu’il prenne l’élixir approprié, celui qui lui ouvrait les portes de son esprit vers l’onirisme. C’est alors que la réponse de celui qui se faisait appeler Ego lui sauta aux yeux. Laissant malgré tout ses pensées vagabondes, il alla machinalement vers sa tête de lit avertir Avicennius qu’il lui prépare le petit déjeuner. Cependant, quelque chose retint son geste. Il n’avait pas particulièrement envie de lui tenir compagnie. En même temps, il se disait qu’il serait tout de même préférable de paraître attentif, même s’il y avait un fond d’hypocrisie dans sa démarche.
Attrapant à la patère sa robe de chambre lie-de-vin, il s’en revêtit et descendit dans la cuisine. Il trouva Avicennius dans ses préparatifs et le salua avec enthousiasme :
– Bonjour Avicennius ! Puis-je t’aider ?
– Oh ! Bonjour Issam ! Comment vous sentez-vous ce matin ?
– Eh bien, ! Ma foi ! De fort bonne humeur. Mais tu ne m’as pas répondu, as-tu besoin d’aide ?
– Ah ! Malheureusement, je crains de n’avoir terminé les préparatifs de nos petits-déjeuners respectifs.
– Allons donc ! Qu’à cela ne tienne ! Viens avec moi et déjeunons dans le jardin, veux-tu ! Ce temps magnifique est une véritable bénédiction.
– Très bien. Laissez-moi juste prendre un plateau plus grand et je vous suis.
Quelques instants plus tard, Issam et Avicennius devisaient dans le jardin, dégustant thés et toasts chauds, quand une sonnerie retentit soudainement.
– Cela ne ressemble guère à la sonnerie de notre téléphone. Ne serait-ce point quelqu’un qui s’annonce, s’exclama Issam.
– Vous avez raison. Ne bougez, je vais m’enquérir de notre visiteur.
Avicennius se leva de table et fit le tour du jardin jusqu’à la grande grille de l’entrée. Il aperçut alors un agent des postes guettant à la recherche d’un des habitants des lieux. Il s’empressa alors de venir lui ouvrir et l’invita à entrer :
– Bonjour Côme ! Vous êtes bien matinal. Que se passe-t-il ?
– Oh rien de méchant ! J’ai un télégramme urgent à remettre à monsieur Pierrier.
– Suivez-moi. Nous prenons en ce moment même notre petit déjeuner dans le jardin. Joignez-vous à nous ! Avez-vous le temps de partager un thé ?
Ce dernier consulta un instant sa montre et secoua la tête de dépit :
– Malheureusement, je me vois dans l’obligation de décliner votre généreuse invitation. Ma tournée commence dans moins d’une dizaine de minutes.
– Ah ! Monsieur Pierzi ! J’ai justement un télégramme qui vous est adressé.
– Pour moi. Hum, très bien voulez-vous bien me le remettre, mon ami.
Côme lui tendit le télégramme, ainsi qu’un registre des postes qu’Issam s’empressa de signer. Puis ce dernier fila, sa tournée n’attendait plus. Pendant ce temps Issam commença à lire le contenu du message avec une avidité non dissimulée. En même temps que son visage se fermait de plus en plus, s’assombrissant à mesure.
– Que se passe-t-il Issam ? le questionna Avicennius.
– Je n’ai pas très bien saisi. Mais il semble que Frédéric nous invite tous deux à la rejoindre. Gabriel sera lui aussi présent. Notre rendez-vous est fixé à quatre heures, nous devrons partir d’ici, à deux heures. Tu ne vois aucun inconvénient à cela.
– Aucunement, je dois juste m’absenter quelque temps ce matin. Je serai de retour pour le déjeuner.
– Très bien. Sois prudent et laisse-moi m’occuper de l’intendance. Je ne voudrais pas que tu manques à ton rendez-vous… On ne fait pas attendre une dame, ajouta-t-il subrepticement
– Avez-vous dit quelque chose Issam ?
– Non, non, rien. Je te recommandais juste d’être prudent et de me laisser les tâches ménagères.
– Je vous remercie Issam. Mais je ne puis me départir facilement de certaines habitudes. Aussi emporterai-je tout de même le plateau. En échange de quoi je vous laisse l’entièreté de la vaisselle.
Issam acquiesça d’un sourire, en même temps qu’il se demandait avec quelle dame allait s’entretenir avec Avicennius. Cela ne manqua pas d’attiser un sentiment aigu bien enfoui dans son cœur.
Ils finirent tranquillement de déjeuner. Puis Avicennius débarrassa les affaires de la table et s’en alla les déposer dans la cuisine, suivit d’Issam qui le couvait d’un regard suspicieux et chafouin.
– Merci Issam. Je laisse donc l’office entre vos mains.
– Il sera comme nous l’avons trouvé à notre arrivée. Rutilant ! Retrouvons-nous donc pour midi.
Avicennius le remercia une fois de plus et prit congé. Issam fit semblant de préparer la vaisselle, déposant délicatement les affaires dans le lavoir. Mais dès qu’il entendit claquer la grande porte de l’entrée, il poussa un soupir de soulagement et sortit de l’office. Il monta alors quatre à quatre l’escalier pour aller dans son fumoir où il s’enferma, malgré l’absence de verrou. Mais il n’en avait cure, Avicennius était parti et il ne serait pas de retour avant plusieurs heures. Planté devant l’une des bibliothèques, il se mit en quête de l’auteur de cette nouvelle, La Lettre volée d’Edgar Allan Poe. Écrivain anglais aujourd’hui disparu, dont Charles Baudelaire avait traduit une grande partie de ses œuvres. Il se rappela avoir lu cette histoire dans sa jeunesse, mais il n’en avait guère de souvenir, sans doute, l’avait-elle peu marqué. Après quelques minutes de recherche, il mit enfin le doigt dessus. Le livre était recouvert d’une épaisse couche de poussière grisâtre et lorsqu’il souffla dessus, celle-ci s’envola en un nuage menaçant, qui le fit éternuer à plusieurs reprises. Il ouvrit alors la fenêtre et se mit à lire rapidement, sautant phrases et paragraphe pour mieux arriver à ce qu’il était venu chercher. Une lettre volée travestie de manière à la dissimuler à celui-là même venue la retrouver. Laissant le vent s’engouffrer dans la pièce afin de disperser complètement le cumulonimbus poussiéreux, il se dirigea alors vers la cheminée et écarta un pan de la bibliothèque attenante. Il découvrit un placard aux allures de laboratoire alchimique ou de sorcellerie. Il y trônait toute une théorie de flacons, aux noms tous plus mystérieux les uns que les autres, en dessous les liqueurs brutes attendant d’être assemblées.
Issam se saisit de quatre d’entre eux et prit un carnet, qu’il se mit à compulser frénétiquement, avant de l’ouvrir sur une page vierge. Il y inscrivit la date et l’heure du jour ainsi que quelques signes cabalistiques. Il referma ensuite son carnet en laissant son crayon entre les pages afin d’en marquer l’emplacement. Puis il ramassa ses flacons et les déposa soigneusement sur le guéridon où scintillait déjà la petite fée verte dans sa bouteille de cristal. Il s’en servit un doigt qu’il versa dans un verre en cristal. Puis il y ajouta quelques gouttes délicatement dosées de chacune des liqueurs qu’il avait sélectionnées. L’émeraude de l’absinthe tirait désormais vers le rouge grenat, lui donnant par là un éclat quelque peu inquiétant. Il en huma longuement la part des anges qui s’envolait. Puis il se leva, son verre toujours à la main, pour refermer la fenêtre et tirer les rideaux, plongeant ainsi la pièce dans la pénombre.
Assis dans son fauteuil, il porta un instant son verre à ses lèvres. Il hésitait, il n’osait absorber le breuvage. Sa main gauche enserrait sa main droite l’empêchant d’accomplir son geste. Et plus il insistait, plus sa main rebelle raffermissait sa prise. Lentement mais sûrement, il reposa son verre sur le guéridon. Sa main gauche avait desserré son étreinte et s’était relâchée. Éclatant d’un rire sinistre, il s’empara brutalement de son verre et avala d’un trait son contenu. Le cristal se brisa net quand le verre heurta le sol avec fracas. Sa main droite dégoûtait d’un sang noir et poisseux, sa main gauche l’avait refermée sur le verre, qui s’était brisé avant de se fracasser sur le plancher. Issam ne ressentait aucune douleur, malgré un éclat profondément enfoncé dans la paume. Ses yeux étaient dans le vague tandis qu’il entreprenait son voyage halluciné à travers l’éther. Curieusement la transition entre les deux mondes se fit moins brutale, du moins lui sembla-t-il.
Ils étaient là, tous les trois et Issam sut sans la moindre hésitation qui ils étaient, ou du moins ce qu’ils incarnaient, bien qu’ignorant tout de leur véritable nature.
– Qui êtes-vous et pourquoi êtes-vous trois cette fois ? tonna-t-il d’une voix autoritaire, qui ne souffrait pas la moindre contestation.
Il connaissait déjà les réponses à ses deux interrogations, se contentant de feindre l’ignorance pour mieux rester maître de la situation. C’est alors qu’il remarqua un détail qui lui avait totalement échappé. Chacun d’eux arborait un masque vénitien. Sur le premier se lisait la perversité, sur le second le stupre et la luxure et le dernier, la jalousie. Repensant à ce qu’il avait éprouvé quand Avicennius lui avait fait part de son absence, il n’eut alors plus aucun doute sur l’identité de ses doubles.
– Je pressens que tu as deviné ce que nous sommes Issam.
Ainsi avait parlé le plus en retrait d’entre eux, celui qui portait le masque de la perversité.
– Oui ! Vous êtes mes échos ! Des échos de moi dans le multivers ! Je vous ai créé ! Vous êtes moi ! Vous êtes mien ! rugit-il.
– Tu n’as pas tout à fait raison, Issam, répondit suavement celui qui portait le masque de la luxure.
– Qui te dit que tu n’es pas toi-même un écho de l’un d’entre nous.
– Pourquoi ne serais-tu pas un reflet parmi tant d’autres ? renchérit la Jalousie
– Qu’est-ce qui te rend si Unique, Issam ? susurra la Perversité.
– Allons dis-nous ! éructa-t-elle.
– Mais je suis Unique ! Je ne me dissimule pas, moi ! Pantins que vous êtes !
– Vraiment, bruissa le second masque. T’es-tu bien regardé.
Issam sentit qu’il perdait pied. Les abîmes du doute s’ouvraient sous lui, avides et béants, jusqu’à menacer de l’engloutir. Machinalement il porta ses mains à son visage. Mais à peine l’eut-il effleuré, qu’il suspendit son geste, son cœur avait cessé de battre.
– Que disais-tu ? ironisa la Jalousie. Tu nous as appelé Issam et nous avons accédé à ta demande !
– Ce visage est une simple compensation, siffla la Perversité dans son oreille.
Mais Issam n’entendait plus rien. Il percevait dans les tréfonds de son esprit une petite voix s’éteindre en gémissant, en même temps qu’il sentait une énergie familière l’envahir. Il porta alors de nouveau ses mains à son visage et en arracha le masque. Il le contempla quelques instants et le mit à l’arrière de son crâne. De sa main gauche, il ouvrit l’espace et y plongea sa main droite. Pourtant, elle ne disparut pas, elle était toujours visible, et lorsqu’elle se retira, elle tenait un tricorne en feutre noir, qu’il posa sur sa tête.
– Oh ! murmurèrent les trois masques, se pourrait-il…
Mais ils n’eurent pas le temps d’achever leur phrase qui se perdit dans le vide. Issam fondait sur eux.
– Vous aviez raison ! rugit-il. Je vous ai invoqué ! Et parce que je peux vous nommer, vous êtes miens !
Foudroyant, il se jeta sur la Jalousie et lui arracha son masque. Ce faisant son corps se désagrégea et fut aspiré par Issam, dans la cavité où demeurait auparavant son visage. Puis il déposa cette nouvelle persona à sa gauche. Il se précipita ensuite sur la Luxure, dont le cri, un rire suraigu, se perdit dans les ténèbres. Et enfin se débarrassa pareillement de la Perversité. Mais lorsqu’elle voulut prendre sa place en Issam, un nouveau masque avait déjà pris place et une voix douce s’éleva :
– Ô être séparé ! Comme je te plains. Pour…
Mais Issam ne le laissa pas achever sa phrase, car il l’avait déjà arrachée de son visage et le contemplait. Les traits étaient emplis d’une douceur qui disparut dans l’océan de ténèbres, qui emplissait ce qu’il pensait être son âme. Il ouvrit alors les pans de la cape qui dissimulait désormais son corps et plaça la persona sur son cœur. Il la sentit se briser et une fine poussière s’échappa, s’envola vers une contrée dont il ignorait tout. Il ramassa la Perversité et la plaça sur son visage, une joie cruelle se dessinait sur ses traits.
– Qui es-tu ? raisonna une voix aux multiples accents.
– Nous sommes Issam ! Janus aux multiples visages ! tonna-t-il.
Et il éclata d’un rire tonitruant, roulant comme l’orage dans la chaleur de l’été.
Pendant ce temps, Avicennius s’était apprêté pour son rendez-vous galant. Il était si troublé que lorsqu’il partit, il faillit oublier le verrou fracassé qui gisait sur la table de la cuisine. Il roulait au cœur de la forêt, quand il fut pris d’un doute soudain. Il consulta rapidement sa montre gousset. Elle indiquait neuf heures passées et trente minutes. Il poussa alors un juron peu amène :
– Tans pis pour le verrou ! Je ne peux décemment pas faire attendre une dame.
Et c’est avec moins d’une minute d’avance qu’Avicennius arriva à son rendez-vous à Meudon. Ludylia l’attendait assise, les jambes croisées, sur le rebord de la fontaine. Celle-ci l’aperçut et se leva allant à sa rencontre.
– Bonjour Avicennius ! Que vous est-il arrivé ? Vous avez une mine épouvantable.
– Oh ! Ce n’est rien. Je crois que la nuit n’a pas été très réparatrice.
Mais tout en prononçant ces paroles, Avicennius doutait de sa propre sincérité et s’effondra d’un coup dans les bras de Ludylia.
– En fait, je ne sais pas ma Dame. Je ne me souviens de rien de ma nuit. Mais vos mots de la veille raisonnent encore dans ma tête. La vie rêve-t-elle ou est-elle rêvée ?
– Avicennius, pourquoi parlez-vous de la vie ? J’avais parlé des plantes.
– Je ne saurai vous dire. Mais cette litanie chante dans mon cœur et j’aime sa musicalité, murmura Avicennius.
– Et… et…
Mais il suspendit sa phrase comme si les mots lui brûlaient les lèvres.
– Avicennius, je vous sens rongé par un secret. N’y a-t-il rien que vous ne puissiez me confier ?
– Je ne sais Ludylia. Nous, nous sommes rencontrés, il y a seulement quelques jours et cependant j’ai la sensation de vous connaître depuis toujours.
Ludylia eut une moue énigmatique.
– Non ! Ne rejetez pas ce que je viens de vous dire Ludylia !
– Ai-je esquissé le moindre refus Avicennius ?
– Non, bien sûr que non.
– Alors, confiez-vous Avicennius. Confiez — vous, dit-elle d’une voix apaisante.
– Je ne sais pas Ludylia. Tout cela me semble si confus et prématuré. Je ne sais par où commencer… la vie est-elle rêvée ou rêve-t-elle, comme c’est étrange.
– Voyez Ludylia. Cela fait plusieurs années que je travaille au service d’Issam Pierrier. En réalité, nous nous sommes rencontrés la première fois vers l’âge de trois ou quatre ans. En fait, plutôt trois ans, voire moins, hélas, ces circonstances m’échappent. Puis nous nous sommes séparés, revus. Nous étions amis. Je fus en difficulté. Il me prit à son service. J’ai vécu ainsi plus de vingt ans et aujourd’hui c’est à mon tour de l’aider. Non, parce qu’il est mon ami, mais parce qu’il est mon jumeau !
– Votre jumeau ! s’étonna Ludylia.
– Oui. Je ne saurai comment vous l’expliquez, mais je sens un lien puissant entre nous et aujourd’hui ce lien se fissure. J’ai peur qu’il ne se brise complètement.
– Mais quel est le rapport avec les travaux de Moshé Ebernezer ?
– En fait, plus que ses travaux, ce sont ses idées révolutionnaires sur les univers parallèles et l’hyper-dimensionnalité qui m’intéressent. Je crois qu’une partie de cette énigme y réside.
Avicennius lui narra alors son rêve à la Sorbonne, la nuit où eut lieu l’explosion qui devait avoir raison du laboratoire souterrain. Il lui expliqua ensuite les expérimentations qui y avaient été faites, notamment l’utilisation du Delanotype sur la toile Frontière. Ludylia l’avait écouté attentivement, ne l’interrompant qu’une ou deux fois pour lui demander des précisions.
– Avicennius. Je pense que Frédéric Joliot-Curie, Gabriel Delanne et votre ami Issam, ont eu entre leurs mains des fragments des textes de Moshé. Ceux-là mêmes où il développait ses nouveaux concepts. Il ne peut en être autrement, au vu des éléments que vous m’avez fournis. Cependant, je doute qu’ils en détiennent les originaux, ceux-ci ont été confisqués suite à son renvoi de l’université. Je me demande même s’ils ne les ont pas détruits. Cependant, il doit en subsister quelques copies, comme je suis amené à le croire.
Avicennius sortit de sa poche l’exemplaire de Flatland qu’il avait confié à Moshé la veille de son décès. La couverture était déchiquetée et balafrée par endroits. Il feuilleta quelques instants le livre, de la poussière se levait à chaque fois qu’il tournait une nouvelle page. Avicennius caressa le livre en murmurant :
– Il me disait que ce livre avait été une illumination, que ce livre contenait la genèse de ses idées.
– Avez-vous commencé à lire Avicennius ?
– Oui. Je viens d’achever la description du pays de Flatland. Je ne suis pas encore allé plus loin.
– Puis-je ? se risqua Ludylia.
– Bien sûr ! Je vous en prie Ludylia, lui répondit-il en lui tendant le précieux ouvrage.
Ludylia feuilleta à son tour quelques pages, quand un texte manuscrit à la fin du livre retint son attention. Elle revint dessus et découvrit un texte d’une dizaine de lignes, qui se finissait par une signature presque illisible.
– Dites-moi Avicennius ! Aviez-vous remarqué cette page manuscrite ?
Le cœur d’Avicennius bondit dans sa poitrine quand il reconnut l’écriture patte de mouche et en même temps si délicate de Moshé.
– C’est un texte de Moshé, n’est-ce pas ?
Ce dernier acquiesça vivement et demanda à Ludylia la permission de lire à haute voix le texte posthume :
De même que l’Ombre a oublié qu’elle était Lumière.
L’Unique a oublié qu’il était multiple.
L’Unique a oublié qu’il était plus que ses multiples.
Au centre de l’Infini se cache la Lumière,
À son zénith, l’Infini se cache au nord,
À son lever, l’Infini se cache à l’ouest,
À son coucher, l’Infini se cache à l’est,
Quand l’Infini dort, il se cache au sud.
Par-delà les étoiles, la lumière gît, d’où l’infini jaillit.
Acheva Avicennius, perplexe.
Dans le lointain, l’église égrainait les douze coups de midi, mais Avicennius ne les entendait pas.
– Nous voilà devant une bien belle énigme. Cependant, une chose m’apparaît presque certaine, Moshé se savait en danger et il a voulu vous transmettre un message, posa doctement Ludylia.
– Pourquoi, pensez-vous cela ?
– Vous deviez le revoir le lendemain et vous auriez alors pu le questionner sur ses idées, puisque vous n’aviez pu le faire la veille. Se sentant en danger, il l’aura alors écrit.
– Mais vous rendez-vous compte de ce qu’implique ce que vous venez d’énoncer.
– Oui… Il aura été assassiné… et d’une main de maître.
– Comment ? La police n’a constaté aucune effraction et le gazomètre indiquait bien une anomalie. Nous ne sommes pas dans un roman à deux sous de Gaston Leroux.
– C’est vrai. Pour autant, je ne crois pas utile de nous attarder sur la manière dont ce meurtre a été perpétué.
– Le passé ne peut être modifié, concentrons-nous plutôt sur ce texte. Si la première partie m’est obscure, la seconde chante à mon esprit.
– Vraiment ?
– Oui ! Et je crains de ne devoir avoir besoin de votre aide pour en découvrir le fin mot.
Avicennius ne remarqua pas le sourire en coin de Ludylia, tandis qu’il sortait un bloc de papier de sa poche, où il griffonna quelques mots. Puis il tendit la feuille à Ludylia.
– Ludylia ! Je ne puis m’attarder plus longtemps, je suis attendu au manoir. Nous devons, Issam et moi, rejoindre Gabriel Delanne et Frédéric Joliot-Curie, en un lieu dont j’ignore tout. Cependant, saurez-vous vous débrouiller ?
– Ne vous en faites pas Avicennius. Je vous enverrai un télégramme. Et… L’Ombre Avicennius…
L’espace d’un instant le temps s’était figé. Avicennius avait tout de suite reconnu le phénomène et murmura :
– Qui êtes-vous ?
Mais Ludylia ne dit rien, se contentant d’esquisser un sourire plein de sagesse. Puis le temps accéléra pour reprendre son rythme effréné.
– Bonne journée Avicennius.
– Bonne journée Ludylia, fit Avicennius tout en exécutant un élégant baisemain.
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