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Dehors le ciel est poussiéreux, et le soleil, à demi masqué par d’épaisses volutes de sables, tape violemment sur la foule euphorique. Abrité dans ma coulisse, je peux les observer, tous, tous ces visages extatiques tremblant dans l’attente du combat. Ils doivent être des milliers, des milliers à venir pour la même chose : la vue du sang.

L’empereur appelle mon nom, que la foule reprend comme une litanie. Le Destructeur, c’est ainsi qu’on me nomme dans l’arène, c’est ce mot que l’on scande là-dehors. Répondant à leur appel, je sors de l’ombre, vient m’exposer à la morsure du soleil et à leurs regards cruels et inquisiteurs. Ils m’adorent, avec une ferveur presque religieuse, ils m’adorent plus que leur mère, plus que leur roi, plus que leur dieu. Il n’y a d’ailleurs plus de dieu qui tienne dans cette arène : le temps d’un combat, je remplis entièrement ce rôle. Ils m’aiment parce que je suis beau et fort. Ils m’adorent parce que je vais tuer et mourir pour eux, pour leur folie et pour leur amour. Demain ils m’auront oublié, mais à cet instant, il n’y a plus que moi qu’ils aiment, plus que moi qu’ils regardent. Je le sais. Un temps moi aussi j’ai participé à cette démonstration de haine et d’amour, mais les temps changent et c’est moi à présent qui m’en vais mourir pour leurs yeux enfiévrés.

Galvanisé par leurs hurlements et leurs vivats, je traverse l’arène d’un pas fier et assuré. Mon armure lourde et bariolée accentue mon impressionnante carrure, moule mes énormes muscles. C’est davantage un trophée qu’une protection, elle symbolise ma gloire et ma force guerrière.

Je parviens jusque sous la tribune de l’empereur, grand homme sec vêtu de violet et d’or, les couleurs impériales. Je plante mes yeux dans les siens avec défi, c’est l’un des privilèges de ma situation, j’ai le droit, même le devoir, de me comporter comme son égal. Le peuple aime cette arrogance, cette audace. L’empereur me sourit froidement.

- Le Destructeur, énonce-t-il, venu de l’école Principa, dans la région d’Atalone, dix années d’exercice, dont sept en classe supérieure, 246 combats officiels, 235 victoires dont 142 en classe supérieure, 11 défaites, 53 trophées, 20 médailles, dont 4 du concours annuel des Champs de Gloire…

Le public hurle de joie sans attendre la fin de la présentation. Nul besoin de m’introduire, tous savent qui je suis, ils sont venus pour moi, pour ma force, pour mon sang.

L’empereur appelle ensuite mon adversaire, la Tueuse, qui s’élance à son tour sur le sable brûlant. Grande, fine, musclée, rapide comme un faucon et mortelle comme un poignard, sa réputation la précède : je sais à quoi m’en tenir. Nous échangeons un rapide coup d’œil. Je l’ai connue, il y a longtemps, lors de combats de rencontre entre nos écoles, je me souviens de ce qu’elle était, de ce que nous étions avant de devenir tout à fait des monstres. Médina, c’était son prénom, et l’humanité n’avait pas encore entièrement déserté son regard comme à présent. Mais cette rencontre est loin aujourd’hui, elle comme moi ne nous laisserons pas attendrir par ces instants passés. Notre survie personnelle est notre seul objectif.

- La Tueuse, commence à nouveau l’empereur, venue de l’école Galica, dans la région du Montarlien, onze années d’exercice, dont cinq en classe supérieure, 205 combats officiels, 168 victoires dont…

La suite de la présentation se noie dans les vivats de la foule en liesse. Elle aussi, c’est une championne, une héroïne de la classe supérieure, classe qui ne contient que la crème de la crème, les puissants des puissants, et où, contrairement aux classes novices, une défaite se solde toujours d’une mise à mort. Je sais cela, elle le sait aussi : seul l’un d’entre nous ressortira vivant de cette arène.

Le Juge annonce le début imminent du combat, nous ordonne de nous placer sur les marquages. Je jette un dernier regard vers la foule en délire qui exulte, crie, chante parfois, tape des pieds et des mains sur les gradins en pierre. C’est à ça que servent ces combats, là qu’est tout le génie de cette installation : concentrer l’énergie de la population vers ces jeux funestes, diriger son attention vers la mort des autres pour qu’elle se désintéresse de la sienne, de son agonie lente et douloureuse. Tout, plutôt que d’admettre que le désert les ronge, rampe dans leur esprit, ravage leur âme comme il ravage leurs terres.

Le cri du Juge me ramène à la réalité. La foule retient son souffle, pour une fois, crispée dans l’attente. Je plonge mes yeux dans ceux de la Tueuse, j’y lis la volonté de vivre, la volonté de tuer. Le coup du gong retentit, résonne, se noie dans les hurlements de la foule. La Tueuse n’attend pas, elle bondit, se rue vers moi, sa vitesse exceptionnelle est le cœur de sa force. Je la laisse venir, je sais être patient. Avec mes cent quarante kilos de muscles, courir n’est pas mon atout principal. En moins de deux secondes, elle a parcourut les dix mètres qui nous séparaient. Elle sort sa dague, son arme fétiche qui ne la quitte jamais, se laisse glisser à côté de moi et d’un geste habile, plonge la lame entre les plaques de mon armure et lacère mon flanc exposé. Je hurle de rage, elle est déjà loin, le sang jaillit, tache le bronze étincelant et le sable vaporeux de ce rouge écarlate que je connaît si bien. La douleur afflue, je l’ignore, j’y suis habitué mieux que personne.

Je me retourne d’un geste vers elle, elle est campée sur ses fines jambes, à peine essoufflée, avec cet air agressif et déterminé de ceux qui se battent pour leur vie. Nous nous défions du regard, elle repart déjà à l’attaque, frappe au genoux. Cette fois je suis prêt, j’anticipe son geste, l’attrape, la soulève, la jette sur le sol. Le souffle coupé, elle crachote dans la poussière. Avant même que je ne tende le bras pour l’atteindre à nouveau, elle se relève, se met hors de ma portée. Ses jointures sont blanches tant elle s’agrippe à sa dague avec force. Tout autour de nous, la foule hurle, déchaînée, mais je n’ai ni le temps ni l’envie d’y prêter attention. L’urgence du combat nous isole de tout : à présent, il n’y a plus qu’elle et moi.

Elle a attaqué la première, c’est à moi d’ouvrir le bal à présent. Poussant un cri guttural, je me projette vers elle de toute la puissance de mes énormes jambes. Ma vitesse semble la stupéfier, quelques instants seulement, elle oublie trop souvent qu’elle n’est pas la seule à être rapide. Mais elle se reprend vite : tandis que je tente d’enserrer son cou, elle glisse sur le côté et échappe à ma portée. Dans le même mouvement, elle m’enfonce sa dague dans le mollet. Je grimace, panique : a-t-elle tranché le nerf ? causé des dommages irréparables ? Je ne peux pas vaincre avec un pied en moins. Mais je suis vite rassuré : elle n’a touché que le muscle, le nerf est intact. Douloureux, handicapant, mais pas irrémédiable.

Courir, néanmoins, devient plus compliqué. Je suis blessé à deux endroits et elle n’a aucune plaie ouverte. Quoique… Je lis dans son souffle haché, dans la grimace qui enserre son visage, qu’une de ses côtes est cassée. Le coup porté tout à l’heure. Je souris : c’est un pas de plus vers la victoire.

Des victoires, j’en ai vécu de nombreuses depuis que je suis dans l’arène. Sept années que je n’ai pas perdu. Des ennemis j’en ai affronté de toute sortes, des grands, des forts, des rapides, des rusés, et dans le sable de cette même arène, les uns après les autres, je les ai exécutés avec la froideur d’un bourreau. Tel est le message que veut faire passer l’Empereur : quelle que soit la difficulté, les plus forts vainquent toujours. Sauf que nous ne sommes pas les plus forts. Désormais, c’est le désert qui gagne.

La Tueuse revient à la charge, coupant le fil de ma pensée. Ses yeux sont deux diamants noirs aussi affilés que la dague qu’elle serre dans ses longs doigts. À nouveau elle glisse à côté de moi, mais cette fois elle projette son bras en travers de ma poitrine et tente d’enfoncer sa lame dans mon cœur. C’était sans compter mon armure, sur laquelle la dague dérape, venant à la place se planter dans l’épaule. Je hurle, furieux de m’être fait avoir. D’un seul mouvement, je lance mon bras, attrape le sien que je broie dans mes grandes mains. Elle pousse un cri perçant. Tentant de se dégager, elle fait mine de me poignarder la main, je la lâche avant qu’elle ne m’atteigne. À nouveau, fidèle à sa tactique, elle court loin de moi pour se mettre en sécurité.

Nous nous faisons face. Elle halète, son bras tordu dans un posture bizarre pendant inutilement le long de son flanc droit. Je lis dans ses yeux qu’elle souffre, j’espère lui avoir cassé quelque chose. Quant à moi, ma blessure à l’épaule saigne abondamment sous les plaques de mon armures. Rien de trop grave, mais la douleur me lacère et paralyse mon bras gauche. Je jette un regard à la Tueuse : ex æquo, nous n’avons plus qu’un bras chacun.

Je sens son attitude se modifier insensiblement. Elle comme moi sommes déséquilibrés, il va falloir changer de mode d’attaque. Elle se rapproche, nous commençons à tourner, lentement, focalisant toute notre attention sur les gestes de l’adversaire. Ma jambe blessée est faible, je le sens, mais je n’en laisse rien paraître.

D’un geste bref, je sors mon épée de son fourreau calé dans mon dos. Au début d’un combat, je préfère souvent me battre à mains nues mais dans cette configuration mieux vaut choisir une véritable arme. La Tueuse est maintenant désavantagée : mon épée est bien plus longue que sa courte dague. Elle le sait, elle le savait déjà en choisissant cette arme, et je n’ignore pas qu’elle est assez agile pour tourner cet inconvénient en sa faveur.

Nos pas sont lents, déliés, nos dos courbés, dans cette posture de bête traquée que le public aime tant. Il hurle de plus belle, déchaîné comme jamais, cette configuration est celle qu’il préfère, c’est la plus imprévisible, chaque instant peut être le dernier. Pour elle comme pour moi.

Nous nous regardons dans les yeux, ce n’est même plus de la haine que nous échangeons, presque une compréhension tacite et respectueuse, la certitude d’avoir un être égal face à soi.

Soudain, avec la rapidité qu’on lui sait, elle lance son bras valide, tentant de m’atteindre avec sa dague tranchante. Elle m’écorche à peine l’épaule droite. Je comprends en un instant son objectif : me priver de mes deux bras signerait mon arrêt de mort. À mon tour, sans lui laisser le temps de parer, je brandis mon épée et lui assène un coup dans le flanc. Elle gémit, frappe mon bras mais n’atteint que ma lame. Sa blessure n’est pas mortelle, mais suffisamment profonde pour l’handicaper sérieusement.

Nous engageons un duel d’épées, elle perd peu à peu du terrain, sa blessure au flanc saigne abondamment et la prive d’une grande liberté de mouvements. Je l’atteins au cou, mais trop légèrement pour causer de véritables dégâts. À chaque seconde elle se fait plus faible, plus imprécise, et moi plus puissant, galvanisé par ma victoire proche. Bientôt la peur remplace l’assurance au fond de ses yeux noirs, elle sait comme moi qu’elle va mourir.

Son souffle est court, elle cherche une échappatoire mais il n’y en a aucune. Je la sens à bout, sa garde se fragilise petit à petit, je guette l’erreur qui m’assurera la victoire. Mais je ne dois pas relâcher mon attention, me laisser aveugler par mon arrogance : l’expérience m’a apprit que ces instants où l’adversaire comprend qu’il va mourir sont les plus imprévisibles, il est alors prêt à tout tenter, même le plus fou. C’est lorsque le loup est blessé qu’il attaque.

La Tueuse tente de m’atteindre une nouvelle fois, je pare sans difficulté, c’est alors que j’entrevois une faille dans sa garde, elle ne protège pas sa cuisse gauche, qui n’est non pas ramenée en arrière comme elle devrait l’être, mais exposée, s’offrant au métal de ma lame comme une proie blessée au charognard vorace. Je lui assène un coup, elle hurle, ses yeux sont fous, la panique la gagne. L’odeur du sang me fait tressaillir, décuple mes sens, l’excitation du meurtre fait pulser le sang dans mes veines. Je tente de frapper à nouveau sa cuisse, elle esquive cette fois, pousse un petit cri de détresse, elle se met à bouger dans tous les sens, comme pour me déstabiliser. Un rire rauque s’échappe de ma gorge, je prends de plus en plus de plaisir à voir cette agitation, un dernier sursaut de vie qui se manifeste.

Soudain, alors que je suis sur le point de lui asséner un coup fatal, elle se jette sur moi, les yeux furibonds, dans une ultime tentative d’inverser l’issue du combat. Surpris je trébuche, elle se colle à moi et d’un seul mouvement, elle m’empale sur toute la longueur de sa lame. Le métal se glisse entre les plaques de mon armure, lacère mes muscles, me crève l’estomac. Le temps s’étire, je la regarde, ahuri, ma bouche légèrement ouverte, je ne comprends pas. L’adrénaline pulse encore dans mes veines, un rictus agite mes lèvres, mon corps tarde à réagir, à réaliser. Sur son visage, pas de trace de la furie meurtrière qu’on discerne souvent sur les traits des vainqueurs, seulement une profonde lassitude, l’envie de dormir peut-être. Je fais quelques pas en arrière, la lame toujours plantée en moi, sonné par la douleur, qui me parvient tordue, déformée par l’irréalité de la scène. Il y a quelques secondes à peine, je m’apprêtai à l’achever, et me voilà agonisant au milieu de la foule qui hurle, choquée, presque plus que moi-même. J’ai toujours trouvé ça lamentable, mourir en public, mourir devant tant d’yeux qui s’abreuvent de ta souffrance, de tes derniers soupirs. En face de moi, sur sa tribune, l’empereur s’est levé. Nous échangeons un regard, il m’adresse un sourire cruel, il sait bien pourtant, il sait bien qu’il va mourir lui aussi, lorsque le désert l’aura rattrapé. Tout ça, ma mort, celle des autres, tout ça ne sert qu’à camoufler l’inévitable fin de ce monde agonisant. Dehors, dehors les barrières de cette cité artificielle, règne le désert, vide et sec, un désert comparable à la mort puisque depuis des décennies, rien n’y survit plus de quelques heures. Quand les réserves seront épuisées, il ne restera plus qu’à mourir.

La haine afflue soudain, stridente et meurtrière. La Tueuse est devant moi, elle est essoufflée mais elle sourit, elle est persuadée qu’elle va vivre. Mais personne ne vivra. La fin est proche, la leur presque autant que la mienne. Le dégoût se mêle à la haine, j’en aurais vomi si mon estomac n’était pas en lambeaux. Le public hurle. Il veut du sang, il veut des plaies pour cacher les siennes, l’empereur les a tous bien eu, moi comme les autres. Du pain et des jeux, c’est ce qu’il offre au peuple, et le peuple s’en satisfait, esclave de sa peur et de son impuissance. Impuissance qui me paralyse moi aussi, tuer dans l’arène ne me fera pas vaincre le désert, comme je l’ai longtemps cru, comme je le crois encore. L’empereur, lui, se persuade que le déni nous sauvera tous, mais comment le pourrait-il ? C’est pour cette raison qu’il a créé tout ça, des jeux du cirque à la romaine, comme si le simulacre du passé pouvait nous y ramener. Il a oublié, comme tous les autres, que l’empire romain a fini par chuter, lui aussi. Rien ne dure éternellement.

La Tueuse s’approche, prête à m’arracher le cœur comme on le fait aux vaincus. Soudain la certitude de mourir là, dans le sable de cette arène, mourir comme j’ai tué, lamentable, baignant dans mon sang comme dans ma faiblesse, cette certitude me rend fou, et durant un instant j’entrevois la possibilité d’inverser mon sort. La violence se répand dans mes veines comme une drogue qui, le temps de quelques secondes, me rend toute ma vitalité. Je me jette sur la Tueuse dont le regard conquérant se voile soudain de stupeur. Puisant dans mes dernières forces, ignorant la douleur qui me rattrape inexorablement, m’entraînant vers de lointaines abysses, j’attrape sa tête et d’un geste puissant, je la tourne violemment, brisant son cou en un craquement. Elle s’écroule, sans vie.

Voilà. Je ne mourrai pas seul.

Tuer me donne la sensation d’avoir emprise sur mon destin, alors même que chaque meurtre me fait perdre pied un peu plus. Celui-là était le dernier, la dernière vie ôtée. Le public s’arrache la gorge à force de hurler, je n’entends plus rien, tout se voile dans le brouillard de la mort qui petit à petit s’agrippe à moi pour ne plus me lâcher. L’empereur s’est levé, une ride de stupeur barre son front. C’est à moi de sourire, il ne s’y attendait pas, à ça.

Mes jambes lâchent tout à coup, mes genoux s’écrasent sur le sol. Mon corps, ce grand corps puissant qui inspirait tant de peur et d’admiration s’affaisse sur le sable brûlant, un pantin auquel on aurait coupé les fils. Le soleil frappe toujours aussi violemment, la chaleur me donne des frissons, ou peut-être est-ce la mort qui m’agite ainsi.

Les gens se sont levés dans les gradins. Les visages sont défaits, choqués. Une déception que seuls ceux qui l’ont partagée peuvent comprendre : il n’y aura pas de vainqueur aujourd’hui.


Texte publié par Alexandra, 2 octobre 2024 à 16h14
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