Mis à part sa maison, l'Alambic était le lieu où Judith se sentait le mieux. Ce n'était ni pour ses danseuses crocoeures ni pour l'Arquebuse, alcool réputé dans tout le royaume. Si elle appréciait cet endroit, c'était surtout pour sa clientèle bigarrée. Des nephilims jouaient des ailes pour arriver au bar, bousculant des antipodes aux larges bras tatoués. D'autres scrutaient les annonces concernant la chasse de dragon ou négociaient pour former leurs équipes. Tous dépensaient leur maigre butin acquis dans la chasse, la protection de convoi ou dans le recel de marchandise.
En effet, l'Alambic était le bar attitré des mercenaires et autres pirates urbains.
"Tous des durs avec des gros calibres accrochés à la ceinture." comme elle aimait le penser.
"Je serai toujours étonné de voir cet endroit comme ton QG." s'exaspéra Rackham dont la finesse d'allure dénotait dans le décor.
"J'aime bien l'ambiance, c'est tout. Ça me donne l'impression d'être une vraie rebelle. En plus, les gens sont tellement bourrés et la lumière si mauvaise qu'ils ne me reconnaissent pas."
"Ma pauvre amie, victime de ton succès !" se moqua l'elfe qui chassa une fée posée sur son épaule.
Elle rit, renversant sa tête en arrière. L'aquarium à lumière, peuplé de fées luisantes, avait été laissé ouvert. Ces insectes tournoyaient, éclairant de manière aléatoire les recoins du bar. C'était comme des étoiles virevoltantes et prisonnières d'une voûte de pierre. Soudainement soucieuse, elle demanda à son collègue où en était son enquête :
"A vrai dire, je ne suis pas plus avancé." soupira Rackham.
"Mauvais signe. Je le sens pas."
"Tu ne sens pas quoi ?"
"Je sens pas cette histoire. Tu vas me croire superstitieuse mais j'ai peur."
"Si tu veux savoir, j'ai lu dans le dossier que les premières manifestations de ces trous noirs remontaient à un an." dit-il.
"Quoi ? Depuis le début du Doublon ?"
"J'en ai bien peur... Pour la défense des créatures, je dirai que les manifestations étaient très espacées et que l'on avait d'autres choses à régler. Beaucoup de disparitions sont passées à la trappe, par manque de moyen et de temps."
"Attend, à quoi ça ressemble un trou noir ?" demanda Judith, se baissant vers l'elfe pour mieux l'entendre.
"Un témoin a indiqué une brume envahissant soudainement l'endroit. Puis après une durée de temps variable, le flou disparaît et laisse place au même endroit mais en modifié."
"Genre quoi ?"
"Travaux subitement finis ou murs changeant de couleur. On a même relevé l'apparition d'un immeuble entier !"
"Je vois... C'est cette putain de mise à jour."
"Cela me semble la réponse la plus cohérente. Le Doublon s'aligne progressivement sur l'Original."
"On peut entrer dans cette brume ?" intervint Judith.
"Tous ceux qui ont pénétré ce brouillard ont disparu."
"Tu crois qu'ils sont retournés dans l'Original ?"
"Je ne sais pas." répondit-il? subitement mal à l'aise.
Cette idée de créatures séparées de leurs semblables dans un monde qui n'était plus le leur, bouleversa Judith. Elle connaissait la solitude: n'était-elle pas humaine parmi les créatures ? Elle avait choisi de plein gré de s'exiler et cela était déjà dur. Se voir éloigner à jamais de son peuple par un malencontreux hasard devait être une vraie torture.
"Mais je pensais qu'une fois le portail fermé, les liens entre le Doublon et l'Original seraient à jamais brisés !" s'exclama Judith.
"Tu oublies que cette théorie est basée uniquement sur ce qu'il y a d'écrit dans le Grimoire. C'est peut-être notre bible mais ce texte date de l'air du Grand Alchimiste."
"La légende indique que le portail se refermerait au bout de sept jours, et qu'au pire des cas ou pourrait rouvrir le portail uniquement dans sept cents ans. Ça ne fait qu'un an !"
s'écria Judith, terrifiée.
"Et si Richard avait fait tout ça pour rien..." pensa-t-elle.
"J'espère pour eux qu'ils sont morts." finit-elle par dire à Rackham.
Il se tut, tout aussi horrifié à l'idée de mourir qu'à celle de vivre de nouveau dans l'Original.
"Bon, on en sait un peu plus sur le problème, c'est déjà pas mal. On peut trouver une solution maintenant." relativisa la jeune femme.
"Pour l'instant, je n'en ai pas. Je ne sais même pas si le phénomène est naturel ou non. Si ça l'est on y peut rien. Le Grand Alchimiste l'a créé ainsi."
"Alors quoi ? On attend que ça nous tombe dessus ? On devient nomade ? Si le phénomène est normal, tu penses pas que si l'on était dans l'Original, on aurait vu débarquer des dragons et autres bestioles coincées dans les trous noirs. "
" Je ne comprends pas. "
Agacée de ne pas savoir comment exprimer son idée, elle cria presque :
" Je veux dire si la mise à jour se faisait avant notre arrivée, on aurait dû voir des monstres dans l'Original ! En clair, ce qui est dans le Doublon, ne parvient pas jusqu'à l'Original. Les trous noirs sont en quelque sorte des portes à sens unique."
"Ce qui approuve la thèse de la mort !" déclara funestement Rackham.
"Je suis rassurée d'avoir raison." ironisa la jeune femme.
Elle vit les épaules de l'elfe s'avachirent sous le désespoir.
"Ah non, ressaisis-toi, bois un coup, attrape une nana et réfléchis quoi !"
"Tu as raison... Seulement pour le dernier point. Je vais rentrer chez moi pour réfléchir."
"J'ai toujours raison."
"Et moi qui pensait que tu allais me dire lis, lis, relis, prie, travaille et tu trouveras." dit-il en se levant, un sourire au coin.
"Je n'étais pas loin..."
Il s'en alla, laissant Judith seule à la table.
"Grand Alchimiste... Fait en sorte qu'il trouve une solution là où toi-même tu as merdé."
Elle leva son verre pour un toast silencieux avec le Dieu des créatures.
La jeune femme n'avait aucune envie de partir. Elle resta seule en tête à tête avec son verre. Elle le tournait entre ses doigts, le scrutant avec l'espoir d'y entrapercevoir une solution. Elle finit par le reposer, s'avouant vaincue. L'air dégoûte, elle soupira si fort que les tablées d'à côté se retournèrent. Ils voulaient voir celle qui avec son seul désespoir, faisait plus de bruit que la sono tonitruante.
Judith devait se l'admettre: ce soir, elle n'arrivait pas à trouver de réponses à ses questions. Elle avait pourtant un problème à résoudre, mais il semblait si énorme, si hors de ses moyens, qu'elle n'arrivait pas à le saisir. Il lui semblait plus facile d'attraper la queue d'un léviathan à mains nues que de proposer un argumentaire cohérent. Puis, aussi bête que cela pouvait paraître, cette célébration du sacrifice la hantait. Elle en venait même à penser que si l'espace où elle se trouvait pouvait tomber dans un trou noir avant samedi prochain, cela lui rendrait grandement service.
Une visite inattendue la fit sortir de ses pensées moroses. Au désespoir succéda la colère de voir l'invité s'asseoir à ses côtés. Yathzee, autoproclamée la plus grande mercenaire de tous les temps, la salua :
"Bonjour ma grande, comment vas-tu ?"
" J'allais plutôt bien jusqu'à ce que tu te décides à venir me parler..."
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