Gisèle déambulait dans les jardins du palais, contemplant les parterres colorés. Elle serra ses bras autour de sa poitrine frêle lorsqu'une brise souleva sa robe trop grande pour elle. Il lui semblait être une de ces fleurs dont les pétales s'échouaient au sol, emportées par un soupir. Elle avait beaucoup mûri en un an. Elle pensait même s'être fanée, comme si sa jeunesse lui avait été volée en même temps que son univers. Pourtant Gisèle avait choisi de vivre dans ce monde, dernière trace d'un homme aimant et aimé. Elle l'adorait vraiment, mais ne l'adulait pas autant que les créatures. Parfois, elle se rappelait avec un curieux plaisir des disputes qui secouaient leur foyer. C'étaient les rares souvenirs qu'elle était la seule à posséder.
Dans le jardin désert qui s'étendait derrière le palais du Roi, Gisèle fixait un piédestal vide. Bientôt s'érigerait une statue en l'honneur du sacrifié, mais cet hommage était loin de lui faire plaisir. Elle avait parfois l'impression que son père ne lui appartenait plus. Elle devait contre son gré, partager son souvenir avec des milliers d'inconnus.
"Vous semblez triste."
Elle se retourna et passées les premières secondes de surprise, sourit au prince Azerin.
"Vous avez le don de me surprendre, prince."
"Loin de moi l'idée de vous effrayer."
Il se rapprocha d'elle et hésita à lui parler, les graviers crissant sous ses pieds.
"Vous m'avez affirmé que les humains n'avaient pas le monopole de la curiosité, alors puis-je vous le prouver en vous posant une question ?"
Gisèle était étonnée de le voir s'intéresser à elle. Bien sûr, elle avait déjà discuté avec lui. Parler aurait été un terme plus exact, car la discussion sous-entend autre chose que l'échange de formules de politesse. Elle sentait parfois son regard glisser sur elle. Pourtant lorsqu'elle interrogeait les familiers du Roi à son sujet, tous avaient avoué sa haine du genre humain. Fatalement, il devait la détester et elle en était désolé.
"Je vous en prie, posez là."
"Quelles pensées vous assaillent pour vous rendre si triste ?"
Gisèle fut troublée par cette sincérité. Il avait si brusquement changé d'attitude envers elle, qu'elle hésita à lui dire la vérité.
"J'étais en train de penser que l'on me volait le souvenir de mon père."
Elle continua en baissant les yeux, face au visage perplexe du prince.
"Je veux dire, pour vous, il est un héros, mais pour moi, il est juste un père. J'aimerais parfois être la seule à le pleurer. C'est égoïste... désolé..." s'empressa-t-elle de rajouter en riant faiblement.
"Les deux identités ne sont pas incompatibles." tenta le prince.
"Cela me rend mal à l'aise de le voir autant aimé. J'en finis par être jalouse, comme si je ne l'aimais pas assez en comparaison des créatures. Pour moi, il était celui qui me réprimandait quand j'avais de mauvaises notes à l'école..." plaisanta Gisèle, pour cacher sa tristesse.
"Ce n'était pas un héros, juste quelqu'un comme il faut. Il a accompli son devoir en toute modestie et pour cela, je l'envie." soupira-t-elle finalement.
Un silence s'installa.
"Je peux continuer dans le genre pathétique ?"
Le prince acquiesça en fixa lui aussi le piédestal nu.
"J'ai l'impression qu'aux yeux de tous, je ne suis que la fille du sacrifié. Quelle place pour moi ici ?"
Elle ne regardait plus le marbre mais le prince.
"Celle que vous choisissez." répondit-il simplement, pris au dépourvu.
Elle haussa les épaules, peu convaincue, et répondit :
"Je suis prisonnière du statut de mon père, dont le souvenir ne m'appartient plus. C'est paradoxal..."
Le prince baissa les yeux vers elle avec une infinie tendresse. Il se reprit à deux fois avant de lui avouer :
"Votre père vous appartient à jamais. Vous n'avez qu'à regarder vos mains. Le même sang coule dans vos veines. C'est ce lien que l'on respecte et dont certains sont jaloux. S'il vous manque, regardez-vous et vous le verrez. Après, vivez votre propre vie, vous... Vous n'êtes pas l'esclave de ses actes. Construisez les vôtres."
Elle l'observa d'abord avec gravité, puis lui sourit.
"Vos mots me touchent et guérissent mon cœur. Merci."
Il se leva et pointa du doigt le papier que Gisèle serrait depuis le début entre ses mains.
"Je vois que vous avez le discours avec vous. Qu'en pensez-vous ?"
"Je n'ai pas le courage de le lire..."
"Lisez-le. Je pense qu'il va vous plaire."
Il s'en alla, heureux de lui avoir parlé.
Personne n'a oublié d'où nous venons, ni grâce à qui nous sommes ici. Un an, c'est peu et beaucoup à la fois. C'est suffisant pour s'installer mais pas assez pour se sentir chez soi. Pourtant, ce monde est nôtre et nous devons, nous toutes créatures, apprendre à vivre non plus dans le passé mais dans le présent. Pensons même au futur, car quand on a un foyer, il est aussi temps de s'aimer.
En revanche, il pourra s'écouler des milliers d'années, sans que se ternisse la légende du sacrifié. C'est grâce à lui que nous vivons libres aujourd'hui...
Gisèle ne put poursuivre la lecture, sa vue brouillée par les larmes. Elle plia religieusement le papier qui tremblait dans l'écrin de ses mains.
Des bruits de pas la firent se retourner et Gisèle aperçut une silhouette derrière la grille qui encerclait le jardin, le séparant de la rue. Un elfe vêtu de sombre et à l'air fébrile l'interpella :
"Gisèle !"
Elle essuya ses pleurs d'un revers de la main, inquiète.
"Approchez !"
Elle ne se leva pas, se méfiant de l'homme.
"Allez vous-en." dit-elle d'une voix mal assurée.
"Pas avant de vous avoir dit ce que je sais."
Curieuse mais prudente, elle s'approcha de la grille, s'arrêtant à quelques mètres de celle-ci.
"Que voulez-vous me dire ?"
L'homme regarda autour de lui pour s'assurer que personne ne les écoutait.
"Je veux vous dire que le sacrifice de votre père est vain si personne ne réagi."
Un bruit le fit sursauter mais Gisèle le pressa de continuer. Il avait abordé un sujet qui importait grandement à la jeune femme.
"Ces trous noirs existent, ils avalent le Doublon. On va tous finir par disparaître, la mémoire de votre père aussi. Vous devez nous aider."
"Mais comment ? Vous devriez en parler au roi... Je pourrai lui dire..."
"Non, surtout pas, ne dites rien à personne. Vous êtes la seule qui puisse nous aider." réitéra-t-il.
"Mais pourquoi ?"
"Le roi vous aime comme sa propre fille. Jamais il ne vous laissera accomplir votre destin."
"Mais de quel destin parlez-vous ?"
"Gisèle... Vous devez poursuivre l’œuvre de votre père."
Elle recula comme blessée et l'elfe se fondit dans l'obscurité. Les soldats de la ronde la saluèrent respectueusement en passant, mais Gisèle ne les entendit pas. Mortifiée par l'annonce du mystérieux messager, elle s'agenouilla aux pieds du bloc de marbre.
L'issue de sa vie se devinait à travers les mots de l'elfe.
« Qu'il en soit ainsi... » murmura Gisèle, plus vaincue que convaincue.
LeConteur.fr | Qui sommes-nous ? | Nous contacter | Statistiques |
Découvrir Romans & nouvelles Fanfictions & oneshot Poèmes |
Foire aux questions Présentation & Mentions légales Conditions Générales d'Utilisation Partenaires |
Nous contacter Espace professionnels Un bug à signaler ? |
2906 histoires publiées 1300 membres inscrits Notre membre le plus récent est plebraud |