Gisèle attendait derrière la porte du cabinet royal. Immobile dans l'obscurité du couloir, elle écoutait le Roi répéter son discours pour la célébration.
"Un an, déjà." pensa-t-elle en attendant que le Roi finisse.
Cet anniversaire n'était pourtant pas une fête pour Gisèle, mais bel et bien une journée de deuil.
Son père était mort ce jour-là, se sacrifiant pour ouvrir le portail menant au Doublon. Cet acte qui le conduisait au panthéon des héros, octroyait une aura prestigieuse à Gisèle. Elle était du même sang que le sacrifié et en cette qualité, elle méritait ce qu'il y avait de mieux dans ce monde. La jeune femme avait été donc anoblie dès les premières journées de l'Exode et vivait désormais auprès des membres de la famille royale. Jamais quiconque de son espèce n'avait eu auparavant ce privilège. Elle appréciait sincèrement sa situation même si elle n'était pas dupe. On la considérait comme une relique que l'on gardait précieusement en souvenir des épreuves traversées. Elle savait au plus profond de son cœur, qu'on la couvrait d'honneurs à défaut de tombe à fleurir.
Pourtant, il y a de cela à peine un an, elle ignorait tout de cet univers qui vivait sous ces pieds. Les créatures étaient douées pour garder le secret de leur existence car au temps de l'Original, l'enfermement valait mieux que la mort. Voici la raison pour laquelle ce peuple légendaire vivait caché dans les souterrains. La peur d'être chassés par les humains qui au fur et à mesure qu'ils se développaient, les oubliaient, les faisaient se terrer dans les bas-fonds. Qui plus est, l'inquisition du seizième siècle restait dans les mémoires comme une cicatrice que même des centaines d'années n'arrivaient pas à effacer, tout juste à apaiser.
Quoi qu'il en soit, il s'agissait désormais du passé. Un héros était né, le sacrifié, mais un père était mort : Richard.
"Gisèle ?"
Cette voix qui provenait de derrière elle, la fit sursauter.
"Pardonnez-moi, Prince Azerin." bafouilla-t-elle.
Le prince était vêtu d'une tenue d'entraînement sombre contrastant avec sa peau d'un blanc éclatant. Honteuse et rougissante, elle inclina le buste comme l'ordonnait le protocole royal.
"Vous n'osiez entrer ?" demanda-t-il d'une voix douce qui tranchait avec son visage sévère.
"Oui, je ne voulais pas déranger le Roi."
"Voilà donc pourquoi vous écoutiez à la porte, alors."
"Non ça c'est parce que je suis curieuse." tenta-t-elle en observant la réaction de son noble interlocuteur.
Elle savait qu'elle venait d'outrepasser une règle de politesse et pria pour que le prince ne se mette pas en colère. Azerin n'était pas réputé pour porter dans son cœur le genre humain. Il était même considéré comme cruel avec les semblables de Gisèle.
"Comme tous les gens de votre espèce." ironisa le prince.
Elle avait entendu une certaine pointe d'humour dans sa voix mais ne l'avait pas vue s'afficher sur son visage. Elle lui rétorqua pourtant, tout en souriant :
"Peut-être que les humains ont le monopole de la violence et de la stupidité, mais absolument pas celui de la curiosité."
Les lèvres du prince frémirent pour s'étirer finalement en un demi-sourire. Gisèle ressentit un soulagement certain en le voyant.
"Vous avez raison de critiquer l'humanité aussi ouvertement, vous n'en faites plus partie."
Comment devait-elle prendre cette phrase qui n'avait rien d'anodin ? Devait-elle en être fière ou se montrer en colère ? Elle opta finalement pour la sincérité et le lui demanda :
"Parce que je suis la fille du sacrifié ou parce que je suis séparée de mon monde d'origine ?"
"Mais voyons, parce que vous êtes comme nous, une réfugiée."
Gisèle fut profondément touchée et lui offrit son plus beau sourire. Le prince hocha la tête, complice, et cogna à la porte du bureau. Un silence gêné dû à cette soudaine intimité s'imposa jusqu'à ce que le Roi les invita à entrer.
Le cabinet royal était richement décoré. Un lustre raffiné pendait du plafond, où des courbes en relief étaient moulées dans le béton. Cela ressemblait à la surface de l'eau ridée par la jetée d'une pierre. Les figures japonisantes représentées sur les murs paraissaient s'animer sous l'effet de la lumière, faisceau vacillant provenant de lampes en pétales de verre. Tout cela rendait l'endroit élégant et comme hors du temps. Un canapé aux pieds allongés et au tissu vert sombre trônait au milieu, ainsi qu'une table ovale recouverte de parchemins. Le roi se leva d'un fauteuil aux boiseries brillantes, défroissant sa large robe blanc cassé aux broderies dorées. Il était visiblement heureux de les voir tous deux, sa barbe taillée ne cachant rien d'un sourire chaleureux.
"Mes chers enfants !"
Il prit la main de Gisèle et l'entraîna à sa suite, ne lui laissant pas le temps d'accomplir le protocole. La jeune femme, gênée de cette familiarité, lui obéit lorsqu'il l'invita à s'asseoir à ses côtés.
"Je suis ravi que tu sois là, Gisèle, justement j'avais besoin de toi. Je prépare le discours pour la célébration, et j'aimerais avoir ton avis." dit-il en lui montrant du doigt les papiers recouvrant la table.
Gisèle garda le silence, encore un peu dérangée par la manière dont on la traitait. Elle ne pensait pas mériter autant d'égards de la part du Roi en personne.
"Ton avis m'importe beaucoup. J'aimerais que tu le lises et que tu y apportes tes observations."
Après un moment d'hésitation, la jeune femme prit les documents qu'il lui tendit, plus par politesse que par réel intérêt. Elle craignait étrangement ces phrases. Elle se força pourtant à les lire, mais une profonde tristesse l'envahit.
"Je vous fais confiance, votre altesse." dit-elle en reposant les papiers du bout des doigts.
Elle essayait de cacher son malaise mais le Roi avait l’œil fin, ainsi qu'une volonté de fer.
"En voici une copie pour que vous puissiez le consulter tranquillement. Vous pouvez disposer, je dois parler à mon fils." dit-il doucement.
"Merci, Votre Altesse."
Gisèle fit une révérence et s'en alla vivement, si troublée qu'elle en oublia la raison de sa venue.
"Azerin ferme la porte. Je dois te parler d'un projet qui me tient à cœur." proclama le Roi, une fois la jeune femme partit.
Le prince s'assit, redoutant ce que son père allait lui confier.
"Tu sais que je considère Gisèle comme ma fille."
"Oui je le sais."
Son ton était-il froid ? Le roi même ne put le deviner. Pourtant ce dernier continua :
"C'est normal après tout ce qu'elle a perdu à cause de nous."
Azerin était prêt à se lever, subitement fou de colère.
"Je sais ce qu'on lui a arraché mieux que quiconque. J'étais là à la mort de ses deux parents !"
"Sache que tes actions passées ne font pas de toi un monstre. Bien au contraire, tu es un héros pour tous les sujets de ce royaume."
"Allez au fait, voulez-vous." coupa sèchement Azerin.
"Bien. Je sais que tu apprécies Gisèle."
Le prince détourna la tête, honteux que son père puisse voir aussi clair dans son esprit.
"Non pas qu'à cause de la culpabilité envers elle."
Se sentant soudainement trahi, il murmura :
"Qu'est-ce que ma sœur vous a raconté ?"
"Rien qui ne soit honteux, loin de là !"
Azerin, cette fois-ci, se leva.
"J'aimerais que tu épouses Gisèle." lâcha le Roi en espérant le retenir à ces mots.
Le prince éclata d'un rire douloureux et son visage devint infiniment triste. Après un silence, il demanda à son père :
"Pourquoi me tenter avec l'impossible ?"
"Justement, parce que ce ne l'est plus."
"Elle est humaine ! Je ne ferai pas les mêmes erreurs que vous."
"Carmen n'était pas une erreur, je l'ai aimé de tout mon cœur." répondit calmement le Roi.
Ce calme était dur, comme laissant transparaître tout de la colère qui habitait encore sa vieille âme.
"Soit, Rackham était lui bel et bien une erreur." s'enhardit Azerin.
"Fils, ne juge pas ton frère pour ce qu'il est, ni ton père pour ce qu'il a été."
"Qu'importe ! Mon union avec Gisèle est impossible !"
"Tu dis que c'est impossible mais pas déplaisant, j'y vois là un aveu de tes sentiments."
"Très bien, je suis démasqué." s'impatienta le prince."Il n'empêche que cela reste irréalisable."
"Elle est humaine mais elle est la fille du sacrifié. Profites-en pour l'aimer. L'opinion publique verra cette union comme une bonne chose en soi."
"Qu'en sera-t-il de ma descendance ? Des bâtards sur le trône ! Les créatures n'accepteront jamais !"
"Il n'est pas obligé d'avoir descendance." lança tranquillement le Roi.
"Après ses parents, nous sommes assez cruels pour lui arracher l'espoir d'avoir des enfants !"
"Très bien..." céda le Roi. "On réalisera un document pour éloigner tous descendants du trône. Après tout, nous avons l'habitude. Tu vivras plus longtemps qu'elle, cela te laissera le temps d'avoir des héritiers pour gouverner."
Dégoûté de se voir négocier ses sentiments comme un vulgaire contrat, Azerin quitta le cabinet. Il était vaincu et humilié. Sa sœur l'avait trahi mais plus que cela, il se détesta parce que son amour pour Gisèle lui apparaissait encore contre nature. Jamais il n'aurait pensé cela possible un an auparavant, mais il devait se l'avouer : Gisèle lui plaisait. Après tout, comme lui-même lui avait dit de vive voix, elle n'était plus tout à fait une humaine. Elle était désormais une réfugiée. Tout comme eux.
"Encore faut-il qu'elle accepte mes avances..." murmura le prince pour lui-même.
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