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tome 1, Chapitre 2 « Rackham » tome 1, Chapitre 2

Les abords de la gare puaient la charogne. Un tas de cadavres de veltro, chien noir aux yeux jaunes, était entreposé près des portes grandes ouvertes. Judith entra sans un regard pour les cadavres. Ce spectacle l’atterrait, mais ces animaux pullulaient dans la ville-comptoir. Attirés par la lumière, ils erraient sur les chemins et provoquaient des accidents.

Sur les quais balayés par le vent, la jeune femme attendit. Le train ne mit pas longtemps à arriver. Aucun jingle sonore ne l'annonça et seul le frottement des roues sur les rails se répercuta jusqu'à elle. À vrai dire, il n'y avait qu'un seul train qui faisait l'aller-retour dans la journée. Il relayait la capitale à tous les avant-postes, petits hameaux dans son orbite, qui servaient à limiter son engorgement tout en constituant une base à l'exploration urbaine. Ces villes périphériques étaient en quelque sorte des comptoirs fleurissants, signe de la richesse et de l'opulence d'une capitale royale en pleine croissance. Ce train menait donc vers le centre d'impulsion du Doublon : Enock, la cité capitale. Dans l'Original, ce n'était pas le nom de cette ville, mais Judith avait fini par l'oublier.

"Qu'était le nom de mon pays ?" se demanda-t-elle, perplexe.

Les portes s'ouvrirent dans un souffle pneumatique et un agent l'accueillit :

"Bonjour, mademoiselle Dunois. Bienvenue à bord de ce train à destination de la capitale."

Judith haussa un sourcil en signe d'exaspération. Jamais elle ne s'habituerait à être une célébrité.

" Suivez-moi, s'il vous plaît. L'agent Rackham est déjà là."

Elle monta dans le wagon et marcha sur ses pas. Le train reprit sa course tandis qu'elle traversait les allées à la recherche de son collègue.

"Dois-je vous souhaiter un joyeux anniversaire ?" lui demanda son guide.

"Ce n'est pas moi qui suis morte l'année dernière." répondit-elle simplement.

L'agent la regarda d'un air crispé et ses yeux rouges de crocoeur brillèrent d'un éclat à la fois teinté d'admiration et d'agacement. Il s'arrêta finalement devant un emplacement de quatre sièges dont l'un d'eux était occupé par un elfe plongé dans son journal. La jeune femme savait son collègue imperturbable durant ses lectures. Elle s'assit donc en face de lui et attendit qu'il daigne lever la tête.

"Je vous souhaite une agréable journée. Que la lumière soit avec vous." déclama solennellement l'agent.

"Oui, vous aussi, apportez votre lampe torche. On en a bien besoin ici..." répondit-elle en le chassant d'un geste de la main.

Outré, son interlocuteur secoua la tête d'exaspération et s'en alla.

"C'est quoi cette formule de politesse ? " demanda-t-elle à son collègue.

Rackham posa enfin "La gazette du Nouveau Monde" et lui répondit :

"Bonjour Judith. Cette formule de politesse, comme tu le dis si bien, doit être utilisée par le personnel de la royauté en l'honneur du sacrifié. Ne lis-tu pas les décrets nouveaux ?"

"Je vais devoir dire ça ? "Au revoir" s'est trop démodé ? Je vous jure. On change de monde, c'est déjà assez de bouleversements comme ça... Et ça sera quoi après ? Les mois de l'année ?" ironisa la jeune femme.

L'elfe soupira et préféra aborder un autre sujet.

" Je suppose que toi non plus, tu ne sais pas pourquoi nous sommes convoqués."

"Pour nous féliciter de la réussite de la dernière mission ?" dit-elle en souriant à son collègue.

"Ce n'est pas l'habitude de la maison, voyons."

"En tout cas, je n'ai pas reçu de dossier, juste un messager nephilim pour m'apporter l'heure et la date de ma convocation."

"Tu vas avoir des morts sur la conscience si tu continues à habiter en Enfer. Pense un peu à ces pauvres créatures ailées !" sermonna Rackham en imaginant ces messagers qui volaient en bravant tous les dangers, jusqu'à la maison de la jeune femme.

Quelle folie d'habiter en plein milieu de la forêt, surtout lorsqu'une multitude de monstres rode dans les parages.

"J'en ai déjà assez..." rétorqua-t-elle, en se rembrunissant.

Il haussa les épaules et reprit sa lecture.

"Tu as reçu ton carton d'invitation pour la célébration ?" demanda abruptement l'elfe, en froissant son quotidien.

" Pardon ? De quoi parles-tu ? " minauda Judith.

" Ne fais pas semblant. Tu comprends tout à fait de quoi je parle. Les journaux ne jurent que par cela en ce moment. "

Il tendit le journal à la jeune femme. Elle fit la grimace en lisant les gros titres racoleurs : le classique "Première célébration de la création du Doublon" était suivi d'un pénible "Qu'en est-il aujourd'hui des conséquences du Sacrifice ?".

Bien sûr, elle avait reçu son carton, tout comme ces invitations pour venir témoigner dans les écoles. On l'avait apporté jusque chez elle, non pas par le messager habituel, mais par un nephilim vêtu d'une livrée royale. Elle avait droit à cet honneur puisqu'elle avait cru au projet fou du Sacrifié, l'accompagnant jusque dans cette grotte de Brocéliande. Elle l'avait vu disparaître, avalé par cet énorme miroir qui s'était recouvert d'une pellicule d'or.

"Tu te doutes que moi, je ne l'ai pas reçu. Ils ne veulent pas me voir débouler à leurs festivités royales." ironisa Rackham.

Sa voix était habillée d'humour, mais une oreille attentive pouvait percevoir de la rancune dans cette phrase assassine.

Rackham était un métis. Il avait pourtant toutes les caractéristiques de sa race : une peau pâle, des yeux d'un bleu délavé et une bouche sombre. Seule sa chevelure coupée court trahissait son lien de parenté avec une humaine : elle était d'un blond jaunâtre et non d'un blanc immaculé. Qui plus est, Rackham était un bâtard, car du sang royal coulait dans ses veines. Sa naissance divulguée fut un coup de tonnerre dans le monde des créatures. Un des leurs pouvait donc s'éprendre d'un être sans magie ? Cet étonnement hypocrite cessa bien vite. Aussi, sa naissance fut acceptée à cette unique condition : qu'il ne prétende jamais au trône de son père. Il devait être dur pour le roi de voir les traits de la femme qu'il avait aimée dans le visage de son fils. Il était encore plus dur pour le prince légitime de voir cette erreur respirer le même air que lui au palais.

"On ira faire notre célébration de notre côté, car je n'y vais pas." répondit assurément Judith.

Rackham sourit, à peine surpris.

"Si toi, tu n'y vas pas, cela sera un "accident diplomatique" qui fera les gorges chaudes de toutes les âmes, du Palais-Royal jusqu'à la plus misérable des masures. Cela sera considéré comme si tu reniais l'œuvre du sacrifié."

"Tout le monde s'en fout." s'impatienta Judith. "Pardonne-moi mon langage, mais c'est juste une occasion de boire de baiser."

"J'aime ta subtilité."

"Je crois que c'est ça qui me dégoûte le plus. Que l'on se serve d'un drame pour faire la fête." bouda la jeune femme, en croisant les bras sur sa poitrine.

"C'est un drame pour toi. En revanche pour moi, c'est une chose joyeuse. Je suis désolé que cela te blesse, mais le mort de cet homme est l’événement qui m'a rendu le plus heureux au monde. Non pas que je suis ravi de le savoir disparu, mais son sacrifice nous a permis de vivre enfin libre. Tu ne vivais pas caché, toi." finit Rackham, amer.

"Je vivais avec vous !"

"Tu avais ce que nous, nous n'avions pas : le choix."

À cela, Judith ne sut pas quoi répondre. Il avait raison.

"La seule chose que je regrette, c'est de ne pas avoir laissé ce même choix aux résistants..." soupira-t-elle.

Le regard de Rackham se radoucit. Il ne pouvait pas l'aider à se sentir mieux. Ce combat contre sa conscience, elle était la seule à pouvoir la remporter. Il savait la bataille rude, car de l'espoir de fonder une société libre, il en était resté seulement l'amertume de l'échec. Elle avait combattu pour la liberté et avait finalement aidé à faire des milliers de prisonniers.

"C'est incroyable comme une simple idée, si bonne dans son principe, peut faire autant de malheureux." pensait-elle souvent.

Son vœu le plus cher s'était pourtant réalisé : un nouveau monde, vierge de toute civilisation, avait été conquis. Mais la joie fut ternie par la cruauté dans laquelle tout cela s'était déroulé, rendant le plaisir de la victoire si acide qu'il finit par la dégoûter à jamais. Elle avait perdu la foi et n'écoutait plus que la tristesse des uns, devenue sourde à l'allégresse des autres.

"Et puis, tu pourras la voir." tenta Rackham. "Tu sais qu'elle serait heureuse de te parler."

Judith rit tristement. Elle savait bien de qui il voulait parler.

"J'ai du mal à la regarder dans les yeux. J'y vois son père."

"Elle veut te voir pour la même raison. Toi aussi, tu lui rappelles son père."

Elle soupira et essaya de regarder le paysage qui défilait derrière la vitre. L'horizon plongé dans l'obscurité, il ne se reflétait que son propre visage.

"Ma pauvre Gisèle, ton père est un héros, un vrai." se dit-elle, comme pour elle-même.

Elle avait peur de voir la fille de Sacrifié et c'était cela qui lui faisait redouter cette soirée.

Le silence s'installa entre eux jusqu'à ce que l'agent vienne les voir pour les prévenir de leur arrivée imminente. Tous les passagers se préparèrent et se pressèrent vers les portes. Depuis que les créatures connaissaient la liberté, la plupart ne voulaient avoir que le ciel comme toit sur leurs têtes.

Un groupe d'elfes passèrent devant leur emplacement, faisant tiquer Rackham. Ils étaient maquillés et habillés à la mode "humaine", leur chevelure blanche cachée sous la teinture. Leurs jeans taille basse et serrés laissaient apparaître le galbe de la jambe, féminine ou masculine. Enfin, la poudre bronzante dont ils étaient recouverts cachait mal leur peau d'une pâleur presque transparente. Ils exhibaient tous des articles chinés dans une brocante ou une friperie tenue par des pirates urbains, ces chercheurs de trésors modernes.

"Regarde-moi ces incroyables et ces merveilleuses !" lâcha Rackham, les dents serrées par la colère. "Une honte pour ma race !"

Lui-même portait un costume trois-pièces, mais en velours côtelé bleu nuit et agrémenté de passepoil couleur bronze. Si la coupe du vêtement était évidemment classique, il se démarquait par l'originalité apportée aux finitions. Judith était sidérée de voir que de simples vêtements illustraient à merveille la complexité de la société des créatures : à la fois influencée par l'humanité mais luttant toujours pour garder leur identité. Elle répliqua :

"Ce n'est pas un crime, ils ne font que s'habiller comme les humains."

"La culture humaine n'est pas notre culture." affirma-t-il, convaincu.

"Ais-je le droit de singer les créatures ?" dit-elle en montrant son collier représentant le symbole du Grand Alchimiste : un serpent se mordant la queue et formant un huit avec son corps.

Il prit la remarque avec humour et ce fut à son tour de lui répondre :

" Parfois, j'oublie à qui je parle... J'ai même l'impression que tu n'es plus humaine. "

" Parfois, je me surprends à penser la même chose..." dit-elle en regardant une dernière fois son reflet dans la vitre.


Texte publié par Roselyre, 26 décembre 2014 à 10h35
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