" Silence les enfants !" ordonna la professeure.
Des paires d'ailes bruissèrent, les genoux écorchés crissant sous les bureaux étroits. Douce musique d'une enfance heureuse qui sonnait à intervalles réguliers.
" Aujourd'hui, nous allons parler d'Histoire. Savez-vous ce qui se déroulera dans une semaine ?"
Cette fois, on joua l'air du silence. Une main timide se leva, hissée au bout d'un bras crispé.
" Guédelon ?"
" C'est l'anniversaire du Sacrifice, Madame."
De nouveau les ailes et les genoux chantèrent en chœur. Tous les enfants s'étaient retournés pour la voir. Cette femme qui attendait sagement au fond de la classe, était l’héroïne de ces histoires légendaires.
" Exactement. Comme vous le savez tous, il y a de cela un an déjà, le sacrifié a ouvert la porte vers le Doublon. Pour fêter cette grande date, nous avons une invitée aujourd'hui. Venez, s'il vous plaît. " demanda la professeure au sourire aiguisé.
La femme assise à la dernière rangée se leva de sa petite chaise. Au fur et à mesure qu'elle s'avançait, les regards des enfants la suivirent. Ils fixaient sa longue et épaisse natte châtaine qui s'agitait mollement dans les plis de sa chemise violette. Elle en avait l'habitude. Tout le monde la connaissait, ce qui pouvait aléatoirement l'amuser ou l'agacer. Elle prit de la hauteur en se hissant sur l'estrade et observa un instant cette classe bigarrée.
Elfes à la peau blanche, crocoeurs aux crocs prononcés, antipodes aux bras larges, nephilims aux ailes repliées, ainsi que quelques enfants magiciens la regardaient.
" Bonjour les enfants. Je m'appelle Judith Dunois."
" Merci de votre venue. Que pouvez-vous nous raconter sur le sacrifice ?" interrogea la maîtresse d'école.
" Par où commencer ? " plaisanta Judith.
Elle n'était pas sûre que son récit soit un conte de fées. Elle préféra donc éluder certains passages de sa vie.
"Je peux vous raconter l'Original, mais vous le connaissez déjà. Vous avez quel âge ?"
"Ils ont 10 ans." répondit la professeure.
"Alors, vous vous rappelez les souterrains où vous viviez avant l'exode vers le Doublon ?"
Beaucoup hochèrent la tête.
"Je vais plutôt vous raconter l'histoire du sacrifice. Vous savez que les humains, race dont je fais partie, ignoraient tout de l'existence des créatures. Je suis une exception, le sacrifié l'était aussi."
Elle voulait aborder l'existence des inquisiteurs, mais elle se ravisa. Assez de croquemitaines peuplaient leurs cauchemars. Pas la peine d'en rajouter un autre, bien réel cette fois-ci.
"J'ai accompagné le sacrifié lors de l'ultime voyage, car j'étais une des rare à croire à son projet. Il voulait découvrir un autre monde pour que toutes les créatures y vivent en paix. Je vous passe les détails sur le périple qui nous mena vers cette grotte, car ce n'est pas le plus important. "
Certains des élèves, sans doute friands d'aventures et de combats épiques, furent déçus.
"Ce n'est pas le passé le plus important mais l'avenir. Puis, vous avez le temps d'apprendre, car si de l'Original, rien n'est à retenir, d'ici vous avez tout à apprendre. En revanche, je voudrais que vous sachiez à quoi a servi le sacrifice. Il a bien sûr servi à ouvrir une porte vers le Doublon, mais son véritable but, c'était de libérer les créatures. De vous offrir la possibilité de quitter les souterrains et de vivre en plein jour... Enfin, le jour ici, c'est assez relatif ! "
Tous les enfants rirent. En effet, la nuit était éternelle dans le Doublon. Seuls d'énormes nuages orangés et violets striaient le ciel sans astre, ne laissant transparaître que peu de lumière.
"En tout cas, vous avez obtenu le droit de vivre libre. Vous savez ce qu'est la liberté ? C'est de choisir sa prison pourrait dire un grand philosophe créaturesque. Moi je dirai plutôt que c'est choisir son chemin et sa vie sans aucune contrainte, si ce n'est celle du bon sens ! Je redonne la parole à la maîtresse."
Les enfants applaudirent timidement.
" Merci beaucoup, Judith. Savez-vous pourquoi ce monde s'appelle le Doublon ?" demanda la professeur à ses élèves.
"Il s'agit du mot utilisé dans le Grimoire." répondit un nephilim au fond de la classe.
La professeur poursuivit :
" En effet, c'est le nom donné à ce monde dans le Grimoire, notre texte fondateur à nous, créatures. Quelles sont les spécificités du Doublon, mise à part la nuit éternelle ? "
" Les monstres ! " répondirent-ils en chœur.
La crocoeure acquiesça et montra du doigt un grand poster suspendu au tableau. Il représentait un dragon à l'air menaçant, ainsi que divers monstres peuplant le Doublon.
"Vous avez déjà combattu des monstres ?" demanda naïvement un enfant à Judith.
"Non, je ne suis pas mercenaire." répondit-elle, navrée.
" Pourquoi y a-t-il eu différentes vagues d'exode, les enfants ? "
La question glaça le sang de Judith alors que la plupart des enfants levaient le bras pour répondre.
" Oui, Macée ? "
Une petite nephilim aux ailes frissonnantes d'excitation répondit d'une voix claire :
" Il y a eu trois principales vagues d'exode. La première fut les volontaires qui s'engagèrent dans le voyage vers le portail menant au Doublon. La seconde...
" On va laisser la parole à un autre camarade. Rohanne ? "
Cette fois, ce fut un crocoeur, aux dents pointues et aux yeux rougeoyants, qui prit la parole :
" La deuxième vague est celle des créatures qui furent obligées de partir. "
" Très bien. Christophore? "
Un enfant antipode aux larges avant-bras couvrant presque l'intégralité de son bureau dit :
" La troisième est dernière vague, c'est lorsque le grand Darkomai Ignis Rubedo trouva un sort capable de transporter toutes les créatures de l'Original vers le Doublon. "
" Bravo ! "
Judith se sentit étrangement fière et coupable. A écouter ces enfants, elle avait l'impression que ces départs successifs n'étaient que des promenades de santé, exécutées dans la joie et la bonne humeur. Ce n'était pas le cas. Des milliers de créatures furent parquées et transportées de force vers le Doublon. D'autres s'étaient retrouvés perdus dans cet univers hostile, suite au sort d'Ignis. Elle était complice par omission de tous ces crimes perpétrés par la royauté. Elle se sentait criminelle, mais les enfants la regardaient comme une héroïne de cette sombre page de l'Histoire. Secrètement, elle espérait que chaque personne qu'elle avait laissé spolier de ses biens, de sa vie, lui pardonnerait un jour sa lâcheté.
" Judith ? "
La jeune femme sursauta et prit la parole
" Je regardais par la fenêtre. "
Honteuse de s'être laissée submerger par ses souvenirs, elle tenta de se rattraper en demandant aux enfants :
" Qu'y voyiez-vous, vous ? "
Toutes les têtes se tournèrent vers cette fenêtre.
" Je ne vois que la nuit... dit l'un des enfants. "
" Moi je vois un monde à découvrir. Et c'est à vous de le faire... "
Les enfants furent conquis par cette idée et tous regardèrent dehors avec un nouveau regard.
La cloche vint interrompre les échanges, sonnant l'heure de la récréation.
" Vous pouvez sortir ! "
Les enfants ne se firent pas prier et se dirigèrent tous vers la porte.
" Je vous remercie. " dit la professeur à Judith, une fois la classe vide.
" C'est moi qui vous remercie. J'habite ici, c'était normal de venir et le sacrifié serait fier de les voir tous là... " avoua la jeune femme, les larmes aux yeux, avant de s'en aller à son tour.
Dans la cour, tous les enfants la saluèrent. Elle ferma la grille avec émotion, tandis que les élèves s'agglutinaient pour la voir partir. Judith enfouit sa tête dans son casque et fit démarrer sa moto. Elle devait se hâter, car une autre mission l'attendait.
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