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tome 1, Chapitre 6 « Chroniques » tome 1, Chapitre 6

6. CHRONIQUES

Marée

Avant de plonger au cœur de la vie trépidante des entreprises productives de richesses, il a été matelot. C’était il y a longtemps. Au temps du parfum envoûtant des ports, des heures frêles, des tangages sur les alentours des quais, d’une jeunesse qui croyait à son innocence.

Combien de fois a-t-il erré le long de ces rues ? Là ou ailleurs : Barcelone, Naples, Brest, Casablanca, Palma, Lisbonne… N’importe quelle ville de marins exsude les mêmes rues sales jaunies recouvertes des mêmes apparences et les mêmes bars au noms semblables dans lesquels il a, comme tant d'autres, cherché un îlot. Une rue de la soif éternelle suit les matelots.

Il en a passé du temps à naviguer dans les caniveaux du monde, à brûler les promesses de l’océan, à s’échouer, fourbu, sur des plages aux sables interchangeables. Il n’a rien perdu en cours de chemins, ni ses rêves ni son âme, il a seulement construit ses digues. Il n’a rien perdu parce qu’aussi il n’avait jamais rien eu à perdre. Simplement, sa vie a pris de brusques virages qu’il s’est efforcé de suivre sans trop déraper. En s’enlisant, souvent.

- Drôle, se dit-il, ce parfum retrouvé intact. Identique. Cette odeur fidèle. Ce mouvement de la terre qui exhale à travers le bitume.

Paradoxalement, il n’a jamais autant ressenti l’impression d’immobilité que lorsqu’il était à bord. Embarqué, rien n’arrive jamais. Il passait son temps à lire, à écouter de la musique, à laisser vagabonder son esprit sur les vagues dans ces engloutissements de soleil et de feu à la tombée du jour. C’est là, dans ces instants flottants, parmi les cordages du pont arrière, qu’il a appris à jouer de la guitare avec un parisien engagé, comme lui, sur un coup de tête.

C’était SON bateau, SES rues, SES bars. Son monde à lui, quoi. Petit-fils d’émigrés espagnols, fils d’émigrés pieds noirs, il n’a jamais eu le sens de la propriété très développé. Jamais ressenti le sentiment d’appartenir à un pays, à une ville ou à un endroit particulier. Alors, il appartient à tous. Il ne met son nom sur rien et ne trimballe pas grand-chose à la semelle de ses souliers. Qu’importe de compter le temps ou de mesurer le murmure des villes. On ne remplit pas le vide, il bouffe tout.

Il a quitté la marine un peu comme on quitte une femme trouble, une pute qui se donne pour du fric, qui racole dans les BDCM (Bureau de Documentation sur les Carrières de la Marine) et qui promet monts et merveilles en suçant votre jeunesse, mécaniquement.

Il se rappelle l’hélicoptère qui l’a emmené, en 83, du Foch, au large de Beyrouth, à Larnaka et cette nuit avec deux filles rencontrées au hasard des docks, puis du voyage, en avion militaire, jusqu’en France. La lourde porte de la base de Fréjus qui, le lendemain, s’est ouverte sur la vie civile. Ce train pris au dernier moment d’un matin froid et les yeux incrédules de ses parents le voyant arriver avec quelques kilos en moins, le cœur aussi à vif que le corps. Décharnés. Mais, sans remords, la page était tournée. Il l’a voulu comme ça. L’armée n’a jamais été qu’une parenthèse provisoire promise à se fermer, un élément secondaire et bref dans un paragraphe. Un instant de bruit de vagues contre la coque dans la nuit. Un élan vers l’horizon.

Lorsqu’il sentit qu’il l’avait atteint, il signa une demande de résiliation. Deux ans et huit mois après l’ouverture de la parenthèse. Trois mois plus tard, il étrennait son nouveau costume dans une boîte de bureautique. Un autre voyage.

Il longe l’arsenal à présent, reconnaissant les marins qui partent en goguette à leur démarche. Même en permission ils continuent de marcher au pas ! Il suit, à l’instinct, le chemin vers le « Perroquet Bleu ». En plein quartier chaud, baptisé « Chicag’ », il se souvient de la piste dans le dédale des ruelles. Elle le conduit à destination. Devant l’établissement, deux filles, plus de première jeunesse, font « la ramasse » au bidasse. Il a failli ne pas reconnaître le lieu. Mais une des deux entraîneuses retient son attention.

- Nath ?

- On s’connaît ?

- Je connaissais une fille qui s’appelait Nath. Natacha ou Nathalie, je n’ai jamais su. Elle travaillait ici il y a, euh, quelques années. Vous lui ressemblez.

- Adrien ? dit l'autre… Mince alors ! C’est toi ?

- En tout cas, c’est comme ça que j’m’appelle ! (Silence gêné). Je vois que ça a pas mal changé ici. Je veux dire, la façade. Un peu plus et je passais sans rien voir ! Même le nom ; le Perroquet Bleu a mué en… Remarque, La Licorne, ça sonne bien aussi. Bonsoir Nath.

- Ça alors ! Adrien. Entre. T’as bien un peu de temps ?

- Heu, pas trop, non. Faut que j’aille rejoindre ma femme et mes gosses à l’hôtel.

- T’es marié ?

- Oui ! Bon, je rentre dix minutes. De toute façon, je vois que tu bosses.

- Alors bienvenu au royaume du vice, papa ! Tu te souviens de Flo ?

- Bien sûr ! Toujours là ? Elle a la peau dure, la vache ! Elle ne devait pas partir en Australie ?

- Dis donc, si c’est pour remuer nos souvenirs d’anciens combattants, je suis pas partante pour le grand déballage sur la place publique. Viens, je t’ai connu moins hésitant à franchir cette porte. Dans le sens de l’entrée, je veux dire ! Allez, viens, on sera mieux à l’intérieur.

Et l’intérieur, comme l’extérieur, a été refait. Le bar, plus grand, est à gauche maintenant et la déco, les tables et le reste, lui sont inconnus. Une large fresque, sur le mur du fond à peine éclairée par la lumière tamisée, suggère une licorne grise au-dessus d’une mer houleuse. Flo, il la reconnaît au premier coup d’œil. Elle se tient, comme à son habitude, derrière le comptoir, papillonnant de l’un à l’autre, riant aux éclats, haussant parfois le ton. Adrien a un vertige. C’est comme une collision de plein fouet, comme s’il revenait après un voyage de quelques semaines pour retrouver les choses à la même place. Ou tout comme. Il reprend son souffle et soupire en s’asseyant sur un tabouret haut, juste à côté de Nath. Pas grand monde encore. Il retrouve un vieux réflexe :

- Patronne ! Deux bières pas trop liquides : ce soir, on mange dans un verre !

Flo se fige. Elle se retourne lentement et blêmit.

- Mer…de ! Qu’est-ce que tu fous là, bonhomme ?

Le bonhomme sourit. Un instant passe. Quelques secondes pour refaire le chemin.

- T’as rempilé ?

- Salut Flo. T’es ravissante ce soir…

Quelques rides, lits de rivières sur son visage, une tignasse un peu blanchie. Mais les yeux et le sourire tels quels. Flo interprète toujours la même partition cash et ce soir ne déroge pas à la règle.

- Déconne pas… Tu sors d’où toi ?

- De ma nouvelle vie, loin d’ici. Je suis juste de passage. Quelques jours pour un pèlerinage. Une escale, si tu veux.

- Le cimetière des éléphants, quoi. Euh… Leffe, comme avant ?

- Leffe. Dis voir, le ravalement de l’établissement est plutôt réussi, mais je n’en dirai pas autant de la musique. C’est quoi ce…bruit ?

- Faut vivre avec son temps, intervient Nath, la main sur son épaule. Led Zeppelin et Cream c’est démodé. Maintenant, la clientèle veut de la techno et du rap !

- Ah ? Et vous en avez fait quoi du seul bar de Toulon où le mataf solitaire et nostalgique pouvait écouter autre chose que l’air du temps ?

- Toujours aussi con, toi, assène Flo en fronçant les sourcils. Chicag’ sera toujours chicag’. Nous on s’adapte, c’est tout. Et puis, les débris qui bandent au son des seventies ça court plus les champs, mon brave monsieur. Tiens, v’la ta Leffe. Offerte par la maison. Je te dois bien ça.

- Si tu le dis... Merci, Flo.

- Santé !

- Allez raconte, le relance Nath. Il est marié, avec des gamins, ajoute-t-elle à l’intention de Flo.

- Sans blague ? Voilà où ça mène, les mauvaises fréquentations, persifle la patronne.

- Une femme, exceptionnelle. Et féminine, répond-il non sans malice. Deux garçons. Adorables, comme leur mère !

Un pochtron, un peu bruyant, fait du gringue au bout du bar. Flo va le calmer. Elle revient, comme une vague sur la grève.

- Et toi, tu fais quoi ?

- Représentant en conneries humaines. Ton bar a été pressenti pour le premier prix. Heureuse ?

- Pfffff, t’as vraiment pas changé ! Sérieux, qu’est-ce que tu deviens ?

- Je suis dépanneur de photocopieurs et télécopieurs dans une grosse boîte près de Paris. Si tu veux, je peux t’envoyer un commercial ? Il te plaira sûrement.

- Et j’en ferait quoi de tes appareils, monsieur le réparateur de mes choses ? coupe-t-elle de manière tranchante.

- Je n’sais pas moi, c’est toi la chef ici, non ? Faut s’adapter, t’as dit. On a toujours besoin d’une copie, d’un fax à envoyer. C’est le progrès de l’humanité qui veut ça. Tu peux pas lutter contre. C'est comme la mer : ça submerge. Faut juste arriver à flotter !

- En attendant qu’on se modernise, tu nous les amènes quand ta femme et tes mômes ? A moins que le rang social de la famille de monsieur ne lui interdise de fréquenter ce lieu ?

- OK, un partout, tempère Adrien. Je suis venu ici en stage de deux jours pour mon boulot et je repars demain après-midi. J’ai juste voulu dire un p’tit bonjour aux endroits de mes forfaits. Il paraît que le criminel revient toujours sur les lieux du crime. Ça me fait vraiment plaisir de vous revoir. Je reviendrai avec eux une autre fois, c'est promis.

- Forfaits ? Criminel ? dit Flo, tu crois pas que tu charries un peu non ?

- Bon, je mets ma tournée uniquement pour le principe, hein ? Et je m’en vais.

Le principe ? Sacré principe qui lui a fait tant de fois le coup ! Il lui abandonne la barre et le gouvernail sans arrière-pensées, ébloui comme une phalène autour d’une ampoule. Quelqu’un actionne l’interrupteur, le noir se fait et il rentre enfin. Il était 1h00 du matin. Grisé, non par l’alcool mais par le flot et le ressac du passé, il a eu du mal à retrouver le chemin de son hôtel, pas loin de la statue de Raimu.

Avec Flo et Nath ils avaient fermé la licorne vers 23h00, puis étaient allés chez Yves, un insomniaque ancien pote d’Adrien. Cette nuit ils ne firent, Nath et lui, l’amour qu’à leurs souvenirs. Pour essayer de combler le temps. Chastement…

En rentrant seul, il se retrouva sur le bord de mer. C’est là, devant les étoiles qui l’avaient guidé certains soirs de tempête, qu’il avait cru noyer son désespoir. Il ne savait pas encore que les larmes savent nager. Ses rêves et ses luttes sont ailleurs maintenant, mais ils heurtent les mêmes rochers. Sans raison et sans savoir pourquoi, il pleura longtemps la face contre la fraîcheur du sable, ses larmes abreuvant la mer. On ne perd jamais rien…

Marée basse en Méditerranée une nuit de tornade intime.

Daniel

On s’est connu à Valence, il y a…quelques temps. J’étais en CDD chez Person depuis quatre ou cinq mois, et entre deux trains comme on peut l’être à 25 ans, lorsque tu es arrivé, discrètement, à Montélimar. Tu étais seul technicien dans la ville du nougat ; un peu à l’écart, déjà. Nous, nous étions quatre techs et deux commerciaux dans les locaux de Bourg les Valence. Nous ne te voyions pas souvent. Tu ne t’en plaignais pas.

Avec ta petite taille, tes rondeurs, ce visage particulier et cette élocution hésitante où tu avalais continuellement quelques syllabes comme on gobe quelques bons verres, tu étais la cible de moqueries lourdes et continues. Raccourcis faciles des faibles du cœur, as de piques prompts à la plaisanterie qui cristallisaient sur toi leurs propres angoisses, et dont la langue coupe la chair aussi sûrement qu’un couteau alors qu’il aurait probablement mieux valu que ces lames tranchent les apparences et, peut-être, te libèrent… A vif étaient tes plaies, à vif y avions nous déversé nos spiritueux mots d’esprits…chagrins. Eau de vie conduisant, parfois, à la mort. Ben, on savait pas, dirions-nous par la suite. Ni responsables, ni coupables ; à la limite incompétents. Parce que, forcément, là se trouve l’explication : l’indisposition, la maladie, l’inadaptation. La tienne, bien sûr. On ne savait pas que ton cas était si grave. Pauvres débiles que nous sommes. Pauvres sous-développés du sentiment. Pauvres, pauvres cons !

Je n’étais pas le dernier à rire de toi. Moi autoproclamé humaniste, attentif à temps partiel aux souffrances, aux failles et aux difficultés des gens, moi le syndicaliste brandissant impulsivement l’étendard de la fraternité compréhensive, voire de la compassion respectueuse, moi qui, avec les loups et quelques fois avant eux, s’est léché goulûment les babines à l’odeur de la blague de potache qui ferait sourire à bas prix, en tous cas pour moi, et me permettrait de faire mon intéressant. A tes frais.

Et puis un soir d’été, chez toi, où tu nous avais invité à un barbecue de fin de semaine, j’étais resté un peu plus tard que les autres, lesté, je m’en souviens encore, de quelques apéritifs, crus et digestifs nécessitant un report de la prise du volant de quelques heures avec perfusions actives et régulières de caféine. Ma copine de l’époque, charmante et insouciante étudiante dont le frère était un de mes collègues de boulot, était rentrée avec lui m’attendre dans mon petit studio du centre-ville valentinois ; rue Bouffier. On n’avait pas mal rincé la bouteille de Chivas tous les deux, ce qui avait délié nos langues. Au petit matin, j’étais parti avec un drôle de mal à la tête et comme un sale goût du côté du cœur ; un goût de regrets mêlés renfermant l’impression tenace d’être plus riche, d’avoir, enfin, compris quelque chose sur les choses et les gens. D’être également un fieffé imbécile.

Parce qu’au fond de toi, sous une apparente rudesse toute de premier degré où tu maniais provocation et vulgarité avec, je t’en soupçonne, une certaine forme de délectation, tu cachais de vrais failles, une vraie richesse que tu ne partageais pas facilement, une profondeur peu commune mais, aussi, une sensibilité exacerbée. C’est tout cela que m’a brutalement révélé le Chivas et ce que tu as bien voulu me confier de ta vie. Ce fut une sacrée gueule de bois et un bon sang de choc. Tu m’avais passé un bouquin, lorsque je m’étais éclipsé de chez toi, un de ces trucs sur les relations humaines, style : « la confiance en soi en 10 leçons par l’analyse transactionnelle via PNL adaptée ». Il doit encore traîner quelque part chez moi, il m’a fidèlement suivi de déménagement, en déménagement ; je ne l’ai jamais ouvert.

Tu traînais le poids d’une enfance malheureuse, où ton grand cœur a appris à se remplir des quolibets et où tout ce que ta gentillesse te faisait donner te revenait en coups ou railleries. Ton adolescence et ta brève vie d’adulte ne furent pas plus riantes. Deux enfants, charmants, mais un divorce malvenu, mal vécu aussi.

Tu étais malade. Une grave dépression qui t’a conduit à l’hôpital. C’est de là que tu t’es enfui brusquement.

D’après ce que je sais, on t’a retrouvé dans un étang. Suicide ? Commotion cérébrale ? Peu importe : aujourd’hui, il y a deux enfants qui devront vivre avec cette lézarde béante : ton absence.

Hier, en réunion CE, on a observé une minute de silence à ta mémoire. Est-ce là tout ce qu’il restera de toi ici ?

Quant à moi, la honte que j’éprouve maintenant ne me tuera pas ; elle ne fera que me suivre sans cesse, de loin, en catimini. Comme ne me lâchera pas facilement mon regret de ne pas avoir pris plus souvent de tes nouvelles. Tu n’étais pas mon pote. Aujourd’hui, je le regrette.

Toutes celles et ceux qui t’ont apporté de la joie sont cruellement tristes. Ceux qui ne t’ont pas connu s’en foutent. Les autres garderont, je l’espère, quelques lames coupantes au creux du cœur. De celles qui dépècent. De celles qui apprennent.

Minuit et des poussières…

1 - Minuit

Je suis rentré chez moi assez tard hier. À la fin de la journée, mon ami Philippe faisait son pot de départ au boulot. Ça a été sympa, toute la boîte (11 employé-e-s quand même, plus le boss !) est restée jusqu’à l’extermination complète des amuse-gueules et des bouteilles de champagne. Phil a reçu des cadeaux à la hauteur de l’estime que nous lui portions. Nadine et Hervé lui avaient préparé le traditionnel discours de partance qu’ils ont subtilement mis en scène avec le concours de quelques comparses. Bref, on a passé un super moment même si, à la fin, des larmes ont coulé.

Comme il avait rendu sa voiture de fonction, on avait prévu que je le ramène chez lui. L’allégresse des bulles de champagne ayant laissé la place à de petits coups de blues çà et là, nous embarquâmes Isabelle et Nadine pour un dernier verre chez Philippe.

De sorte qu’il était 23 heures largement passées lorsque, seul, je garai la voiture au bas de mon immeuble. Phil et moi avions décidé, une fois les filles parties, de profiter le lendemain et pour la dernière fois ensemble, de la salle de gym/muscu qui avait ouvert deux ans auparavant au centre-ville et où nous avions pris un abonnement chacun.

Puant la clope, la transpiration et à peine l’alcool, je pris une douche fraîche puis grignotai un paquet de chips accompagné de verres d’eau pétillante. Dans la foulée, je me couchai et lus quelques pages de « Lorsque Les Ténèbres Viendront » d’Asimov. Le sommeil ricocha un moment autour de moi avant de voler ma lucidité.

2 - Et des poussières

Le jour était propre encore lorsque je sortis de mon bâtiment. Un froid de petit matin humide pénétrait ma tenue de jogging et, perçant mon tee-shirt, griffait ma peau. Je fis le tour du quartier en petites foulées, histoire d’émerger tranquillement de ma soirée et de la nuit agitée qui avait suivi.

Lorsque je revins à mon point de départ, je me mis en quête de ma voiture dont je ne me souvenais plus où je l’avais laissée la veille. Je refis attentivement, en marchant cette fois, le tour du pâté de maisons : sans résultat. Bon, ce genre de choses m’arrivant de temps en temps je ne m’affolais pas.

Je pris alors la direction de l’avenue toute proche sur le parking ouvert de laquelle je garais parfois mon antique R5. Chemin faisant, je plongeai la main dans la petite sacoche en vieux cuir que je portais autour de la taille pour y saisir ma clé de contact qui ouvrait également mon véhicule à distance.

Au lieu de celle-ci et du petit alpaga blanc ornant le porte-clefs auquel elle était attachée je ramenai une sorte de télécommande de la taille d’une carte de crédit possédant deux boutons : « open » et « close ».

Mon premier réflexe fut de vérifier que c’était bien ma sacoche qui m’enserrait la taille. C’était bien elle. J’y trouvai également mon permis de conduire, ma carte d’identité ainsi que le bristol plastifié de la salle de gymnastique, but de mon lever inhabituellement tôt en ce samedi matin. Pas de clé, à part celle de mon appartement que j’y avais probablement déposée machinalement après avoir fermé mon logis. J’étais parvenu devant le parking qui, curieusement était pratiquement vide, l’esprit passablement interloqué pour ne pas dire abasourdi. J’y entrai.

Il y avait là, parfaitement aligné et dans un état tel qu’on pouvait les croire neufs, un petit nombre de véhicules :

- Un carrosse enluminé de riches dorures,

- Une espèce de brouette à la roue grossièrement taillée dans de la pierre,

- Un char d’assaut menaçant,

- Une fusée d’une dizaine de mètres de hauteur en tout point semblable à celle imaginée par Hergé dans le célèbre « On A Marché Sur La Lune »,

- Un manège de chevaux de bois dont on voyait l’employé derrière la vitre d’une cabine,

- Un hélicoptère blanc dont les pales étaient repliées vers le sol,

- Un sous-marin jaune sur lequel étaient peints des motifs psychédéliques,

- Un chariot du far-west percé de cinq flèches dont l’unique cheval broutait dieu sait quoi sur le bitume,

- Une porte et son encadrement dont on apercevait les boulons la maintenant dressée sur le goudron (que faisait-elle ici ? Sans doute menait-elle ailleurs. Loin.),

- Une draisienne aux roues d’inégal diamètre dont l’une était munie d’un antivol,

- Un dromadaire, accroupi, qui jetait sur les alentours un regard morne et blasé.

- Et, enfin, un terrier au pied d’un arbre.

Chacune de ces choses occupait un emplacement identique en surface à tous les autres délimité par un rectangle précisément dessiné à la peinture rouge. Aucune R5 n’était présente.

Tout à ses interrogations, l’aberration de la situation ne lui apparaissait pas. Comme si tous les objets qu’il voyait étaient à leur place dans ce parking de plein air le long d’une avenue parisienne et qu’aucun illogisme n’avait infiltré sa réalité. Il se rendit compte qu’il serrait la télécommande et eut l’idée de presser l’inscription « open ».

Dans un premier temps, rien ne se passa.

Puis, un lapin pressé une montre à la main surgit et disparut dans le terrier. Le dromadaire se leva, lentement, la draisienne quitta son emplacement et se dirigea vers lui, la porte dressée s’entrouvrit à peine sans un bruit, le cheval s’arrêta de manger et se tint prêt au départ, du sous-marin jaune s’échappa une musique entrainante tandis que quatre garçons jouaient dans le vent, les pales de l’hélicoptère se relevèrent et commencèrent à tourner doucement, l’homme dans la cabine du manège lui tendit un ticket la main sur un levier, des échelons apparurent le long de la fusée dont une ouverture, tout en haut, fit comme une tache sombre au milieu du damier rouge et blanc, la tourelle du char pointa son canon sur lui, la brouette se redressa ne reposant que sur sa roue comme si quelqu’un avait empoigné les brancards et un cocher en tenue monta fouet en main sur le carrosse.

Tout le parking se mit à vibrer et le sable du temps remonta l’étroit goulot.

3 - …

Le vent se faisait fort. Je disposai le tagelmust sur le bas de mon visage et mes yeux, baissai la tête, rentrai mes épaules, recouvris mes jambes autant que je le pus et m’accordai aux mouvements de l’animal qui devait souffrir autant que moi. Le sable, en tempête, poignardait mes doigts crispés sur le pommeau de la selle.

D’instinct, ma monture ne s’arrêterait pas. Je le savais. Les méharis sont particulièrement adaptés pour mener l’homme à travers le désert et je n’avais pas besoin de regarder devant moi. D’abord parce qu’il n’y avait rien à voir dans ces bourrasques et parce que personne ne guide un dromadaire.

Je progressai difficilement parmi les miens, les Kel Tamajeq, plus connus sous le nom de Touaregs, dans cette grande région saharienne du centre de l’Algérie.

Je m’appelle Afellan, ce qui signifie « sauvage » en berbère. Je suis né quelque part dans ce désert il y a 62 ans d’une mère Touareg et d’un père français. Il y a très peu de temps, mon père est mort sous la tente où je suis né et, juste avant de mourir, il m’a appris qu’il avait eu un fils avec une française. Ils lui avaient donné le nom de « Denis », qui ne veut rien dire du tout dans leur langue.

Il avait rencontré ma mère et était parti avec elle, devenant, lui aussi, un Kel Tamajeq. J’étais fier de lui. Il s’appelait « Claude », mais les anciens l’avait nommé « Afaw », le lumineux.

Aujourd’hui qu’il n’est plus là, je rentre avec ma tribu nomade au camp où ma mère se repose. Je dois à mon tour m’occuper d’elle. Le sable ralentit ma marche et c’est une longue route, mais je suis Afellan, le sauvage, et personne ne m’empêchera de rejoindre « Lehna » (la paix), celle qui m’a donné le jour.

Je suis ici dans cette immense maison mouvante faite de mille et mille grains minuscules qui, parfois, se transforment en murs. Mais qui serais-je si j’avais été le fils de Claude et Léonie ? Les hurlements du vent ne m’apportent pas de réponse. Je m’appelle Afellan, criai-je

Alors, en espoir de causes, j’ajuste mes incertitudes en éclats de rires sur les lèvres porte-puzzle des inconnu-e-s que je croise.

Tombola

J’ai attendu si longtemps dans l’obscurité, sans but ni désir, que j’avais fini par accepter mon inutilité. Tant de temps passé à attendre, porté par des mains rêveuses me renvoyant à mon insignifiance, puis oublié tel un objet vulgaire dans son coin.

« Ai-je ma place dans ce monde ? » me tourmentais-je souvent. Et, surtout, « ai-je seulement une existence hors de ces numéros dont on m’a affublé à ma naissance » ?

Qui suis-je vraiment ? Question métaphysique universelle qui donne le vertige.

Aujourd’hui, l’égarement a cessé. Parmi les millions de mes semblables j’ai enfin trouvé ma particularité. La singularité qui est la mienne s’est enfin révélée à tous : Je suis l’élu !

Le destin, par hasard, m’a fait saisir la main d’une femme. Elle est entrée dans ce bar-tabac et on en est ressorti ensemble. Un calcul de probabilité pourrait évaluer, à une infinité de décimales près, la chance que nous soyons tombés l’un sur l’autre, dans ce café-là, ce jour-là, à ce moment précis.

Je savais que notre rencontre ne durerait pas. C’était écrit. Mais je savourais le moment présent jusqu’à l’instant où la main m’a lâché. La femme s’est écroulée sur le trottoir.

Les secours sont arrivés très vite, mais il n’y avait plus rien à faire : massages et bouche à bouche furent inutiles. Le médecin du SAMU repoussa le masque à oxygène en prononçant le décès. Crise cardiaque foudroyante, assura-t-il.

Le patron du bar-tabac sortit alors en courant : « le billet, le billet ! Attrapez-le » criait-il. « Vite, c’est le billet gagnant de la tombola nationale que le vent pousse vers les égouts » ajouta-t-il.

De la main chaude et douce d’une inconnue, je suis passé au froid du bitume. Puis, balayé par une rafale, je tombai dans la bouche menant aux canalisations crasseuses de la ville.

Pitzibouille

Pitzibouille était un petit garçon difficile et il l’avait toujours été. Non qu’il ait nécessité une attention particulière, qu’il ait été agité, bagarreur ou intrépide : bébé, il ne pleurait que très rarement et quand il ne dormait pas, il restait dans son berceau ou son transat à regarder le monde autour de lui d’un air curieux. Ses seules manifestations revendicatives, il les exprimait par de petits gémissements plus interrogatifs que protestataires.

Grandissant, il se tenait au calme dans la cour de l’école à l’écart des autres gamins, très souvent assis en tailleur par terre observant, là encore, son environnement. En classe, il écoutait la maîtresse d’une oreille distraite depuis sa place solitaire du fond, juste à côté de la fenêtre, regardant à travers la vitre la pluie mouiller les ailes des oiseaux ou le soleil les faire briller.

Chez lui, il passait le plus clair de son temps allongé sur son lit, les yeux ouverts fixant le plafond blanc de sa chambre. Lorsqu’il sut lire, bien avant ses camarades de classe, il alternait de longs moments de lecture, un dictionnaire à portée de main, avec des phases de rêveries pendant lesquelles il semblait insensible à ce qui se déroulait dans son entourage immédiat.

Ce qui finit par inquiéter ses enseignant-e-s et ses parents, c’était son indolence et son indifférence vis-à-vis du réel. Il restait sans réaction face aux sollicitations et, lorsqu’on l’interrogeait, ses réponses, toujours justes et pertinentes, survenaient après qu’il eut accepté de quitter la lointaine contrée où il paraissait demeurer.

Le psychologue où son père le conduisait deux fois par mois conclut, au bout de dix mois de consultations d’une heure chacune suivies d’un long entretien avec ses deux parents, à un trauma prénatal ayant entraîné le développement précoce de certaines fonctions cognitives (phase d’appropriation) et de l’imagination (phase de protection). Dans ce cadre, le médecin recommanda aux procréateurs l’expérimentation de jeux récréatifs requérant la participation active de l’enfant ainsi qu’il ordonna une médication « adaptée, susceptible de l’aider à résoudre le trauma ».

Le deuxième psychologue consulté, spécialisé en pédiatrie, parvint à la même conclusion après autant de visites mais changea sensiblement l’ordonnance de traitement en prescrivant des anxiolytiques moins fortement dosés. C’est le choix que firent les parents de Pitzibouille Étchankestonisky. Ils retinrent des recommandations du premier thérapeute « l’expérimentation de jeux récréatifs requérant la participation active de leur enfant » qui se révéla être un échec absolu par rejet catégorique de l’intéressé.

Par contre, leur fils obtint son bac scientifique à l’âge de 15 ans et sept mois, avec mention très bien. Il n’avait aucun ami, et encore moins d’amie, suçait son pouce dès qu’il se sentait mal à l’aise, c’est-à-dire à chaque fois qu’il sortait de chez lui ou que des étrangers y pénétraient. Autant avouer que ce doigt accusait un vieillissement relativement prématuré.

Depuis 5 ans, il continuait à prendre ses médicaments qui, par ailleurs, n’avaient pas plus d’effet sur la résolution du trauma que sur le manque d’interaction avec son entourage. Il devint même encore moins enclin à la proximité de quiconque. Puis, un beau jour, monsieur Étchankestonisky décréta que ces dépenses étaient superflues et ordonna le sevrage.

Pitzibouille devint un peu plus agité pendant une semaine, ou, plus exactement, légèrement moins absent. Puis la vie reprit son cours normal égrainant nonchalamment la morne succession des jours et des nuits dans le déroulement réconfortant des habitudes répétées.

La mort brutale de ses parents, victimes d’un accident de voiture, représenta pour lui le bouleversement de tous ses repères les plus intimes. Habitant depuis toujours avec eux, il dut déménager chez un oncle et une tante loin de l’endroit qu’il connaissait. Il avait alors 24 ans et venait de terminer de fulgurantes études de docteur en astrophysique.

Lors de la cérémonie funèbre, il ne ressentit rien de particulier que l’insupportable sensation d’être perdu au milieu de gens inconnus, ou presque pour certains. Heureusement, il n’y avait pas grand monde à l’église et encore moins au cimetière.

Il ne comprenait surtout pas les larmes autour de lui et l’attention douloureuse qu’on lui portait. Son pouce lui fit mal toute la journée puis l’empêcha de dormir cette nuit-là.

Son oncle et sa tante restèrent ensuite quelque temps avec lui avant de partir tous les trois pour un ailleurs qu’il redoutait. Il aurait voulu rester ici, dans sa maison-nid, parce qu’il y était bien et qu’il se sentait capable d’y vivre, même seul. Ce fut un vrai déchirement de la quitter renforcé par l’impression, en la regardant disparaître derrière lui, que c’était elle qui, comme ses parents, l’abandonnait pour s’en aller sans lui.

La maison et les meubles furent vendus. Sa maigre famille s’occupa de tout. Il eut le bonheur de récupérer son lit qu’on installa dans sa nouvelle chambre pour sa nouvelle vie.

Il resta pourtant le même enfant rêveur qui fut, deux années plus tard, nommé directeur des recherches à l’observatoire qui l’avait recruté. C’est là, au contact de personnages contemplatifs et lunaires, qu’il retrouva une maison. Celle-ci avait l’incomparable avantage, par rapport à celle qui l’avait adopté mais aussi à celle où il était né, de pouvoir être partagée avec des semblables, hommes ou femmes. Pour la première fois de sa vie, il communiquait avec d’autres que lui. Mieux, il les retrouvait sur les mêmes nuages, au sein d’équations complexes à résoudre et jusque dans les galaxies les plus lointaines.

Jusqu’à son départ en retraite, il vécut des années lumineuses. Quelquefois, il goûta à des émotions ce qu’il trouvait toujours surprenant mais agréable. Peu après qu’il eût cessé de travailler, il rencontra une femme, veuve depuis peu, qui vint le rejoindre dans la maison de son oncle et sa tante décédés il y avait quelques années.

Il retournait souvent avec elle à l’observatoire où il l’emmenait en voyage parmi les étoiles.

Et c’est alors qu’ensemble ils naviguaient du côté d’Orion, Bételgeuse la bleue et Acturus la rouge, qu’ils s’envolèrent définitivement, main dans la main tous les deux.

L’univers est leur maison. Par pudeur, s’il vous plaît, éteignez vos télescopes…

Arrêts sur nuages

Il n’avait plus envie de choisir, de réfléchir, d’analyser. Il ne voulait plus gâcher le paysage à force de guetter les panneaux indicateurs, de ne fixer de l’horizon que la ligne à atteindre qui toujours se refuse et rend flou les alentours.

Il ne voulait plus se tromper, ne supportait pas non plus l’idée d’être sur la bonne route. Ce dont il avait besoin, c’était de jouir de l’air, de la chaleur et du froid, du bruit de la pluie sur le pare-brise, des collines, du ciel clair, menaçant ou marbré d’une naissante matinée, de la fraîcheur du soir caressant sa peau, du vent soyeux dans ses cheveux s’engouffrant par la fenêtre ouverte, d’eau de pluie, de giboulées déconcertantes. Sans classement ni évaluation. Sans critères. Sans but. Juste de prises où accrocher son existence.

Il sait cela : il devra partir.

Plus de tort ni de raison, car plus de résultats à atteindre. Nulle part où aller, de voie à suivre, pas d’aboutissement, d’itinéraire. Pas de traces devant lui, ni de carte, de radioguidage ou de GPS. La technologie habille l’homme d’une insensible peau. Désormais, il s’en fout… Plus d’horaires en guenilles pour couvrir le temps.

Il bouge sans motifs définis, tantôt avançant, quelques fois revenant sur ses pas, tournant aussi en rond et se heurtant parfois à des culs-de-sac. Tordre chaque seconde, la presser ardemment entre ses doigts jusqu’à recueillir les ultimes gouttes, s’enivrer de saveurs fortes, sentir encore les frissons sur son corps lorsqu’il chemine, même à contre-courant s’il en a envie. La recherche du plaisir dans toutes les lueurs passant à proximité. Une odeur traquée. Un goût de musc entêtant. La texture d’une peau.

C’est une évidence : il doit partir.

Vous vous blottissez l’un contre l’autre, non pour vous protéger du froid mais pour le partager. Et à parts égales le répartir. Sentir les phrasés et les ponctuations sur vos épidermes.

Il n’aime pas l’indifférence, cette sorte de capacité à se détacher des autres pour que chacun porte son propre poids. Cette façon d’entendre les gens comme des matricules, de soupeser les potentialités à atteindre des cibles, de faire du chiffre sans questions ni émotions, joies ou tristesses posées sur le paillasson ou abandonnées au vestiaire. Il n’aime pas ceux qui évitent et composent. Ceux-là profitent sans apporter. Ceux-là cultivent leur propre jardin pour en garder égoïstement les fruits. Ils sont capables de compassion, oui, mais sans s’exposer. Ils portent en bandoulière l’obéissance comme on s’accroche à une bouée : parce qu’elle n’est utile qu’à soi. Ils se contentent de composer avec les vents adverses avancer mieux que les autres. Ils n’apportent rien, ils emportent. Ils sont si faibles qu’ils en deviennent touchants. Elle partage son sentiment : il va bientôt partir.

Il passe du temps à réfléchir, alimenté de lectures comme une nutrition qui diffuse. Dans la journée, il travaille et essaye de ne pas trop s’écarter de ses idéaux. Il tente de saisir toutes les particules que le vent ne colle qu’aux peaux nues.

Longtemps, il a cru pouvoir faire exploser les frontières, les barrières et les blindages autour des cœurs serrés. Il en a usé des kilos de patience, et d’écoute en cachant sa rage au creux de ses poings fermés pour, peu à peu, en être réduit à négocier, à économiser, à composer.

Il est grand temps de partir, songe-t-il hébété.

Les kilomètres s’ajoutent sur l’asphalte qui se déroule. Il poursuit sa dérive paresseuse, sa main posée nonchalamment près de la tienne. L’auto avance lentement. Parfois, un chemin déboule, déployant ses ornières et ses ronces, puis le bitume sans prévenir revient.

De temps à autre marquer un temps d’arrêt pour contempler, dégourdir les articulations et se regarder. Descendre en marche, figer le temps comme pour en retarder l’inéluctable altération sur les contours, tirer la langue en grimaçant et faire la pige au toboggan qui, irrémédiablement, aspire. Diffuser la joie. Chanter, avec jubilation, l’allégresse du jeu, l’ivresse et la folie.

Elle parie sur son départ !

Plus aucun désir de conduire pied au plancher. Quant aux lignes jaunes, il les avait traversées si souvent sans même, parfois, en avoir conscience lorsque quelques nuits bancales avaient étalé leurs mirages bleus saphir jusqu’à l’écœurement.

Cahin-caha, il s’en va, quoi.

Pour vous dire, comme Jacques Brel, que chez ces gens-là, on ne parle pas, monsieur, on ne parle pas : on court. C’est comme ça : les Quichotte s’en donnent à cœur joie et parviennent à se convaincre de leur utilité. La semaine, ils s’endorment au volant de leurs bolides en serrant un peu les fesses lorsqu’ils frôlent des moulins. Quelques fois, en entrouvrant une paupière, ils haussent le ton en érigeant leurs lances. Mais, bien vite, ils se rangent sagement dans la file avec un sourire de héros sous l’aile de moulinettes à soufflets…

C’est pourquoi il continue de goûter avec avidité à chaque grain de miel que le hasard culbute contre sa lèvre. Et tant pis si le sucre, en séchant, abime un peu sa peau. Et tant pis si le sel farouche de l’enfance ronge nos refuges. Tant pis si le vent hachure notre pas.

C’est pourquoi il prend la route du départ.

La vérité ? Il s’en fiche. Qui a tort, qui a raison ? Il n’a aucune solution. Mais il constate que la concurrence divise, casse, épuise les êtres comme la planète. Le capitalisme du chacun contre tous aussi. L’économie de marché ne possède aucune légitimité.

La démocratie ne se nourrit pas de rivalités, elle a toujours progressé grâce à des considérations non limitées à un intérêt particulier d’une caste ou d’un groupe d’individus contre les intérêts généraux. Elle s’abreuve d’universel. Elle grandit du combat acharné contre notre animalité, nos penchants évidents, nos laisser aller comme nos laisser faire. Le progrès est de faire société.

Il paraît que ce sont de vieilles lunes laborieuses. Il sent simplement son inaptitude à ce monde-là. C’est pourquoi il n’en veut à personne. Il n’a, au fond de son sac prêt pour le voyage, ni regret ni amertume. Aujourd’hui, d’autres routes l’appellent mais il conserve intacte cette indicible attirance pour l’imperfection, les doutes et les failles à explorer, sans plus de goût pour l’autodestruction.

Il se sera battu pour des convictions mais contre personne en particulier. Il avait croisé des chemins, marché sur des sentes étroites en frôlant des épaules, en échangeant des chaleurs. C’est un acquis important qu’il conservera. Et le fait que ses combats n’aient pas été partagés par tous constitue une richesse dont il ne doit faire ni défaite ni victoire. Sa place est tout simplement autre part que sur la route principale. Il sent déjà le souffle de nouvelles rencontres sur son visage et la sensation de peaux à venir. Comme d’étranges saveurs ignorées.

Il n’aime pas le dévouement, si proche de la dévotion. Il va partir.

Il ne veut pas choisir. Parce qu’il a déjà choisi. Depuis toujours. Confusément quelquefois. Ainsi qu’elle, femme de lointains voisinages prénommés « futur ». Et vous vous protégez du brouhaha des bienséances brouillant la perception de soi et de l’autre. Faut-il être raisonnable, rationnel et poser nos mains sur nos oreilles et nos cœurs ?

Ils s’échappent donc, s’envolent, s’évaporent, légers, pour suivre tous les chemins à la fois. Arrêts sur images. Et saisir les interférences tout autour.

La Deuxième Mort d’Antonio Gramsci

Anne-Claude ouvrit la porte du cabinet médical où elle travaillait à mi-temps en alternance avec Christelle. Le docteur Gramsci était déjà arrivé. Le vieil homme se trouvait devant la machine à cafés, un antique percolateur qu’il entretenait avec autant d’attention qu’il portait à la santé de ses patients, déposant minutieusement la quantité de pur arabica dans le doseur préalablement humidifié à l’eau chaude.

Il partit ensuite remettre la boîte isolante contenant le précieux Mokka dans le cagibi isotherme au fond de la pièce, juste après la porte de son bureau de consultations. Après avoir vérifié la température et l’hygrométrie du local, il en referma doucement l’accès.

C’est en revenant récupérer sa tasse fumante qu’il remarqua la présence d’Anne-Claude.

- « Bonjour docteur » dit celle-ci

- « Tiens, bonjour madame Barrière » répondit le médecin qui, oubliant sans cesse les prénoms, avait décidé d’appeler ses employées par leur nom de famille.

- « Alors, c’est le grand jour ? Le déconfinement ?

- Oui, enfin pour certaines activités. En ce qui nous concerne, aujourd’hui n’apporte aucun changement dans notre travail. Si ce n’est la poursuite des gestes bar…, hum, des précautions adoptées pendant la période de confinement ».

Anne-Claude ignora l’embarras passager de son interlocuteur et gagna son poste derrière l’hygiaphone qu’Antonio Gramsci avait fait installé dès le 18 mars. Où se l’était-il procuré ? Mystère. Christelle, franche et directe, posa mille questions et insista lourdement sans obtenir de réponse. Sa collègue, plus sournoise, ne dit rien bien qu’elle brûlât de savoir la provenance de l’objet lequel, lorsqu’elle le vit la première fois, se trouvait dans un état parfait de propreté.

Telles des chiens de garde, les deux secrétaires faisaient respecter, à tour de rôle auprès de la patientèle, la distance de sécurité matérialisée par une bande rouge au sol. Et malheur à celle ou celui qui touchait l’épais plexiglas !

Jour après jour, semaine après semaine, tou-te-s s’habituèrent à la situation faute de retrouver la « normalité d’avant ». Le personnel se lavait souvent les mains et les malades arrivaient dans un état d’hygiène irréprochable, du moins en apparence, et utilisaient volontiers les bouteilles-poussoir de gel hydro alcoolique disposées à l’entrée, dans la salle d’attente et à la sortie des toilettes.

Enfin, vers la fin de l’année 2020, un laboratoire annonça la mise au point d’un vaccin qui fut commercialisé au début du deuxième semestre 2021. Un nombre incalculable de patients vinrent alors en consultation muni du vaccin…

Dès lors, un certain laisser-aller réapparut, les bouteilles de gel hydro alcoolique ne se vidèrent plus et les distances de sécurité allèrent rejoindre les poubelles remplies des plus ardentes de nos bonnes résolutions individuelles, qu’au demeurant, jamais personne ne vidait.

Ce qui ne changea pas, ce fut l’agressivité des deux secrétaires. Elles qui pendant plus d’un an organisèrent quasi militairement les rendez-vous, se faisant obéir, y compris par leur vieux patron, à grand coup de rappels à l’ordre aboyés sèchement, avaient quelques raisons en moins d’exercer leurs penchants naturels à l’autorité, voire à la tyrannie.

Elles les retrouvèrent au centuple après quelque temps de flottement bien compréhensible. Madame Olivier se fit raccrocher au nez pour avoir demandé une deuxième fois timidement et d’une voix embarrassée à parler au docteur pourtant libre de consultation. Ici, on prend rendez-vous un point c’est tout !

Monsieur Cavestri arriva avec une heure d’avance pour sa visite mensuelle de contrôle. La mégère de service lui interdit l’accès à la salle d’attente où, justement, il proposait de se conformer, le temps qu’il faudrait, à la fonction de la pièce. Et puis quoi encore ? Mettre à leur disposition des chaises-longues et une bibliothèque à discrétion ? Quant à l’adolescent saignant du nez qui venaient sans doute de se faire rosser, pas de rendez-vous, pas de soins ! Sortez immédiatement, jeune homme : vous allez tout tâcher !

Ainsi, la vie normale se réinstalla douillettement au cabinet de médecine du docteur Antonio Gramsci. L’hygiaphone fut démonté un beau jour par le mari de Chrystelle qui l’emporta on ne sait où et les consultants continuèrent à subir les mêmes aigreurs pré-confinement des deux cerbères. Mais, se disaient-ils à voix basse en attendant leur tour, quand on trouve un bon docteur on le garde ! Surtout dans ce quartier…

Ses rêves humanistes au service des populations les plus exploitées, le vieux thérapeute les poursuivait sans relâche dans son bureau. Attentif aux conditions de travail des uns, prévenant aux aléas de la vie des autres, toujours arrangeant avec les sans-papiers qu’il recevait en dehors des heures d’office de ses secrétaires, il restait fidèle à ses idéaux.

N’ayant aucunement la fibre patronale, il se comportait plus en collègue avec ses employées qu’en patron, les encourageant à prendre des initiatives, à se former, leur prêtant souvent des livres ou leur en conseillant. La seule chose avec laquelle il était strict concernait toute la chaîne gravitant autour de la machine à cafés.

Lorsque l’une d’entre elles arrivait, c’est lui qui s’occupait de remplir sa tasse en respectant les goûts de chacune. Entre deux visites, il proposait à la présente de la servir. L’intéressée dédaignait ou acceptait, telle une souveraine face à un serf.

Parfois, lorsqu’il était au comble de son agitation, il lui arrivait de marmonner devant le percolateur suranné sa conviction profonde en la nécessité de former des intellectuels issus de la classe ouvrière, entamant avec la machine une discussion ponctuée de borborygmes échangés intelligibles de lui seul.

Il faut dire qu’il réussit au-delà de ses espérances à faire partager cette idée à Anne-Claude et Christelle. Sans doute au moment où il ne s’y attendait plus, mais il n’est pas de victoire absolue.

À l’orée de ses 66 ans rayonnants, le même vendredi de fin de mois (Anne-Claude le matin et Christelle l’après-midi), elles lui présentèrent leur démission avec effet immédiat.

Aucune ne s’appesantit sur son avenir, mais il crut comprendre qu’elles étaient embauchées par une société multinationale dont l’un des sièges sociaux se trouvait à Paris, l’autre à Zurich, en qualité de secrétaires de direction l’une en France et l’autre en Suisse. Il s’en réjouit sincèrement, mais sa proposition de fêter la nouvelle tous les trois après le boulot fut doublement refusée.

Antonio demeurait seul à présent. Il continua une semaine à assurer le fonctionnement du cabinet puis, se sentant fatigué, prit sa retraite. Personne ne lui succéda et le cabinet fut racheté par une filiale de la multinationale Franco-Suisse.

L’infirmière qui, depuis deux semaines, venait lui faire des soins à domicile, le trouva un jour froid dans son lit, les « Lettres de Prison » de son homonyme à la main. AVC, conclut un de ses collègues.

Il y avait un mois qu’il ne travaillait plus.

Sur le chemin

Jeunes, vieux, femmes et hommes, nous marchons sur ce chemin côte à côte ou éloignés, certains depuis très longtemps, d’autres viennent d’arriver. Les plus récents sont encore dans les bras de leurs parents.

Nous devons former une longue ligne sur ce sentier où règne un épais brouillard. On entend le bruit de la marche sur les cailloux et, dans la distance devant comme loin derrière, des cris, des appels ou des toux. Quelquefois un chant, repris un instant en chœur.

Il ne faut pas s’arrêter. D’ailleurs, nous ne le pouvons pas tant ceux qui suivent poussent. Où commence et où se termine cette file ? Où va-t-elle et d’où vient-elle ? Pour essayer de répondre à ces questions, il faudrait stopper et attendre. Ou bien courir sans faiblir droit devant. Mais la voie est étroite, toute entière occupée par la foule et les bas-côtés ne sont pas sûrs.

Chacun ajuste son pas sur le rythme de ceux qu’il suit, sans ralentir ni accélérer, de sorte que la cadence est exactement la même partout où que l’on soit.

De temps à autre, un passage de quelques mètres qui ne mène nulle part a été ouvert à droite ou à gauche. Selon l’ancienneté de la tentative, la végétation s’est plus ou moins refermée sur la trouée mordant le panneau sur lequel a été écrit l’inscription « fausse route », allant parfois jusqu’à le masquer.

Quand on effleure l’une de ces expérimentations, un frisson glace nos échines. Alors, on l’oublie pour se concentrer sur les obstacles qui peuvent faire trébucher, tordre les chevilles ou, même, nous faire chuter.

Qu’est-ce qui a incité des hommes à sortir d’un chemin obscur, certes, mais tout tracé pour s’aventurer sur des sentes dépeuplées certainement plus sombres encore ? Je ne suis sans doute pas le seul à me poser furtivement cette question si absurde qu’elle n’a aucun sens et probablement pas de réponse. Peut-être est-ce ce qu’on appelle « la folie » ? De toute façon, les essais manifestes n’ont abouti à rien d’autre qu’à des échecs avérés.

En général, la chaussée sur laquelle nous allons est parfaitement droite ou bien le virage est tellement large qu’il ne donne pas la sensation d’une modification de cap. Pour la première fois de mon existence, un piétinement sur place se fait sentir et un coude brusque se détache de la brume compacte vers la gauche.

Dans le tournant, un vaste espace a été déboisé du côté droit de la piste, occupé par une poignée de personnes qui s’y sont arrêtées. L’endroit est plongé dans la pénombre et pourtant, par-delà l’étendue nue sur laquelle se tiennent les hommes, plus loin entre les branches basses et les orties une lueur filtre. La majorité continue de cheminer après un bref coup d’œil à la déraison de l’évènement et sans discerner le faible scintillement.

Au milieu d’un cercle spontané d’individus rassemblés sur la surface vide, un homme, plus grand que les autres et parlant fort, tente de les entraîner à sa suite vers le lieu de la lumière. Abandonnez ce sentier insensé, froid et ténébreux, leur dit-il de sa voix profonde et chaude, pour rejoindre un terrain paisible ensoleillé où il n’est pas nécessaire d’avancer sans fin.

Venez débroussailler la route de l’inconnu pour construire, ensemble dans la joie, le royaume du bonheur, de l’égalité et de la fraternité. La peur et la fatigue n’existeront plus. Tous, vous pourrez jouir de la vie et des fruits de la terre dans un paradis à votre image, sans maîtres qui vous exploitent et décident à votre place.

Lorsque je reprends le cours de mon avancée, bien à l’abri au sein de mes semblables, nous retrouvons vite la ligne droite habituelle et réconfortante. La nuit noire était tombée, mais nous ne nous perdrions pas. Le chemin était tracé.

Dans ma tête, les paroles d’une douce mélodie me disaient que d’autres clairières et d’autres lumières m’attendaient plus loin sur ce chemin où jeunes, vieux, femmes et hommes, nous marchons côte à côte ou éloignés, certains depuis très longtemps.

Miroir

Elle repose avec grâce le châle sur ses épaules nues et se lève du lit. Quatre pas, à peine, elle est assise sur la chaise de paille faisant face à une petite table poussée contre le mur et sur laquelle sont rangés, soigneusement, ce qu’elle appelait malicieusement « ses instruments à remonter le temps » : quelques barrettes à cheveux, une brosse pour les peigner, un coupe ongle, un tube de rouge à lèvres pratiquement vide, un fond de pot de fond de teint et, appuyée contre le miroir rectangulaire qui lui fait face, la petite photo jaunie d’un couple un rien flou, main dans la main, souriant à une postérité déjà éteinte.

Il y a un mois, peut-être un peu plus, qu’elle ne regarde plus l’image. Depuis un an, je crois, ce bout de passé ricoche sur les crêtes du temps et, souvent, puis parfois, rarement enfin, attrape sa mémoire. Le cliché, pris à Alger au temps des jeunesses éternelles, s’est petit à petit décollé d’elle pour ne représenter que deux silhouettes étrangères et pourtant familières.

Elle doit faire quelque chose. C’est même pour ça qu’elle s’est levée. Sa pensée est volatile, tourmentée comme peut l’être la mer. Elle ne se souvient plus. Que fait-elle là ? Où est-elle ? Qui est cette vieille femme aux maigres cheveux hirsutes et à la figure ridée qui la regarde l’air hagard ? Ses idées s’évaporent.

Sur la table sont posés divers objets dont elle ignore l’utilité. C’est un sacré bazar, pense-t-elle en les déplaçant, il faut que je mette de l’ordre là-dedans. La brosse tombe, le bruit la fait sursauter. Une vieille dame âgée, aux joues creuses, toute décoiffée, la fixe. Qui c’est cette folle, se dit-elle. Qu’est-ce qu’elle me veut ? Je ne la connais pas !

Un vent du large, violent, la fait soudain chanceler. Par réflexe, elle crispe ses doigts sous l’assise de sa chaise. Quelqu’un vient d’ouvrir la porte. Une inconnue se penche sur elle. Des cris résonnent. Le vent devient ouragan et entre dans sa tête. Une pensée, ultime instinct, dernière vision plaquée à l’intérieur d’elle : mes enfants…

Plus je m’enfonçais dans mes songes et plus je descendais le fleuve des souvenirs en compagnie de ma maman. Sa main était fraîche, comme d’habitude. Jusqu’à sa maladie, insupportable, et sa mort qu’une infirmière m’avait racontée : elle l’avait trouvée allongée par terre, souriante, serrant dans sa main un tube de rouge à lèvres dans lequel on avait uniquement décelé des traces d’arsenic. Suicide, conclut le médecin légiste et l’enquête de police diligentée par l’EHPAD.

Je m’aperçus qu’il faisait très froid. Mes pieds étaient gelés. Je m’éloignais lentement de la tombe de ma mère que seule une photo jaunie habillait. Et c’est pas grand-chose une photo sépia…

BATEAU

Quand j’ai compris qu’il ne restait plus que moi, j’ai su que j’allais m’asseoir à côté de lui. Il avait fini de chanter, un peu faussement d’ailleurs, mais qu’importe : il jouait si bien de sa vieille guitare étonnamment parfaitement accordée.

Quelques pièces étaient tombées dans la tasse ébréchée devant lui, certaines avaient ricoché sur le trottoir mouillé.

Je n’arrivais pas à bouger. L’émotion qui irradiait encore autour de lui me sidérait, mon corps et ma voix étaient pris dans un filet velouté qui s’incrustait doucement jusqu’au fond de ma gorge. La pluie, qui léchait mon visage, devait avoir un petit goût salé de larme.

Il me regardait. Sans qu’aucune expression ne vienne transformer ses traits. Dégageant un carton plié derrière lui sur lequel il était adossé, il le posa à terre sur sa gauche tout en gardant les yeux dans les miens.

Je m’assis donc. Et le véritable spectacle commença.

Il se mit à jouer des airs inconnus de moi tout en chantant dans une langue que je présumais slave. Ses mots ricochaient comme des galets lumineux sur le pavé glissant, les notes, sans esquisser la moindre mélodie, formaient une mer sur laquelle chancelaient des bateaux d’une humanité universelle et fragile.

Je me sentais emporté par une histoire tiède, épousant la forme des vagues et la vie de femmes et d’hommes sans âges ni noms ni origines et dont les racines faisaient d’inextricables liens de fraternité.

Il me tendit sa guitare. Je ne savais pas jouer. Il me dit dans un français approximatif où flottait quelques mots d’anglais : « please, speak, je will play tes mots ».

Lorsque je me suis éveillé au petit jour, j’étais allongé sur le carton. On avait beaucoup parlé avec nos yeux : le regard est le langage absolu des vivants. Lui avait joué, je m’en souviens, mais je ne me rappelais rien de ce que j’avais pu dire.

Il était parti. Sans bruit. Il avait laissé un fond de café encore chaud dans un petit thermos rouillé à la peinture écaillée. Sa tasse/sébile était posée, vide, devant moi.

Depuis, je reste toute la journée sur ce carton à parler à des gens qui passent et s’arrêtent parfois. J’attends la mer, ses vagues et le bateau lorsqu’il quittera son quai. Je suis un sans soucis fixes.

Toute la vie devant

- Je m’appelle Bobby. Hier, pendant que mes parents prenaient l’apéro avec les voisins que j’aime pas passqu’ils parlent fort, je me suis noyé dans la piscine derrière le jardin, personne n’a entendu mes cris. Mais je m’en fiche : j’ai toute la vie devant moi.

- Moi c’est Dolorès, mais mes amis à l’école m’appellent Dolo ; j’aime bien. On avait pris la nouvelle voiture pour aller en vacances chez mémé quand papa a doublé à toute vitesse et ça a fait un grand boum contre le camion qui arrivait en face. J’ai entendu le cri de maman, le klaxon du camion et puis plus rien : je suis morte. Mais je m’en fiche pas mal : j’ai toute la vie devant moi.

- Je vis en Afrique. Je ne sais pas le nom de mon pays, c’est pas important m’a dit papa : ce qui est important, c’est les récoltes, travailler à la mine, manger et boire. J’allais chercher de l’eau loin de mon village. J’ai lâché la main de ma maman pour voir un joli papillon posé sur une fleur et y’a eu un grand bruit. Je n’ai rien senti. Il paraît que je suis mort d’avoir marché sur une mine. En vrai, c’est pas grave puisque j’ai toute la vie devant moi.

- Je suis Chloé et j’ai huit ans. J’étais très dissipée et pas très jolie. C’est ce qu’on me disait. Je crois surtout que je faisais trop de bêtises. Mes parents m’ont enfermée dans une cave sous la maison. Y’avait pas de lumière. Des fois, ils descendaient me porter du manger pas très bon dans une écuelle de Mastoc, notre chien, et une petite tasse d’eau avec de la poussière dedans. Un jour, je ne les ai plus vus. Je pense qu’ils sont partis. Parce que je ne suis pas gentille. Je suis morte et ils sont revenus m’enterrer sous un arbre dans le jardin du square. Mais je m’en fous : j’ai toute la vie devant moi.

- Mon nom c’est Akihiko, qui signifie en japonais « prince lumineux ». Je suis un très vieux monsieur aujourd’hui. Le 6 août 1945 à Hiroshima, j’étais un enfant. À 08h 16mn et 2 secondes je suis devenu autre chose : un hibakusha ; un survivant, si vous préférez. Il n’y en a plus beaucoup aujourd’hui. Ma vie fut un long et douloureux chemin. Même pour un prince lumineux. Mes enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants sont des princesses et des princes qui ont toute leur vie devant eux. J’espère seulement qu’ils ne verront jamais l’éclair lumineux qui m’a rendu aveugle.

Qu’on soit d’Afrique ou bien d’ailleurs, de ce continent-ci ou de ce continent-là, qu’on soit d’une couleur ou d’une autre, partout les enfants ont toute la vie devant eux.

Au sujet du cosmos, Pascal a dit, il y a longtemps : « le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie ». Et voilà d’un coup la Terre mise à sa juste place : celle d’une infime chose perdue au milieu de milliards et de milliards d’autres objets inconnus dans un univers incompréhensible. On ressent toute la profondeur de ce vertige qui nous prend à cette pensée parce qu’elle nous renvoie à notre condition de poussière insignifiante.

Insignifiante mais nuisible : Les guerres, les crimes, l’accaparement des richesses par une minorité, l’exploitation et la marchandisation du vivant, hommes comme animaux, le pillage des ressources pourtant non inépuisables de notre planète au mépris des écosystèmes, l’individualisme brandit comme étalon de valeur…pas sûr que les enfants de demain auront assez de toute une vie pour réparer nos folies et écouter longtemps encore le silence éternel des espaces infinis qui n’effraieront, j’en ai peur, plus personne.

…TU M’AS DONNE

On peut donner tant de choses… Sa parole, un repos, du plaisir, des sourires, des larmes, bien sûr. Tu m’as donné le plus précieux de tous :

Le vent…

Le vent fripon, coquin, en poupe. Le vent d’est, le Simoun, le vent mauvais, d’autan. Celui, impalpable, contre lequel il faut pourtant lutter afin de, difficilement mais délicatement si l’on peut, poser le prochain pas un peu plus loin devant.

Celui qui pousse, qui nous emballe et nous fait perdre le contrôle. Qui nous arrache la tête, parfois.

Tu m’as donné ton air. Et depuis, tel un bateau ivre, j’erre. Mon ivresse m’écartèle le cœur, ton désir me décoiffe, mes murs, hirsutes, s’envolent.

A Cherbourg, sur la plage, les parapluies sont flous sous la pluie. Chabada bada. Là, le vent résonne en musique, puis le vent passe. Les nuages se figent ; la pluie aussi. Il va ailleurs, sans toi, sans moi. Chabada bada. Vers Calais, peut-être même Honfleur, mais certainement pas Deauville où pourrissent le nom de stars sur des barrières en saut d’obstacles. Des barrières infranchissables comme on sépare le bon grain de l’ivresse.

Un saut de vent gonfle mes voiles. Sur ma barque, j’irai sans doute jusqu’au prochain port. Tu m’y attends, ton ancre jetée dans le fond du sable. Souffle, mon nouvel amour, souffle. Je suis à l’Éole obligatoire et je veux tout réapprendre.

C’EST DIMANCHE SOIR

Oui, c’est dimanche soir, un soir banal et pourtant particulier comme chaque autre jour. Pas d’émotions ni de sentiments singuliers. Il pourrait être un autre soir que ça ne changerait rien. Ou pas grand-chose.

Mes repères sont moins conventionnels, moins sociaux disent les médisants : l’hiver, l’été, les saisons, les plantes ou les légumes à semer, les fruits à cueillir, la tristesse qui enserre ma gorge et ma poitrine, la joie qui transforme mon visage en lumière pure et mes yeux en phare pour mes enfants, ou quelques bateaux errants, un moment perdus en mer.

Suis-je née comme cela ? Je ne sais pas, et à vrai dire je m’en fiche. Si mon rythme de vie est lent, je suis très attentive à l’instant et je peux transformer chaque seconde en présents que je saisis ou que je donne. Un troc hors du temps, sans mesures, sans autre intérêt que celui d’un échange. Je suis riche de vaillances qu’on ne commerce pas : à force de blessures, j’ai inventé la douceur de ces mots-offrandes de ces moments impalpables et précieux.

J’écoute les bruits autour de moi, le souffle des vents dans les arbres, la pluie douchant les allées boueuses d’un château. Le long de l’étang se baigne un canal. Je ressens la jouissance de ma peau au soleil et sais me perdre, allongée solitaire sur le dos, parmi les étoiles près desquelles mon âme ne fait jamais escale.

La présence des autres peut m’être insupportable ; elle m’est pourtant essentielle. Je suis une humaniste misanthrope qui cache ses hématomes recourbés comme des accroches. Ça fait si mal d’aimer, mon cœur a trop souffert. Je pose parfois ma tête sur l’épaule d’une flamme jumelle et j’ai l’impression que la tempête nous fait moins vaciller.

Aujourd’hui, je ne sais plus l’amour. Il s’est égaré et je le chercherai lorsque je serai prête, rien ne presse. Ce n’est tout simplement pas encore la saison. Patience, les feuilles refleurissent doucement qui annoncent les fruits. Mes racines sont restées enfouies si profondément dans la terre qu’elles me conduiront au bonheur guidées par ma seule lumière.

J’ai tant à partager mon ami-e : faisons l’amitié. Cette émotion sans obligations ni arrière-pensées ; libre, folle, joyeuse et éternelle. Il me semble qu’alors nous ne nous éteindrons jamais, telles les étoiles au firmament de nos vies à jamais entrelacées.


Texte publié par DenisJaje, 19 septembre 2024 à 20h55
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