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3. SYNDICAT

Chronique de mon premier appel à la grève

Le trajet dans ma petite voiture bondée me laissait deux heures de réflexion. La préparation d’un appel à la grève contre le plan de restructuration d’une direction qui, entre autres conséquences immédiates, met en péril l’emploi de près de 200 salariés sur 1750 au niveau national, est une sacrée préoccupation pour le jeune délégué du personnel que je suis, et je reformulais à tue-tête toute l’argumentation que j’avais difficilement développée et qui me paraissait, plus j’approchais de ma destination, de moins en moins pertinente. Aux feux rouges, les autres conducteurs appréciaient ma dialectique solitaire de petits sourires moqueurs.

J’atteignis Dijon au petit jour à peine né. Un café enfumé me tendait les bras au coin d’une rue tranquille et au fond d’une tasse à la porcelaine ébréchée. J’entrai dans le premier avant d’avaler le second tout en apportant les dernières retouches à ce qui restait de mon plaidoyer. A 08h30, après moultes breuvages sans sucre, je poussai résolument, presque à regret, la porte de l’agence en me souhaitant un bon naufrage…

Nous fûmes 28 sur 39 à nous mettre en grève ce jour-là, ce qui fait état d’une belle mobilisation. La suite allait m’apprendre qu’il ne suffisait pas d’allumer une flamme, encore faut-il alimenter la combustion, comme disait l’abbé Cauchon au sujet de Jeanne d’Arc.

La journée passa vite. Il m’avait semblé être en phase avec la préoccupation essentielle : 7 postes supprimés sur la Côte-d’Or. Cela me révoltait compte tenu des bénéfices records engrangés par la maison mère, et cela révoltait également mes collègues. Au niveau national, 900 et quelques personnes avaient marqué leur refus du projet de la direction un peu partout en France, et il n’y avait aucune raison pour que cela se tasse comme on dit dans les agences russes. Je retournai chez moi, tard dans la nuit, fourbu, mais l’esprit serein et plein d’espoir pour le lendemain.

Contacts avec les médias, timidité repoussée mais revenant au galop, débats permanents, soutien chaleureux des copains d’autres régions, la journée avait été rude… Arrivé enfin à la maison, ma femme, à moitié endormie mais hochant gentiment la tête de temps en temps comme intéressée, eut droit à un compte-rendu rapide. Je m’aperçus, un peu plus tard, à l’une de ses questions bafouillées d’une voix pâteuse, que j’avais interrompu son rêve et qu’elle le reprenait déjà. Sa question était : « c’est quel film déjà ? ».

La nuit fut courte, peuplée de discours incontournables et d’actes héroïques sur les barricades salvatrices des libertés menacées. Au petit matin mon adorable épouse me ramena à la triste réalité par un de ces coups de genou dans le bas des reins dont elle a le secret. « Tu as mis le réveil à quelle heure ? », fut son seul mot d’excuse. Jaurès, Blum et tous les autres, comprenez mon tourment ! Je me levai, sans un regard pour cette forme inerte, insensible à la grandeur de mon combat.

Durant le voyage, je passai les songes de la nuit à l’examen d’une réflexion verbale. Les mêmes sourires de mes concitoyens auto-véhiculés me renforcèrent dans l’idée de la justesse de mon engagement. Décidément, ils allaient voir ce qu’ils allaient voir ! J’avais trouvé les mots qui s’ajustaient à la situation et, de toutes les façons, les heures d’information syndicales avaient ouvert les yeux de mes collègues sur les véritables desseins de la direction. Hier, je l’avais bien senti, la moutarde était montée le long des fosses nasales de nos directeurs. Aujourd’hui, ils allaient tousser vilain !

Tout se passa relativement bien jusqu’à midi. Des journalistes de la presse locale vinrent nous interviewer en la fin de matinée et les cadres me laissèrent la bride sur le cou. 25 salariés avaient été déclarés en grève (24 avaient effectivement suivi le mouvement car le délégué d’une centrale que je ne nommerai pas pour ne pas nuire à…un autre syndicat, restait scotché à son téléphone avec ses clients et ne venait aux A.G. que pour accéder au distributeur de cafés), et, sur le coup de dix heures, je lançai l’idée de monter au siège du Blanc-Mesnil. Peut-être insistai-je trop sur le bien-fondé de ce déplacement.

Un peu avant midi, le premier vent contraire se leva : on apprit qu’à Lille, bastion historique des revendications et des contestations, la mobilisation s’évaporait comme neige au soleil qu’ils ont, d’ailleurs, dans le cœur et pas dehors. Très vite, notre détermination fut tributaire du repas approchant. « A tout à l’heure », me dirent mes collègues pressés et visiblement affamés. « Bon appétit », répondis-je avec ce sens de la répartie qui me caractérise. Je me retrouvai seul, passablement inquiet, en compagnie de mes doutes et des gargouillis de mon estomac qui se rappelait à mon souvenir. Le téléphone brusquement aphone me lançait un silence lourd sur lequel ricochaient, fragiles pantins, les mille et un discours enfiévrés de notre matinée et les étoiles allumées par notre résolution.

Le vent adverse devint carrément tempête à 14h00. Les principales personnes menacées par les suppressions de postes reprenaient le travail en m’évitant. Pris par la surprise, je buvais la tasse d’un vin chaud, aigre et même pas enivrant. Nous n’étions plus que quatre dans la salle de réunion que nous continuions à occuper.

Le froid le plus glacial soufflait après l’exaltation. Merci, malgré tout, à celles et ceux qui sont venus me dire leur désarroi et partager le mien. Sortant du brouillard des convenances, il y avait les intrépides qui se trouvaient de bonnes raisons pour reprendre le boulot, et certains qui en avaient réellement et que je sentais tristes. Je passai l’après-midi à me saouler de bouteilles jetées par-delà les fils du téléphone, mais, lorsque je raccrochais le combiné, l’absence me criait son intolérable prise de pouvoir.

Ton premier appel à la grève, un fiasco ! T’es nul, Adrien…

Partout ailleurs les nouvelles étaient bonnes : Lille se reprenait sous l’impulsion des infatigables Michel et Denis R., Reims persévérait grâce à mon inénarrable Gilles, Lyon, Marseille, Mitry-Mory et Honfleur étaient bloqués. Le reste se maintenait. Des nouvelles de Strasbourg m’amenaient des relents de pressions. Les « faux cols » en profitaient, et je pensais que décidément nous n’avions pas gardé l’espoir ensemble.

Il y eu aussi ce coup de fil du chef administratif qui voulait savoir, depuis la quiétude de son bureau et dans un souci humain évidemment désintéressé, quels étaient celles et ceux susceptibles d’accepter une modification de leur contrat de travail et, tant qu’à faire, sous quelles conditions ? Le but étant bien évidement la reprise du travail hors négociation collective et dans le dos des syndicats. Quand il entendit ma voix, il raccrocha prestement. Bien plus tard, dans son bureau du siège de l’entreprise où il avait gravi des échelons, il m’assura que je n’avais pas bien compris ses propos et, même, que je les avais déformés dans un tract qu’il sortit de son sous-main. Ses yeux étaient humides comme ceux du crocodile ayant raté sa proie.

Retour à la maison. Les petits sont couchés et ma femme m’attend avec un de ses plats qui a la conséquence de me remettre d’aplomb. Soirée apaisée où l’on se demande si tout cela n’est pas trop cinglé pour nous. Bises aux enfants, en essayant de ne pas troubler leurs rêves. Depuis l’encoignure de leur chambre, j’enferme dans ma tête la vision de ces deux bouts de moi endormis, perdus au milieu d’images d’Indiens et de Robin des bois. Puis, repos auprès de ma blonde (laquelle pousse le non conformisme jusqu’à être brune !). Sommeil le long de la rive des secondes agglutinées aux heures qui ignorent nos angoisses, et réveil résonnant avec la vibration d’un gong de boxe. Je me jette dans la bataille en me raccrochant à mes convictions comme à une bouée parce qu’il est des trajets où l’on évolue par grands fonds.

Jeudi matin, sur l’autoroute, un petit garçon me rattrape et me parle de jeudis d’antan qui sentaient bon l’insouciance et le produit à faire briller les meubles. Ces journées au parc des princes de son quartier à taper dans des ballons râpés avec les « Pelé » de son âge, les retours chez lui, les odeurs de feuilles vertes, ou mortes, au soleil couchant. Les cris se mêlant aux images rebondissent sur le pare-brise en éclats de rires. Bifurcation soudaine et imprévue, détour charmant que l’on ne recherchait pas et qui surgit soudain comme la sortie d’autoroute que j’ai faillie louper ! Le petit garçon s’en retourne à son monde inaccessible tandis que je m’arrête au péage les yeux dans le vague d’un océan qui continue de rouler les mêmes galets. Inexorablement.

08h15. La ville s’éveille. Le café avalé prestement me brûle la gorge. J’ai fait un voyage de 200 kilomètres dans l’espace et de quelques années dans le temps et le présent me racole à grands coups de caoua. Je paie et sort distraitement. Il fait gris, frais, et déjà triste. Les nuages bas poissent mon visage et le cuir de mon blouson. Je soupire, je suis ailleurs, une cinquantaine de mètres plus loin, et c’est là où je vais. Le vent de l’espérance me catapulte littéralement devant le bureau de l’hôtesse d’accueil au pied de laquelle je dépose le paillasson d’une formule de politesse puis, les chaussures et l’esprit propres, m’en vais saluer mes collègues peu nombreux à cette heure.

Jour ordinaire d’une lutte extraordinaire dont peu mesure ce qu’elle suppose de passion, d’énergie et d’amour de la vie et des gens. Dans ces instants-là se trouvent les gisements de l’âme humaine avec tous ses révélateurs. La réalité m’absorbe entièrement, ne me laissant aucune chance de recul ou de fuite, avec une dizaine de collègues à mes côtés. Presque malgré moi, je regarde passer les illuminations fugaces de cette vérité enfouie en chaque individu et où se pose le pied dans les failles abyssales du doute lorsque la frontière entre lâcheté et courage a l’épaisseur des nécessités matérielles qui font tourner le dos aux devoirs de désobéissance. Garde-fou qui nous protège parfois de nos serpents personnels. Ou qui nous inhibe, la bride se resserrant…

La suite ? La suite… Elle appartient désormais non seulement à celles et ceux qui sont partis ou qui sont sur le point de le faire, mais elle est la propriété de la collectivité qui l’a vécue, quelles que soit nos positions hiérarchiques. De ces moments clés, je garderai quelques flashs comme autant de témoignages. D’abord, une salle de réunion au siège parisien de l’entreprise où j’étais monté un certain jour de janvier alors qu’à Dijon le travail avait repris. Autour du PDG, qui venait de sortir de sa cachette hôtelière par peur d’être séquestré par les dingues de la CGT, et de son staff, nous étions quelques dizaines de salarié-e-s qui avions promis de ne pas le séquestrer si nous pouvions nous exprimer librement. Marché de dupes. Dernière cartouche tirée.

L’air était chargé d’électricité mais, grâce à l’action courageuse de notre secrétaire du C.E. tout se déroula dans la dignité, sinon le calme. Et ce ne fut pas facile ! M. le PDG, un Japonais dont j’ai oublié le nom, se borna à répéter la nécessité de réorganiser l’entreprise et l’impossibilité d’augmenter les salaires. J’ai pu alors mesurer la profondeur du gouffre séparant ses préoccupations des nôtres et toucher du doigt la barrière infranchissable entre nos mondes. Ce fut un dialogue de sourds parce que nous ne parlions pas le même langage et cela n’avait rien à voir avec des problèmes de traduction.

Autre image que je conserverai précieusement : celles du visage de ces collègues fatigué-e-s mais disponibles, irrésistiblement tourné-e-s vers les autres, qu’on retrouvait au local syndical, sur le parking vidé où un barbecue était organisé chaque jour, ou ailleurs, et qui parfois, à bout de forces, craquaient. Leur comportement fut respectable et beau face au mépris. Ils auraient pu déraper, aller trop loin lorsque des étincelles s’allumaient ici ou là. Ils ont su rester dignes face à ce qu’ils jugeaient inacceptable. Merci de votre précieux exemple.

Ce ne fut qu’un moment de notre histoire, qu’un instant symbolique de nos combats. Le chemin est encore long pour prouver à nos responsables, et à certains de nos collègues, la valeur inestimable du dialogue social et de la primauté de l’homme sur la finance.

Quant à moi, ma petite voiture a réintégré le chemin des dépannages et, chaque soir vers minuit, je tremble à l’idée qu’elle retourne à l’état de citrouille. Ce qui, je le crains, arrivera un jour ou l’autre. L’agence dijonnaise est restée identique, seuls quelques détails insignifiants diffèrent : l’hôtesse d’accueil a été changée en digicode et quelques têtes connues ont disparu. Les bureaux paraissent plus grands, ils résonnent en harmonie avec les cerveaux de nos chers (si chers !) dirigeants.

Il ne me reste plus qu’à remonter dans mon carrosse et, fouettant mes fiers destriers, partir vers de nouvelles aventures poursuivi par une poignée de sorcières à califourchon sur leurs voitures-balais où flamboie, dans un ciel d’orage, leur implacable devise : « Toujours Plus Avec Moins ».

Aux dernières nouvelles, depuis mon foyer où je m’habitue petit à petit à ma récente vie de retraité, il ne reste plus beaucoup d’agences ouvertes et de moins en moins de salarié-e-s. Les actionnaires sont heureux.

Dans la cage du lion

Timidement, je toquai à la porte du bureau du PDG de la Truchmut, importante société cliente de Person, lequel m’avait convoqué via l’hôtesse d’accueil alors que je me dirigeai vers un copieur en panne.

- Entrez ! riposta une voix sans appel.

Je tournai très doucement le loquet, poussai la porte comme si elle était en céramique et fis un pas en avant. Je sentis sous mes chaussures la douceur d’une épaisse moquette. Je levai les yeux, lentement. Derrière un bureau en acajou, d’une taille légèrement inférieure au pont d’envol d’un porte-avions, assis dans un fauteuil que je rêverais d’avoir pour canapé, se tenait un homme dont je ne distinguai que le contour massif noyé par le contre-jour. J’aspirai une longue goulée d’oxygène climatisé et regardai autour de moi.

La pièce devait faire dans les 50 m2. Elle était fraîche. Un peu partout, accrochés aux murs lambrissés, des slogans encadrés sous verre vantaient les mérites de l’entreprise. J’en avais vu tant de semblables… Vision : notre marque est la meilleure. Qualité : totale par une implication de tous. Futur resplendissant, concurrence agressive, etc… Mais je savais que ça n’était qu’une façade, qu’ailleurs, dans des locaux syndicaux où j’aimais m’attarder, dans le secret des cœurs, ou n’importe où ailleurs, des sentiments attestaient de la vraie vie des simples gens. De celles et ceux qui, à un moment, sont broyés par la machine parfaite.

Une réorganisation de l’entreprise les avait touchés de plein fouet deux ans auparavant. Ils avaient brutalement appris le sens du mot « inutile ». Certains s’étaient reclassés, d’autres non. Où étaient-ils ? Quelle partie de ce bureau hantaient-ils ? De leurs rêves sages que restait-il ? Je serrai les poings à en crier. Mais le futur appartenait aux rescapés…

- Hmmm, fit le contre-jour, fermez la porte je vous prie Adrien et Asseyez-vous.

J’obéis d’autant plus volontiers que la tête me tournait. Des tas de femmes et d’hommes anonymes, martyrs des temps modernes et de la dictature des rentabilités, me poussaient à allumer une clope pour aussitôt l’écraser sur l’accoudoir du fauteuil où je m’affalai. Je n’en fis rien. Du calme Adrien, me répétai-je en boucle…

- Bon, je suis en colère après Person, mais je vous apprécie.

Ah bon… ? Ça ne commençait pas trop mal : moi aussi j’avais une dent contre Person et je m’aimais bien ! J’attendis la suite avec inquiétude. Je remarquai, à côté du bureau de M. Ravier, quatre fauteuils en cuir beige entourant une table ronde. Sur celle-ci se trouvaient un plateau argenté contenant quelques verres et une bouteille de whisky d’une marque que je ne connaissais pas. Une petite plante grasse à épines semblait veiller sur elle.

- Comme vous le savez, poursuivit M. Ravier en jouant d’une main nerveuse avec un élastique, nous sommes des clients fidèles de la marque Person. Aujourd’hui, nous avons un parc de treize copieurs achetés chez vous. Je ne vous cache pas que nous sommes sollicités chaque jour par vos concurrents. Néanmoins, jusqu’à présent nous nous sommes toujours félicités de notre choix.

D’un preste mouvement du bras, mon interlocuteur abaissa soudainement le store de sa fenêtre en appuyant sur un bouton situé derrière lui. Dans le même instant, la lumière d’un halogène se fit. Je découvris alors l’homme qui me faisait face et qu’à chacune de nos brèves rencontres je trouvais différent. La cinquantaine sportive, forte corpulence, vêtu d’un costume gris sur une chemise rose pâle et une cravate foncée, les cheveux d’un châtain cendré mi-longs soigneusement coiffés vers l’arrière, monsieur le PDG des établissements Truchmut allumait une cigarette.

- Vous fumez ? me lança-t-il en me présentant la dorure d’un paquet ouvert.

- Oui, mais je préfère mes roulées, m’entendis-je répondre alors que je sortais mon étui de tabac, ma rouleuse et mon papier.

- Vous avez raison : c’est une bonne solution pour moins fumer.

Appliqué dans la confection de ma cigarette je ne répondis pas.

- Je voulais vous voir pour évoquer avec vous quelques problèmes sur le photocopieur couleur que, j’en suis certain, vous arriverez à résoudre.

Le ton était enjoué mais le regard froid, métallique. La menace planait comme les corbeaux que j’entendais, faiblement, croasser de l’autre côté de la vitre épaisse.

- Monsieur Ravier, je suis payé pour dépanner des copieurs. Dîtes-moi ce qui ne va pas et je vous assure de tout faire pour vous apporter une solution.

Le « click » de mon briquet ponctua la fin de ma phrase.

Cette réplique puait la mauvaise foi et je n’en étais pas particulièrement fier. Que lui, ce type peu sensible aux considérations humanistes, ait un quelconque problème avec une machine destinée à reproduire ses appels à la mobilisation capitaliste, ses courbes de productivité-croissance et autres merveilles de la modernité triomphante sur le dos d’individus tout juste bons à produire encore plus de richesses dont ils n’auront jamais la moindre idée de la valeur ni le moindre retour, ne me faisait aucun effet. Alors, répondre à ses attentes, ça n’était pas ma préoccupation première, loin de là.

Lorsque j’interviens sur une machine, je me plais à imaginer qu’elle simplifie un peu le boulot des gens qui l’utilisent et si les personnes me sont sympathiques, je peux même aller jusqu’à faire un effort supplémentaire, peaufiner la coupe du cheveu en quatre. Mais avec l’image de Ravier à l’esprit, il m’était impossible de parvenir à un tel niveau de motivation.

Il balaya ma remarque d’un revers lifté de sourcil.

- Ce qui ne va pas ? Mais Monsieur Jouans, vous devriez le savoir ! C’est votre job, non ? C’est donc à vous de me le dire, ce qui ne va pas ! …Bien, reprit-il après un soupir, nous avons investi dans un copieur couleur une somme importante, tant, d’ailleurs, par l’achat proprement dit que par le coût du service après-vente, parce qu’un tel appareil nous apporte une plus-value en terme de communication externe, surtout, mais également interne. Vous saisissez ?

Traduit en langage commun, ça donnait : votre machine nous permet de réaliser de jolis catalogues et prospectus variés qui nous font vendre :

1°/ encore plus de produits parfaitement inutiles à des imbéciles que les paillettes et les emballages soignés séduisent,

2°/ encore mieux notre politique sociale rétrograde à des salariés qui sont sensibles, eux aussi, au clinquant.

- Jusque-là je vous suis, dis-je après avoir traduit intérieurement ses propos.

- Parfait. Ce copieur fait donc partie d’un axe stratégique décisif pour notre entreprise et je voudrais que vous intégriez cette notion qui constitue, en ce qui vous concerne, le postulat de base. C’est le fondamental de cet entretien que je souhaite vous faire toucher du doigt.

Ce que j’intégrai surtout c’était le fait d’avoir abandonné mon sac à plaisanteries en bas, au milieu de l’agitation des vivants. Je regrettai de ne pouvoir lui répondre qu’en général j’évitai de mettre mes doigts, ou quoi que ce fût, dans les (entre)prises ! Je ravalai mon humour de pacotille en imaginant que dans ce lieu feutré presque en dehors du temps se jouaient l’avenir et la vie d’individus qui n’y avaient probablement jamais mis ni les pieds ni les doigts.

- Or, reprit l’illustre personnage d’une voix étrangement douce, on m’a fait part de dysfonctionnements répétés depuis environ un mois. J’ai ici la copie du « carnet machine » - c’est comme ça que ça s’appelle, n’est-ce pas ? - sur lequel vous notez vos interventions. Et je vois que vous êtes intervenu 5 fois ces quatre dernières semaines. Dites-moi, votre supérieur hiérarchique trouve-t-il cela normal ? asséna-t-il en feuilletant les pages puis en s’avançant vers moi les bras écartés sur son bureau.

- Attendez monsieur, répliquai-je en mettant dans mes mots autant de respect que je le pouvais, laissons mon chef en dehors de cette histoire ou bien convoquez-nous tous les deux. Quant à mes 5 interventions, vous en a-t-on précisé les motifs ?

- Je constate ce que vous avez-vous-même noté sur le carnet : bourrages (2 fois), fuite d’huile (1 fois) et, attendez, oui c’est ça, codes-panne (2 fois). De plus, vous mentionnez l’utilisation de papiers non conformes qu’on ne m’a ni signalée ni confirmée. Pouvez-vous m’en dire plus ? Sinon, laissons pour le moment votre responsable en dehors de cette affaire si vous le voulez bien, Adrien.

Je pris un instant pour répondre. Sa façon de naviguer entre un « Adrien » presque amical et un « Monsieur Jouans » plus froid me déstabilisait. Il me regardait, le menton appuyé sur ses mains jointes. Abandonnant l’élastique qu’il continuait à triturer, il se leva brusquement, contourna son bureau par la proue et me proposa un verre que j’eus la faiblesse d’accepter. Son allusion à mon chef puait la menace à peine voilée. Se baissant, il ouvrit un mini-frigo situé derrière la table ronde, juste sous un cadre dans lequel était exposé un maillot recouvert de signatures du club de football local récemment monté en première division. Il en sortit un petit seau argenté.

Cet homme était redoutablement pragmatique, efficace et froid comme les glaçons qu’il plongea dans mon whisky à l’aide d’une pince provenant visiblement d’une bijouterie tant elle avait d’éclats. Il posa le verre rempli au quart sur une table basse à grosses roues qu’il arrêta contre mon fauteuil. Les corbeaux avaient dû migrer car plus le moindre bruit ne troublait la quiétude de ce bureau dont la clim’ commençait à me chatouiller les narines.

Comme si elle lui agaçait également le combiné, le téléphone émit une petite toux musicale. M. Ravier, qui venait de rejoindre son « canapé », repoussa son verre de ses lèvres, les essuya d’un coin de mouchoir lumineusement blanc et décrocha l’appareil en me faisant signe de rester assis. La conversation fut brève.

- Bonjour cher (chère) ami (amie)… Oui, pardonnez-moi, je suis en entretien… Je vous rappelle… Non, non, une dizaine de minutes tout au plus. À tout à l’heure.

Conférence, réunion, colloque ou entretien. Dans ces hautes sphères, où l’on simplifie pour gagner du temps, on ne discute pas : on s’entretient, on s’informe ou on communique. C’est selon. Nous reprîmes donc le cours de l’entretien.

- Alors, Adrien, ces précisions ?

Je repoussai l’échéance.

- Merci pour le whisky. J’espère qu’il n’est pas destiné à me faire parler plus que de raison ?

Il me fixa longuement en esquissant un vague sourire.

- Non, rassurez-vous. Si telle avait été mon intention je n’aurais pas sorti mon « 30 ans d’âge ». Je sais que vous êtes un homme engagé, syndicaliste convaincu, et je doute fort qu’un simple apéritif amical suffise à vous acheter. Je ne vous demande, d’ailleurs, pas de délation et encore moins de vous épancher sur les soucis que vous procure la prochaine réorganisation de votre entreprise. Je me fiche de ça aujourd’hui : ce n’est pas mon problème. Vous voyez, je suis bien informé. C’est vital dans ma situation.

Au fur et à mesure qu’il parlait, je me raidissais sur mon siège et sentais ma transpiration reprendre du service. La discussion prenait un tour qui m’échappait et je ne voyais pas vraiment où elle nous conduisait. Où donc voulait-il en venir et qu’attendait-il de moi ? Je m’étais préparé à une bordée de reproches et au lieu d’un sermon il me caressait dans le sens du poil.

- Allons, détendez-vous que diable ! J’ai confiance en vous et vous crois compétent, professionnellement parlant (il appuya sur ces 2 mots). Il m’est simplement nécessaire de connaître votre version des faits. Notre catalogue-produits, qui doit sortir à la rentrée, subit un certain retard préjudiciable aux prévisions de notre activité à cause, justement, de ces problèmes de photocopieur. Comprenez que je ne puis l’accepter.

Je profitai de la longue inspiration dont il avait besoin après une tirade pareille pour goûter le nectar ambré trentenaire, qui se révéla être excellent.

Je me jetai à l’eau :

- Monsieur Ravier, nous ne nous sommes pas souvent croisés depuis les dix ans passés où j’assure la maintenance de vos copieurs. Nos seuls échanges se sont réduits à des formules de politesse. Et aujourd’hui, après une période délicate où un de vos appareils pose quelques soucis, vous me faîtes venir dans votre bureau, vous me servez un excellent whisky tout en me déclarant votre estime. Admettez que cela m’étonne ! Pourquoi, maintenant, intervenir personnellement alors que, jusqu’à présent, ce rôle était plutôt délégué à certains de vos chefs de division ? Qu’attendez-vous donc de moi ?

L’homme soupira, le regard tournant autour de son verre.

- Adrien, je dois assumer de lourdes charges vis à vis de plus de 600 personnes. Ce n’est pas rien. Et je ne suis pas seul : il y a les actionnaires, les clients, les fournisseurs, la concurrence, les organisations syndicales… Bref, tout un contexte que je m’efforce de maîtriser et dont je dois tenir compte. Tout cela dépasse, et je le conçois aisément, la vision strictement « lutte des classes » qui est la vôtre. Conception sommaire, un peu dépassée et simpliste, quoique sympathique. En réalité, je me trouve face à une difficulté et vous pouvez m’aider à la résoudre. Nos intérêts se rejoignent en préservant votre conscience. Pas plus.

- Vous voulez savoir ce qui s’est passé ce dernier mois ? D’accord, je vais vous le dire. Mais avant, vous souvenez-vous des différents que j’avais eu avec votre service Marketing et Production, il y a un peu plus d’un an, quelques semaines après l’installation de ce copieur ? Car, je pense que vous en aviez été informés ?

Il hocha la tête imperceptiblement et se mit à tripoter un trombone.

- A trois ou quatre reprises, j’avais trouvé du plastique collé dans la machine. Le directeur du service en question n’avait jamais voulu admettre qu’il s’agissait de transparents uniquement destinés à des appareils de rétroprojection qui avaient fondu et détérioré des pièces. Cette utilisation est pourtant contraire aux préconisations figurant dans le contrat d’entretien signé par nos deux entreprises. À chaque fois, j’avais changé ces pièces sans facturation tout en sensibilisant les utilisateurs et leurs responsables. Je me rappelle même avoir scotché un mot d’information sur le capot de l’appareil. Eh bien aujourd’hui, je crains de me déplacer pour une raison similaire.

Me déhanchant, je m’approchai du bord de son bureau et, tendant le bras, fit claquer mon verre, pas tout à fait vide, sur la vitre qui le recouvrait entièrement. J’en avais assez de tourner autour du pot. Marre de cette pièce, des ronds de jambe, et de la fatuité du bonhomme. Je me levai, appuyai mes paumes bien à plat de chaque côté de mon verre en le fixant :

- Mais si vous avez lu mes comptes rendus, fis-je d’une voix sourde, vous savez tout cela. Comme vous êtes au courant de la raison pour laquelle j’interviens aujourd’hui pour la 6ème fois consécutive !

Là, je m’avançais un peu : ne m’étant pas encore approché du copieur, je ne pouvais connaître à coup sûr les causes de son appel. Le motif invoqué était le même que la fois précédente, mais la cause exacte pouvait être différente. J’étais surtout exaspéré par la tournure que prenait la discussion.

- Qu’est-ce que tout ça signifie ? lui dis-je en soutenant son regard.

- Allez faire votre travail et revenez me voir, sans faute, dès que vous aurez terminé. Quelle que soit l’heure, ajouta-t-il presque amicalement. On avisera ensemble.

Je me redressai, bêtement surpris, articulai un inaudible « bon, à plus tard », ou quelque chose d’approchant, et me dirigeai vers la sortie.

- Bon courage, entendis-je derrière moi en même temps que le bruit caractéristique d’un téléphone qu’on décroche.

Incapable de répondre, je refermai soigneusement la porte derrière moi.

Je ne compris que quelques mois plus tard, à l’occasion d’un dépannage concernant un autre copieur de la Truchmut, ce qui s’était joué lors de cet entretien avec le Big Boss.

En effet, j’appris que celui-ci voulait faire le ménage à la direction du département « Marketing et Production ». Mon responsable technique de l’époque, le petit doigt sur la couture de ses ambitions, lui avait envoyé une lettre de menace de facturation si le copieur couleur continuait à être utilisé hors du cadre de son fonctionnement normal, conformément au contrat liant la Truchmut et Person, courrier qui avait dû être rédigé collectivement par les directions de la Truchmut et du siège de Person.

Il n’en fallut pas plus à monsieur Ravier, grand amateur de whisky et manipulateur de syndicaliste pourtant aguerri, pour transformer le contenu du carnet-machine et la lettre de mon chef en motif sérieux de licenciement.

Deux têtes tombèrent à la direction du Marketing et Production, sans doute après négociations destinées à calmer les éventuelles ardeurs de contestation des intéressés. Et la vie continua avec un sale goût dans la bouche d’Adrien Jouans. Celui d’avoir participé aux licenciements de gens qu’il ne connaissait pas vraiment. Fussent-ils de la même espèce que Ravier.

Encore plus tard, Adrien apprit que la copie de ce courrier avait rejoint son dossier à la Direction des Ressources Humaines. Elle resta seule dans une chemise classée à part où quelqu’un avait inscrit, au feutre rouge, la mention : « pièces contre A.J., élu CGT » et qui fut détruite au départ en retraite dudit élu.

Prière pour s’endormir

Donnez-moi des sourires éclatants, des gens heureux, joyeux et insouciants

Donnez-moi des idées simples comme une bouillie facile à avaler. Je ne peux pas mâcher : je me suis fait opérer de l’audace

Evitez surtout la politique et la pensée qui font comme des germes dans ma chair

Donnez-moi des experts qui décoderont ce monde crypté pour mes neurones confinés

Organisez de grandes polémiques aseptisées qui me donnent l’illusion du choix en toute sécurité

Donnez-moi les luttes évidentes, les prises de position nettes, sûres et correctes de la bien-pensance

Donnez-moi des adversaires consensuels à combattre, des causes évidentes, des révoltes sous votre bannière

Donnez-moi des médias à paillettes et strass, des jeux du cirque aux règles sûres

Louez-moi vos renoncements qui feront mes soumissions dont je vous paierai les intérêts plus tard

Faites se refléter un avenir lumineux sur le présent insupportable

Soignez l’image et le superficiel

Epargnez-moi le doute qui mine mon moral, et protégez-moi des ambiguïtés

Habillez la réalité qui pue d’un masque bien étanche et aspergez le tout de désinfectants

Endormez ma raison au berceau de vos avidités

La pensée mène à l’angoisse du danger face à l’inconnu, l’incompréhensible, l’inconnaissable

La fin des certitudes m’effraye, l’inexplicable m’épouvante

Je veux des rêves sages, je veux votre chaleur légère, semblable et légèrement distante

JE VEUX QU’ON ME RASSURE !

25 ans

Au nom de toutes celles et ceux qui ont quitté Person France avec, au bas du dos, la trace de vos semelles : Joyeux Anniversaire !

Au nom des salariés des boutiques, du stock d’Honfleur, de toutes les divisions, attendant qu’on allume le feu sous leurs marmites

Au nom des gens du siège et de leurs conditions de travail qui empirent : Joyeux Anniversaire !

Au nom des agences qui ferment, des sous-effectifs qui stressent, des commerciaux et leurs plans de rémunération opaques, épiques et pique et colégram : Joyeux Anniversaire !

Au nom des administratives « bouche-trous », des techniciens fliqués et des élus bafoués : Joyeux Anniversaire !

Au nom des quelques cadres soucieux de l’être humain, à qui on tend la schlague

Au nom de ceux qui la saisissent avec jubilation

Au nom de la sacro-sainte rentabilité qui écrase tout sur son passage : Joyeux Anniversaire !

Au nom des procédures, des procémolles, des normes iso 9000, 10000, 11000 et des poudres aux cieux : Joyeux Anniversaire !

Au nom de la Déclaration Universelle des Lois du Marché

Au nom de René Cassin qui ne mériterait même plus votre regard

Au nom des actionnaires, de Person Inc. et des collaborateurs collaborant en toutes circonstances pour le bien de leurs carrières : Joyeux Anniversaire !

Au nom des milliards de profits, toujours insuffisants, qui font leur marché entre gens de bonne compagnie sur l’étal vermoulu de nos vies : Joyeux Anniversaire !

En nos noms anonymes à cinq chiffres, en nos codes personnels, en nos personnalités codées, En nos matricules, matrifesses et tous les raccourcis commodes que vous prenez pour nous éviter : Joyeux Anniversaire !

Au nom du pire, du fric et du simple d’esprit,

Au nom du PDG, du DRH et de l’ABC manipulatoire de nos consciences : Joyeux Anniversaire !

Au nom de cette boîte dont on ferme le couvercle sur des doigts qui dépassent

Au nom des extérieurs brillants et des intérieurs ternes

Au nom de toi, de nous, de tout ce que nous fûmes, de tout ce que nous fîmes

Au nom des utopies qui valent bien leurs dogmes : Joyeux Anniversaire !

Au nom de ceux qui rêvent encore sur leur frêle Rossinante

Au nom de l’autre façon, de l’autre direction

Au nom des têtes pensantes, pesantes et mercantiles, et qui ne rêvent plus

Au nom de tout cela et du bout du chemin où leurs rênes nous conduisent

Au nom de cette canne blanche abandonnée dans leurs mains, JOYEUX ANNIVERSAIRE PERSON France !

Rupture Préméditée

(Pour Anne)

Je passe de moins en moins souvent à l'agence, il n'y a pas de code pour ça dans mon ordinateur professionnel. Convivialité, chaleur humaine, relations amicales ont été oubliées du logiciel, remplacées par des termes plus modernes : efficacité, rentabilité, profitabilité. Garde à vous, garde à vue... je ne suis plus qu'un matricule qu’on mesure et qui doit rentrer dans les cases prévues sur l'écran.

A l’agence, donc, je n'y vais plus qu'à l'occasion d'une réunion pour qu'on recharge mon programme. Pourtant, comme avant, l'enseigne de la boîte sur le boulevard me cligne malicieusement de l’œil. Comme avant, la porte s'ouvre sur une tiédeur familière. Comme avant, cette même odeur douce et enveloppante. Ta place vide, ton siège poussé contre ton bureau, l'ordinateur éteint, me crient ton absence comme jamais.

Le téléphone, dans son coin, est toujours branché. La ligne doit être détournée sur un autre poste. J’aimais sa sonnerie qui interrompait nos discussions graves ou joyeuses dévoilant, parfois, un peu de notre histoire. J'aimais sa sonnerie pour ta main qui se tend et cette façon particulière que tu avais, d'un simple "allô", de déposer comme une chaleur sur ta compétence.

Une compétence de standardiste qu'on a jugée obsolète. En trop. Incongrue.

J'aimais le café qu'on prenait pour ces disputes rituelles à qui le paierait. Finalement, chacun l'offrait à l'autre, ce qui revenait, après tout, au même. Le sentiment du partage en plus...

J'aimais la flamme qui habitait tes yeux et que ne parvenait à souffler nulle bourrasque. J'aimais tes moqueries sur nos fragilités, nos erreurs ou nos doutes et ton air affligé au moindre de mes calembours. J’aimais cette résonnance pudique entre nous.

J’aimais. Oui, mais je ne me rappelle même plus ton prénom. La proximité gomme parfois l’inutile.

J'ouvre des portes, je croise des visages connus. Tout me pousse vers la cafétéria où je crois entendre ton rire. Je choisis mon café dont le gobelet me brûle les mains et me gèle le cœur. Le prochain est pour toi, on t'attend, que fais-tu ?

J'ai froid. Je retourne instinctivement m'asseoir sur le coin de ton bureau, juste à côté du téléphone. Je ne pensais pas que ce geste banal avait tant d'importance. Il ne signifie plus rien aujourd'hui. Je n'arrive pas à me réchauffer et reste là, quelques minutes, à tenter de dissoudre ma mélancolie au fond de ma tasse. Le bruit qu'elle fait en tombant dans ta poubelle vide me tire brutalement de mon songe.

Je te laisse, avec, sur mes lèvres, ce sourire que tu prenais peut-être pour du détachement. Il faut que j'aille bosser.

Sur le pas de la porte je me retourne prestement : dis, au moins, il y a-t-il du café dans ta cellule de reclassement ?

La solitude des plaines

Le vent souffle sur l’infinie solitude des plaines. Que reste-t-il des luttes passées ? Que sont devenus les solidarités et ces regards échangés vers l’autre où se mêlent les insolences de l’intérêt généreux ? Sommes-nous les dernières ombres trimballant nos parachutes en torche dans cette absurdité d’où personne ne sortira vivant ?

Les promoteurs ont anesthésié nos cœurs, ôté nos échardes et préparé nos têtes pour une vie faite de profits, de calculs savants, de conforts égoïstes et de discours rassurants. Plus de place pour autre chose : les financiers ont pris le pouvoir, jeté dans leur poubelle informatique les philosophes, les penseurs et les indociles, tandis que les comptables s’asseyaient sur le couvercle.

C’est l’avenir réduit à un modèle unique associé au dogme d’une évolution vers un monde meilleur qui s’impose sans effort, escamotant toute pensée douloureuse. Un progrès de l’humanité définitif incluant, hélas, des dommages collatéraux comme autant de meurtrissures fâcheuses mais inéluctables. Nous assistons non seulement à notre lobotomisation, mais à l’impossibilité d’un retour en arrière.

Nos activités sont monnayées, nos émotions aussi. Derrière chaque instant de nos vies se cachent l’efficacité évaluée, la rentabilité optimisée, la récompense tarifée et où la sanction est préalablement acceptée. À tout acte son prix, rubrique perte ou rubrique profit. Chacun-e tendu-e vers le retour sur investissement dont la mesure (l’outil même fait rêver) se confond avec la justification de cette organisation.

Au milieu de l’existence des hommes, les puissances tutélaires ont construit des certitudes pour qu’ils s’y abritent. Qu’ils s’y terrent. Pas d’élan, de vol ni d’aspiration qui enfreignent les règles établies. Un réflexe d’obéissance comme une intelligence absorbée. Surtout pas d’espace pour la critique : l’analyse même du système est perçue comme une subversion. L’archaïque citoyen, éliminé par le consommateur, s’en retourne à son désert constater, au fond d’une caverne froide, l’absolue détresse de sa condition. Le confort réclame son dû.

Quelques débris divers frôlent les corps allongés sous le vent léger d’inutiles tempêtes. Et ces résidus de sable fin suffisent pour que plus rien ne bouge sur l’infinie solitude des plaines.

Le temps n’est pas encore venu de l’Homme debout ?

Lettre à un cadre

Tu es assis sur ton cul devant cet écran qui fait cligner tes yeux, le bouton rouge à portée de main. Tu penses que jamais tu ne déclencheras mon siège éjectable parce tu as ton libre arbitre.

Pourtant, je sais à quel point ce n’est pas facile, pour toi, d’être cadre par les temps qui courent, qui foncent tant qu’ils renversent, sans broncher, les haies de nos interrogations. Entre les subordonnés qu’il faut aiguillonner tout en les ménageant et la hiérarchie à qui il faut rendre des comptes, tes fesses sont en équilibre instable entre ton fauteuil rembourré et une chaise, la nôtre, sur laquelle tu pourrais poser tes pieds en nous ignorant.

On est, toi et moi, en entretien d’évaluation aujourd’hui. Tu es sensé faire le point de mon activité professionnelle de l’année passée, de mes résultats par rapport à mes objectifs et des plans d’action à mettre en place « conjointement » pour une meilleure performance. Pourtant c’est de toi qu’on parle. Comme à chacun de nos entretiens annuels.

Tu es mon Responsable Technique depuis une dizaine d’années, bombardé « Responsable de Service Après-Vente » (R.S.A.V.) récemment. Avant la redécoupe des secteurs qui a fait basculé l’agence de Troyes de l’unité de Dijon à celle de Reims où tu officies, je ne te connaissais pas. Par contre, le Directeur de la région Nord-Est, qui chapeautait les deux unités en plus de celles de Lille, Rouen, Nancy et Strasbourg, t’avais prévenu de mon engagement syndical et, surtout avait-il appuyé, de mon indiscipline chronique.

À sa décharge, il est vrai que voir arriver à Strasbourg, siège de la région Nord-Est, un individu de la CGT qui, à la suite de la première heure d’information syndicale de l’histoire de Canon dans cette ville, appelle les salarié-e-s à la grève était une provocation qu’il n’avait jamais acceptée.

Lorsque que tu as pris l’agence de Troyes sous ta responsabilité, tu as prétexté une réunion technique pour une discussion entre nous, la première en face à face, dans ton bureau. Elle fut brève. Tu m’as juste dit trois choses :

1/ De ne pas t’emmerder avec mon engagement, ce qui signifiait as-tu précisé, de ne pas te faire de coups tordus et de respecter mon contrat de travail, mes clients et mes collègues.

2/ De prévenir, à l’avance autant que possible, la salariée s’occupant de répartir les dépannages entre les techniciens de mes absences liées à mes activités de représentant du personnel.

3/ D’apporter une attention particulière à ce que ces absences soient bien en correspondance avec mes mandats syndicaux parce que le directeur de la région, pour lequel j’étais un ennemi, avait donné l’ordre de me surveiller de très près et de lui remonter tout manquement de ma part. Le licenciement d’un cégétiste, et spécialement celui qui était venu, un jour, le provoquer, ne lui aurait pas été désagréable.

Dès cet échange, j’ai compris qui tu étais et quelle était ta solitude parmi les autres responsables de la région Nord-Est, serviles courtisans. Même si je doute que ta dissidence passe la porte de ce bureau où je t’écoute déverser tes états d’âme…

Je le sais bien : tu ne peux pas grand-chose. D’autres guettent le moindre de tes faux pas pour prendre ta place et qu’ils n’auront pas ta délicatesse ni tes incertitudes. J’en connais tant, de ces moutons qui se veulent lions devant leurs subordonné-e-s. Je sais leurs réactions par cœur. Si ce n’était le stress et la peur qu’ils sèment joyeusement autour d’eux comme des remparts à leur incompétence, ils ne vaudraient pas la peine qu’on en parle. De leur personne l’insignifiance suinte autant que la bassesse. Ils n’ont, pour tout langage, que l’aboiement ou le bêlement.

Lorsque je suis entré dans cette boîte, un cadre m’a confié un secret : un encadrant n’est digne de son poste qu’à partir du jour où il a licencié un-e salarié-e. À l’époque, j’avais pris cette confidence pour une mise en garde. J’ai compris, plus tard, que bien plus qu’un avertissement, c’était un véritable crédo.

Année après année, nos entretiens d’évaluation sont devenus des échanges de points de vue qui, s’ils n’étaient pas toujours raccord, ont construit un respect mutuel avant de se transformer en amitié. Devant les collègues, lors des réunions techniques ou des heures d’informations syndicales, on jouait à l’affrontement. On est parfois allés loin dans ce jeu, surtout en présence de personnalités du siège ou du fameux Directeur de région. Mais qu’est-ce qu’on rigolait après !

Chaque mois, tu organisais les réunions de service l’après-midi et je faisais mes réunions syndicales trimestrielles en fin de journée. Ensuite, on commandait pizzas et bouteilles de rosé et tu étais l’un des nôtres. Tu tombais les galons, comme tu me disais avec un clin d’œil.

Alors toi, mon Responsable S.A.V. du moment, qui m’avoues des choses touchantes de l’ordre de tes failles et de tes écœurements, toi qui me fais face dans ce petit bureau où ne trône que la photo de ta femme et de tes enfants, toi qui refuses d’épingler sur ces murs les images de la boîte flattant les egos des auto-satisfaits, toi qui t’efforces de faire de ces réunions mensuelles quelque chose de plus que des alignements de chiffres, toi à qui j’ai pu confier mes ressorts les plus intimes quand les coups étaient durs à encaisser, je te remercie.

Merci de n’être qu’un homme et non une caricature statufiée craintivement allongée sous la promesse d’une carrière au nom de laquelle aucun acte n’est répréhensible.

Cette lettre restera, s’il te plaît, entre nous : pour ton pot de retraite à la fin de l’année, et puisque tu m’as invité, j’écrirai une trop longue bafouille, probablement moqueuse, mais sans importance.

Avancer…

Le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt. Aussi, moi, André Bonnecarrère, attaché commercial chez Person France, je quitte ma couche aux aurores. A peine le réveil éteint, sous les grognements de mon épouse, je bondis prestement hors de mon lit et me retrouve, au terme d’une harmonieuse arabesque, dans mes chaussons. Direction la douche et les perspectives d’une journée trépidante après un brushing revigorant.

Tout en prenant un solide petit dej’, je consulte mon planning : rendez-vous à 08h30, négo à 10h00, signature prévue vers 11h00. Peut-être déjeuner avec les techniciens à 12h30 et pour l’après-midi un peu d’administratif puis relance-clients et prospection jusqu’à… on verra bien ! Rien que du motivant ! Les fruits de la croissance, je compte bien en prendre ma part. J’ai la pêche ! Je sors de chez moi pour sauter gaillardement dans ma voiture. Ah, que voilà une journée qui s’annonce bien !

Je me fie à mon GPS et arrive au parking de mon premier rendez-vous. Accueil faussement jovial. M’en fiche, suis pas là pour l’empathie. 2ème étage. Mon contact : Madame Chapuis. Salon feutré, machine à café et journaux. Salle d’attente, quoi.

Tiens, jolie la litho sur le mur. Impersonnelle, un peu froide mais jolie. Ah, madame arrive ; tailleur bleu, parfum discret. Voix chaude, poignée de main franche et sourire engageant. Désolée pour le petit retard mais gros coup de bourre et un quart d’heure à vous consacrer ; ça ira ? Bien sûr ! Je ferais avec… Questions/réponses, prospectus, arguments, S.A.V. performant, puis tarifs. Ça n’est pas gagné. Va falloir s’accrocher. Décision ? Dans un mois. Cartes de visite échangées. Quelques atouts dans mon jeu.

Retour sur le parking. Mise à jour du dossier. Comme j’ai un peu de temps devant moi, je flâne dans le quartier. Rien d’extraordinaire, alors je prends un café dans un troquet et sors mon ordi portable pour bosser un peu. Zut, déjà 10h05 !

10h20, deuxième rendez-vous. Je poireaute une demi-heure dans un fauteuil profond mais inconfortable. Je suis furieux après moi ; 20 minutes de retard… La sonnerie de mon portable me tire de ma torpeur. Réunion de district à 15h00. Mince, c’était pas prévu ! Mais le Chef Des Ventes insiste ; y’a urgence : des gens du siège et le big boss seront là.

Enfin mon interlocuteur vient me chercher. Je me confonds en excuses qu’il balaye d’un petit sourire : il sort juste d’un entretien avec un concurrent. Et, en effet, je croise un gars, genre grand échalas, qui range nonchalamment un bon de commande signé dans sa sacoche en me jetant des regards en coin. Il s’éloigne en sifflotant. « Sans rancune ? » me dit mon contact en me tendant une main molle et moite. « Une prochaine fois, sans doute… » ? ajoute-t-il, perfide. Je pense « salut, ducon » mais je dis « pas de souci. Au revoir monsieur ».

Du coup, la tête basse, je décide de rentrer à l’agence regonfler mon moral et faire un peu de phoning. Arrivé devant ma voiture, côté passager, quelques bris de verre jonchent le sol : un carreau pété ! Un peu plus loin, le gars de la concurrence a fait le même constat sur la sienne. Pour les âmes mal intentionnées, pas de rivalité !

Avec une troublante synchronisation nous scotchons nos vitres béantes de quelques morceaux de carton pour, finalement, nous retrouver au poste de police où nous avons fait, probablement, la même déclaration de vol. Les petits contretemps du quotidien créant des liens, c’est en presque bons camarades que nous allâmes prendre un apéro au troquet voisin. Puis vient l’heure du repas et chacun repart de son côté.

Les techniciens sont à table et m’attendent. Ils sont arrivés depuis peu et je sais qu’ils ont aussi l’œil sur la montre. Apéro ? Non, merci ; déjà pris. Je leur raconte ma matinée et ils compatissent. Bon, une entrée vite fait et de suite après les bavettes à la chaourcine, les cafés… On parle encore boulot. Un peu de nos vies ; pas trop, pas le temps. Mais ces moments sont importants malgré tout. Ils font partie de ma motivation et conditionnent mon rendement parce que je sais pouvoir compter sur eux.

L’addition : chacun paie sa part. Marco, le patron, distribue les notes de frais. On se quitte sur une dernière vanne et une info de plus. Je repars vers l’agence et une heure de téléphone avant la réunion. La pêche ? Oui, bien sûr ! Je suis un vendeur gagnant !

La réunion commence : hiérarchie et big boss soucieux. C’est vrai, les objectifs seront durs à atteindre et l’ambiance est nettement moins joviale qu’au resto. Transparents, rétroprojecteurs, chiffres en couleur, preuves à l’appui. On a droit aux remontrances d’usage, à quelques remontées de bretelles… mais on est les meilleurs, non ? Et le trimestre prochain, on va tout casser ! Il suffit de…détaille un ponte du siège.

Il est 18h00 ; les résultats ne sont pas à la hauteur des espérances, bien sûr, mais il faut toutes et tous travailler la main dans la main et, surtout, suivre les plans d’actions. On a les moyens et l’encadrement s’implique. Enfin, on a quand même droit à un petit pot de « l’amitié ». On est La Force De Vente, motivée et certaine de sa valeur.

Discussion rapide avec quelques administratives, un café au milieu des techs. Certains râlent : plus assez de temps, des agences qui ferment, les kilomètres qui usent, les notes de service, la pression… mais toujours le désir de partager une expérience, prolonger l’instant. Des cadres se joignent au débat. Ceux qui rappellent qu’on appartient à la meilleure entreprise, ceux qui osent une critique et puis se taisent, ceux qui écoutent sans parler. Ceux qui s’en foutent. Les grands chefs, eux, sont partis depuis longtemps.

Il est tard. Je rentre chez moi. Petit coup de blues passager. J’ai la pêche, oui, mais y’a un noyau. Les papiers à remplir qui s’entassent. Mes objectifs pas encore atteints et ce compteur qui revient à zéro à chaque début de mois. Je pense à ces milliers de commerciaux, comme moi, comme ce gars croisé ce matin, aussi stressés, aussi persuadés d’être parmi les meilleurs dans la plus prestigieuse des boîtes et qui cachent leurs carreaux cassés personnels derrière des bouts de cartons collés.

Je note, devant le sommeil qui se détourne, ces quelques mots à spirales sur mon carnet intime :

« Avril 2001,

Concurrence : blocs antagonistes voués à se dévorer. De l’intérieur d’abord.

Licenciements, oui, mais plans sociaux.

Restructurations, ok, mais mesures d’accompagnement.

Se battre. Contre quoi ? Contre qui ?

Accompagnés, voilà ce que nous sommes. Donnant la main à nos dirigeants, en aveugle. Dérisoires cannes blanches.

Un peu de baume sur nos plaies contre un peu de blé sur nos paumes.

Plan social, comme nos regards sur le trottoir pour éviter les crottes de la vie. Y’en a même qui pensent que mettre le pied dedans ça porte bonheur, après tout. On appelle ça rebondir. Glisser serait un terme plus approprié.

Nous ne sommes que des huiles de vidange destinées au bac de récupération final adéquat. Sans plus de temps pour réfléchir, sans que nos voix ne portent. Vivement demain, je suis crevé ». J’ai dû un peu trop boire.

Demain, j’ai des rendez-vous prometteurs. Sûrement un gros copieur. Je me lèverai tôt, comme d’habitude, pour faire, comme les autres, mon petit pas en avant. Et aller où ? Je ne sais pas : mon horizon s’arrête au bas d’une page appelée contrat de vente. Et moi également je me vends. Jusqu’à ce que je comprenne la différence entre des produits et des êtres humains. J’avance lentement, très lentement dans cette direction.

En attendant, au saut du lit matinal après l’extinction du réveil et les traditionnels grognements de ma femme, je relis ma prose de la veille. Avant d’entrer sous la douche, je froisse la feuille et la jette dans la poubelle de la salle de bain.

La journée s’annonce trépidante et féconde…

Dépression Economique

Je ne suis pas parti. Je suis resté là, à la même place, au milieu de mon monde comme un soleil égocentrique.

Toi tu n'es plus là. Tu as changé de galaxie et je garde mes lamentations pour des jours meilleurs, des jours où je ne comprendrai pas ton absence, ces jours improbables comme un refuge au désespoir où mon impuissance s’effacerait.

J'allume une autre cigarette et accompagne les volutes chercher ma bonne conscience, celle qu’on revêt dans ces romans candides peuplés de héros. Pauvres fétus que nous sommes pointant à l’Eole obligatoire et trimballant nos parachutes en torche en croyant encore au libre arbitre du contre-pouvoir.

Ce matin je ne travaille pas, je suis aux arrêts maladie. J'étire mon insomnie jusqu'au petit jour. Le cendrier épelle méthodiquement l'alphabet de la nuit et je pense à toi.

Hier, je suis passé te voir. Je n'aurais pas dû. Ta porte était fermée, aux fenêtres pas de rideau. Le froid, le noir... Une bougie qui ne brûle plus... Tel un acrobate sans adresse, j'étais seul sur ce trottoir qui ne brillait que de ton absence. Lui, au moins, avait ce talent.

Dans une nuit d'aéroport, j'imaginais tes larmes derrière le hublot. Putain d'avion. Putain de vol féroce. Et je t'essuie des yeux dans ton vol plané qui persiste, en t’appelant. Mais le couteau n’était plus dans l'appelée...

Dans le ciel la trace de ta grande course se dessinait portée par des mains méprisantes. Je te promets de ne pas t'attendre, en tous cas pas avec ceux qui t'ont poussée.

Moi, je ne suis pas parti. Je ne t'attends pas, d'accord, mais ce matin, du fond de ma dépression, je guette les étoiles qui pâlissent en souhaitant que tu te sois rapprochée de la tienne.

En colère pour ceux qui subsistent, vermoulus, au bas des marches et contre ceux, plus haut, trop haut qu'ils ne voient même plus les avions ou les croient uniquement moyens de transport. Des nuages passent, cachant le fiel. La lune, étonnant réverbère, s'éteint tuée par la lumière. Ma promesse se fait plus triviale : je me lève dans dix minutes.

Ça sent déjà le café. Et le souffre aussi. Hier, en face de ta maison déserte, un bar était ouvert. J'y suis entré comme on glisse dans une faille. Aujourd'hui, la faille s'est refermée sur ma tête. Juste un peu de froid : le courant d'air entre nous. Une palissade qui nous sépare, ajourée et derrière, l'hiver en embuscade soutenu par quelques étais qui cache une scène de crime social.

J'ai la peur égoïste qu’une autre famille t'adopte. Une autre famille qui serait comme une pierre que je fleurirais.

Excuses moi pour ces tours de Babel. Je n'ai pas de compétences particulières pour les éclipses ou les adieux, mais je suis doué pour m'enfermer dans ces moments de doutes. Quelqu'un frappe à ma tête : la honte de n’avoir quoi su faire.

Un vertige me saisit. D’accord, je me lève. La nuit est lasse et le jour point. Je prends pied sur mon escalier de sévices. Il est encore trop tôt pour l'oubli et bien trop tard pour les regrets. Comme je te le disais je reste là, comme un soleil égocentrique, à m’appuyer sur ces instants qui rythment ma culpabilité.

L'eau sur ma peau m'éveille un peu. Tout à l'heure je descendrai ouvrir ma boite à lettres pour y trouver des nouvelles fraîches mais dérisoires.

En attendant, je sens la vieillesse, ce marchand d'âge, faire quelques pas de plus dans ma direction. En ricanant.

J'ai une certitude ancrée en moi comme une terre en friche. Ce sentiment qui me fait croire en toi par désespoir. Mais ce matin, mon avis ne tient qu'à un fil. Je me branche sur répondeur et t'écris. Bouteille jetée à la merci des vents. Sur l'enveloppe je mettrai "poste restante".

Ma jeunesse s’en va, licenciée économique comme toi. Mes rêves ont changé de camp en emportant avec eux jusqu’à mon drapeau blanc.

Il n'y a pas de larmes derrière les hublots. Ce n'est pas vrai que ceux qui partent sont tristes : les pleurs demeurent fidèlement avec ceux qui restent. J’essaie de t’expulser comme un corps étranger dans le charter du temps qui passe et ne se pose jamais.

Et maintenant, belle étrangère, je néant vide rien.

Luttes éparpillées

Faut qu’on rentre ; dans la tourmente ou le vide, faut qu’on rentre. Parce qu’on est de trop, parce que d’autres doivent continuer, parce qu’on en a assez pris et profité, parce que notre cœur est plein et nos yeux fatigués, faut qu’on rentre…

Chez nous, assis sur les fagots d’un bois inconsumé, nous aurons l’âme sereine de ceux qui, humblement, ont obéis de toutes leurs forces, avec humilité, respect et joie. Nous avons construit le chemin qui mène aux grandes routes, celles que nous ne prendrons pas. Nous avons galéré, bien sûr, mais l’Entreprise nous a fourni les rames.

Dix ans, vingt ans, trente ans, peu importe le temps, le souffle de ce vent qui fit gonfler nos voiles et le flot caressant avec douceur l’étrave. Je sais qu’on a vécu et que nous vous devons mille mercis pour ces heures emboîtées. Nous vous les adressons, et rentrons, avec dans nos valises l’assurance de votre considération. Cela suffit.

Pierre après pierre, lames après larmes, maux croisés sur des fenêtres tendues de quelques rides aux franges acérées, nous avons bâti votre demeure et conduit nos fiertés en vos enclos secrets. Nous étions là où vos désirs étaient, exultant simplement du fond de nos amertumes, acceptant de n’apercevoir le ciel qu’à travers la lucarne entrouverte.

Nous avons vibré de ces cortèges de tourments journaliers, sans que ces émotions n’atteignent vos quartiers. Entre vos doigts graciles, nous en avons filés les années de votre quiétude et de nos illusions. Malgré tout, nous rentrons, aujourd’hui, tranquillement, avec au coin des lèvres un sourire orphelin.

Quelle force nous cloue ? Quelle raison se démène au bout de notre laisse ? Qu’importe vraiment puisque, comme vous, nous avons emprunté un peu de nos vies et nous vous les rendons sans remords. Les regrets sont un irrespect au-dessus de notre déraison.

Pourtant, en quelque endroit, on nous avait dit qu’il fallait qu’on se batte, qu’on s’unisse. Mais nous ne croyons plus aux vertus de l’action collective, ayant grimpé jusqu’au vertige les marches de l’individualisme. Sans aucune hésitation, nous avons tourné nos talents pour accepter un autre escalier, ou bien rentrer chez nous, par un moyen confortable : l’ascenseur.

Les petites gens, disait le poète, sont des gens sérieux et nous irons donc docilement peupler l’espace que vous nous attribuerez. Au fil des aurores, le soleil se lèvera sur d’autres plaines fertiles et d’autres îles lointaines. Et nous serons rentrés…

Car nous rentrons, n’ayez crainte, sans bruit, sans haine et sans colère. Enfin, sans ces connaissances qui peuplent vos logiciels parfaits. L’imperfection est notre quotidien et nous en sommes contrits. Peut-être un jour avons-nous eu l’audace de vouloir vous toucher, mais maintenant nous rentrons avec dans l’oreille l’écho de vos festins en ces pièces interdites que nous ne saurons pas.

Sans doutes que de nos bouches un soupir s’échappe. Pardon s’il ricoche un instant à l’écume de vos rêves et qu’il gêne votre sommeil. Nous resterons discrets, là où notre horizon s’étale bien en dessous du sol où vous posez les pieds. Pas un moment de doute ne nous fera croire qu’un geste malhabile autant qu’involontaire vous jettera au bas de votre monde hermétique.

Allons, rentrons à présent. Nous vous laissons porter le chagrin des départs, ce soleil qui se lève ne nous appartient plus et cette promesse de jour allume une autre vie, un autre espoir. D’autres cœurs battent déjà au flan du navire. Le flot reste impassible conduisant les bateaux de poussières aux mêmes havres de paix que l’histoire, maladroitement, bouscule continuellement.

Maintenant cela suffit, il faut que nous rentrions. Pardonnez-nous d’espérer que ces galets jetés vers vos ciels sereins laisseront quelques traces. Nous saignerons chez nous, à l’abri de nos murs, coupés par les éclisses qu’ils nous auront laissés. Nous rentrons, sentir sur nos peaux la brûlure éternelle de votre dernière heure approchant. C’est notre seule vengeance, notre seule irrévérence, notre unique suffisance…


Texte publié par DenisJaje, 19 septembre 2024 à 20h47
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