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tome 1, Chapitre 1 « Histoires » tome 1, Chapitre 1

1. HISTOIRES

Graines et grains

Il fait chaud sur la plage. Le soleil grille tout ce qui a l’inconscience, ou la folie, de le défier. Valérie, 8 ans, sort de l’eau une bouée autour de la taille et d’autres autour des bras. Sa mère se précipite ajuster les sandalettes en caoutchouc qui lui permettront de rejoindre le parasol familial sans se brûler la plante des pieds.

- « Allez, zou, assieds-toi sur la serviette à l’ombre que je te mette de l’ambre solaire » dit Solange, 31 ans.

- « Mais maman, papa m’attend pour faire le château fort de ma princesse », s’insurge l’enfant en agitant sa petite poupée sous le nez de Solange.

- « Écoute, tu as tout le temps pour jouer on reste encore un grand moment. Regarde, papa t’attend avec la pelle et le seau. Fais-lui coucou. Coucou papa ! ».

Valérie, rassurée, adresse un geste de la main à son père et patiente les quelques minutes nécessaires à l’application de la crème protectrice sur les parties exposées de son corps. Puis, son bob sur la tête, elle court vers les bras tendus de Paul, 35 ans, pour un câlin rapide.

- « Je t’aime papa. Bon, on joue ? ».

Solange les rejoint presque aussitôt, dépose un baiser sur le front de sa fille, un autre sur les lèvres de son mari et entre, doucement, dans l’eau fraîche. Tu verras, elle est bonne, lui a dit Valérie alors qu’elle n’avait pas encore évalué, du bout d’un l’orteil prudent, la température de l’océan.

Le château est terminé. Il a fallu beaucoup de patience à Paul, notamment pour expliquer à son enfant qu’on ne pouvait vraiment pas installer un pont-levis qui puisse se lever pour que la princesse soit à l’abri puis qui se baisse pour que le prince charmant entre la réveiller.

Une tour au sommet crénelé à chaque coin d’un carré presque parfait reliées par des remparts entourés de douves, la princesse peut dormir sur ses deux oreilles. Et, cerise sur le gâteau de sable, un bout de carton trouvé près du parasol en guise de pont-levis permettant ou fermant le passage !

La fillette est aux anges. Surtout quand tous les trois se rassemblent pour un bain familial joyeux. Papa imite le requin des Dents De La Mer sous les vagues, la main dressée derrière la tête, tandis que maman lui appuie sur le dos pour une tasse bue en mille éclats d’eau salée et de rires.

Lorsque la famille retourne au parasol, Valérie éclate en sanglots. La demeure de la princesse, son château, n’est plus qu’un tas de sable n’ayant plus rien de ressemblant avec la forteresse d’avant la baignade. Un gamin jaloux a dû le détruire.

Elle reste assise devant les ruines tandis que ses deux parents, de chaque côté d’elle, lui parlent gentiment des milliers de grains de sable qui assemblaient un à un le palais de sa poupée et que, parmi ceux-là, comme on n’avait pas spécialement fait attention, il devait certainement y avoir des parents grains qui avaient perdu leur enfant grain et le contraire.

Maintenant, il fallait laisser le soleil les sécher pour que le vent les fasse se retrouver. Alors, l’enfant se calma et une rafale souleva la plage, les parasols, la poussière et les gens.

Je ne vois rien, je ne sens rien. Au milieu d’un tourbillon qui brouille ma vue, fracasse des sifflements insupportables contre mes tympans, ma peau est devenue carapace insensible. Où sont mes parents ? J’essaie de crier, mais aucun son ne traverse la muraille qui semble m’enfermer et renvoie mes appels en ricochets autour de moi.

Une fraîcheur m’effleure un bref instant, et la chaleur revient. Dans une espèce d’accélération incontrôlable sans aucune prise où m’accrocher, je suis aspirée le long d’un étroit couloir dans lequel je crois tomber. Canicule et froidure se succèdent à toute vitesse.

Nous sommes plusieurs grains et graines à se frôler dans une lumière stroboscopique comme si le jour et la nuit alternaient sous la télécommande d’un dément.

Les chocs me font rebondir immédiatement mais sans douleur contre d’autres carapaces avant que, quelques clignements d’illumination plus tard, ils me collent à un grain que j’accompagne un temps trop court.

J’ai perdu mes parents. Il y a sans doute longtemps. Vide de leur absence, j’enfante à mon tour pour m’emplir de vie, pour retourner le sablier avant d’y toucher le fond poreux et rejoindre bientôt les grains et les graines de cette plage qu’emportera pêle-mêle la marée avec moi.

À la droite de Dieu

Antoine Garrido avait beaucoup voyagé.

Bachelier à tout juste 16 ans, il s’était lancé dans de brillantes études de lettres et sciences sociales à La Sorbonne qu’il avait brusquement interrompues, la licence obtenue avec mention, alors qu’il avait choisi une toute nouvelle filière : un mastère « Management des Ressources Humaines » suivi pendant un semestre avec les mêmes excellents résultats.

Que s’était-il passé dans la vie d’Antoine ? Personne ne le sut. Le matin du 11 mai 1981, sa mère, Annette, trouva un mot de son fils unique scotché sur la porte du confortable appartement en duplex avenue Kleber dans le 16ème.

« Maman, papa. Je prends tout à l’heure un train pour Querqueville dans la Manche où je vais effectuer deux mois de classes dans la marine nationale. Je me suis engagé pour 5 ans. Ensuite, direction Toulon pour 9 mois de formation qui me permettront, je l’espère, de sortir avec le titre d’aumônier militaire. Je vous aime et vous écrirai. Votre Antoine ».

La veille, la gauche socialo-communiste avait gagné les élections présidentielles. Autour d’elle, ses ami-e-s et connaissances songeaient, depuis plusieurs jours, à placer leur argent ailleurs. Juste au cas où. La vision, à 20h00, de la tête socialiste au lieu du rassurant Giscard les avait quand même terrifié-e-s. Certains parlaient de chars russes place de la Concorde dans les semaines à venir. Son mari, Eduardo Garrido, DRH de la filiale française d’une grande entreprise internationale, était confiant : il avait des relations haut-placées et vu son CV il trouverait facilement un poste au moins aussi bien payé dans un autre pays.

Mais, quelle mouche avait piqué Antoine ? Annette ne comprenait pas : sa route était toute tracée vers une carrière plus prometteuse que celle de son père. Aucun changement notable dans son comportement ou le résultat de ses partiels. Hier soir, alors que nous étions encore sous le choc devant la télé, il était rentré assez tard et nous avait fait signe de la main avant de monter les escaliers vers sa chambre. Ensuite, on avait entendu un « bonne nuit » et la porte de sa chambre doucement claquer.

- « Au moins, grâce à Dieu, il n’a pas renié sa religion ! C’est déjà ça… » se dit Annette en décollant le morceau de papier pour le porter à Eduardo qui travaillait déjà dans son bureau. « Quel mois de mai pourri » ajouta-t-elle en ouvrant la porte de l’antre sacré de son mari.

Antoine appela ses parents à l’instant de quitter Querqueville. La communication fut brève et lorsqu’il raccrocha l’appareil public de la gare, il se sentit envahi par la culpabilité. Par deux fois, le « tu te rends compte de ce que tu nous as fait ? » de sa mère avait atteint sa cible. La conversation avait été un monologue maternel. À un seul moment il avait entendu, lointaine, la voix de son père : « demande-lui s’il va bien ». Il n’avait pas eu le loisir de répondre. « Tu n’as jamais manqué de rien » dit sa mère, coupant le dernier mot d’Eduardo. Ce qui n’était pas une question…

Début mai 1982, il envoya une longue lettre à ses parents, pleine de repentirs, de demandes de pardon et de justifications. Il mit trois jours, presque sans interruption, pour l’écrire. Ratures, froissements, déchirures. Il en jeta des pages qui commençaient toutes par « Mes chers parents ». Les excuses et les contritions lui venaient naturellement, mais il bloquait invariablement sur les motifs. Plus il noircissait de feuilles, plus son plaidoyer lui apparaissait vide, sans arguments recevables. Il y avait pourtant un an qu’il avait quitté la maison. Un temps qu’il estimait suffisant pour analyser clairement la situation et l’expliquer à ses géniteurs. Peut-être était-ce encore trop tôt ?

Il réussit à aller, tant bien que mal, au bout de son calvaire qu’il acheva sur l’annonce de son prochain départ sur une frégate pour une mission à Beyrouth. Ayant fini major de sa promotion, il avait eu le choix de son affectation, et il voulait naviguer. Il posta le courrier sans le relire.

Il n’y prêta pas attention, mais il réalisa bien plus tard qu’il n’avait jamais reçu de réponse à cette lettre. Sans doute n’en attendait-il pas. La plupart du temps sur l’eau, il menait son parcours vers lui-même. Il avait maintenant un appartement à Toulon, une colocation à Brest avec un autre aumônier et aucune nouvelle de ses parents. Il ne leur en donnait pas non plus.

Il chemina. Lentement mais sûrement. Peu avant la fin de son engagement de 5 ans, il le renouvela pour une période de 10 années supplémentaires.

Au cours de cette prolongation, il navigua sur pratiquement tous les bâtiments de surface de la marine nationale, privilégiant les missions courtes qui lui donnaient l’impression d’autant de renouveaux. Il refusa même, à peine le renouvellement signé, une proposition d’aumônier militaire régional, beaucoup plus gratifiante au niveau salarial, mais impliquant l’arrêt de naviguer pour un travail de gratte-papier dans un bureau. Il n’était pas prêt.

Petit à petit, il sentait qu’il construisait tout seul sa vie. Pour la première fois. Il ne dépendait de personne, n’avait pas de modèle ni d’ambition personnelle. S’approchant des autres dans des situations provisoires presqu’aléatoires, sans objectif ni plan de carrière, il se rapprochait de lui-même. Cette prise de conscience fut comme une renaissance.

Son contrat avec la marine prenait fin en mai 1996. Il avait besoin de réfléchir et de faire le point sur son itinéraire. Bien noté par sa hiérarchie, il obtint sans trop d’insistance un congé payé d’un an, primes incluses. Ses états de service lui ouvrirent des portes et, en septembre 1997, il fut versé dans l’armée de terre en qualité d’aumônier en chef, titre honorifique au niveau du travail (il n’avait personne sous ses ordres) mais comportant une augmentation substantielle de ses émoluments.

Après les réponses sur sa rupture avec la vie de ses 18 premières années, il lui fallait maintenant, à l’âge de la mort du Christ, trouver un sens à son existence. À l’issue d’une très profonde réflexion, la solution s’imposa : être au plus près de la souffrance des Hommes, sur les terrains de l’affrontement des haines, de l’absurde et des effrayantes douleurs du corps et de l’âme. Il partit vers les guerres.

C’est là, sur l’un de ces théâtres d’opération où se jouait l’éternelle même pièce de la comédie humaine, qu’il apprit le suicide de son père. Mis en cause dans une affaire de détournement d’argent, Eduardo, trois mois après le procès qui le jugea coupable, mit fin à ses jours.

Antoine eut accès à quelques journaux français qui rendaient compte de l’affaire. Il sut très vite qu’il n’obtiendrait jamais l’explication de ce geste. Il envoya quelques mots à sa mère. Les mots d’un homme d’église. Quelques mois plus tard, Annette mourut à l’hôpital d’un cancer foudroyant. L’état-major ne l’en avertit que près d’une année ultérieurement.

La disparition de ses parents n’attrista pas Antoine autant qu’il l’eût pensé. Il ressenti du chagrin, mais la sensation d’une mue fut la plus forte. Comme une peau encore épaisse et trop serrée dont on se débarrasse. Il poursuivi sa vie en première ligne au sein de l’enfer terrestre.

En janvier 2010, il était absolument convaincu que sa profession était pour lui une vocation. Il avait enfin trouvé le sens de son existence. Pourtant, il avait tant vu d’atrocités à seulement 47 ans qu’il estima venu le temps de quitter l’armée. Il en informa sa hiérarchie.

Son devoir et sa conscience l’enjoignaient de partager son expérience en allant enseigner la parole divine au peuple. Une sorte d’éducation populaire préventive pour un paradis à bâtir ici et maintenant. Un concept qui n’aurait sûrement plu ni à sa mystique de mère ni à son père capitaliste croyant et pratiquant. Les deux s’étant toujours appliqués à maintenir fermement la barre à droite.

C’est ainsi que le mercredi 10 mars 2010 il posa ses valises à Balzenn-Lochrist, petit bourg de Côtes-d’Armor dont le curé venait de décéder. Le dimanche suivant, il célébrait sa première messe dans la petite et vétuste église Sainte Marguerite.

Les jours passèrent. Il gagna peu à peu la confiance de ses paroissien-ne-s. Non seulement ses offices étaient appréciés, mais il emporta leur respect en apprenant très rapidement le parler breton. De plus, on le voyait à tous les festnoz du village et des environs échangeant avec les anciens dans la langue locale et s’essayant avec une application touchante à l’andro.

Ce soir, 8 mars 2020, il rédige consciencieusement de son écriture oblique si particulière quelques pages dans son journal intime. Des commentaires, remarques ou pensées supplémentaires dans un gros cahier de plus. Il en a déjà tant noircis depuis ce lointain jour de mai 1981. Son premier cahier commençait par la note qu’il avait plaquée sur la porte d’entrée familiale et qui était restée collée dans sa mémoire. Ponctuation comprise.

Après-demain, cela fera dix ans qu’il était à Balzenn-Lochrist. Pendant cette période, il n’avait pas éprouvé le besoin d’écrire aussi régulièrement qu’avant. Des semaines entières passaient sans qu’il n’ouvre son journal en cours. Au contraire, il se mit une nuit, au coucher, à les relire depuis le début. Et ce fut comme s’il assistait passivement à la projection pour lui seul du film de sa vie. D’acteur il devenait spectateur. Et c’est insidieusement que le doute s’installa progressivement en lui.

Voilà pourquoi ce dimanche il s’était installé devant sa table de travail dans l’après-midi et avait repris la rédaction de son journal.

23h42. Il pose son stylo sur les derniers mots méticuleusement calligraphiés : Dieu existe-t-il ou est-ce l’arme qui tient les plus humbles en joue et apporte la bonne conscience aux privilégiés ? Et s’il n’existe pas (ou plus, ce qui revient au même), quelle force de soumission l’a remplacé ?

Il referme sur ces interrogations son journal. Il sait que tout est dit et qu’il ne le rouvrira jamais.

Demain, il écrira à l’évêché pour donner sa démission. Sa place est à présent dans une Organisation Non Gouvernementale laïque. Une association où il pourrait être utile. Avant, il ira fleurir la tombe de ses parents, s’il parvient à la localiser.

Quelques semaines plus tard, il fut une des premières victimes du Covid 19. Il avait 57 ans.

Antoine Garrido avait tant voyagé. Mais seule une femme, en banlieue parisienne, mesurait la longueur et l’âpreté de l’itinéraire. Cette femme s’appelle Isabelle Mounier. Il ne l’avait jamais oubliée.

Deux années se sont écoulées depuis la mort d’Antoine. Un jour, un homme, la quarantaine bien sonnée, se présenta à l’évêché de Saint-Brieuc muni d’une reconnaissance en paternité signée Antoine Garrido. Élevé par sa génitrice, il n’avait pas connu son père. Celui-ci avait envoyé l’acte de reconnaissance à sa mère accompagné d’une lettre à son intention à lui l’informant de l’existence à l’évêché de dix-huit cahiers qui lui revenaient.

Alors commença le voyage d’Eduardo Mounier.

Mort Telle

J’étais assis au comptoir de mon bar favori à suivre les cours de la bourse. Richard, le patron, avait allumé l’écran géant de la salle à mon intention et j’écoutais le son avec mes écouteurs Bluetooth. D’un œil distrait, je parcourais le journal du jour dont je tournais les pages nonchalamment.

Soudain, je ne sais trop pourquoi, je m’arrêtais à la rubrique nécrologique. En plein milieu de celle-ci je lus, surpris puis terrifié, mon nom en lettres gothiques : Hubert De Rochemont-Chouignard Lebigorré. En dessous, une photo récente de moi.

J’appris être mort trois jours auparavant et un article, où étaient citées toutes les familles agrégées à la mienne, dont mes 8 enfants et 5 petits-enfants, portait à la connaissance de la lectrice ou du lecteur la date et l’heure de mon enterrement ainsi que mon panégyrique complet. J’y découvrais quelques aspects de ma vie que j’ignorais totalement.

Sous le coup de la nouvelle, je ne remarquais pas la femme encapuchonnée, blanche et maigre, qui s’assit à côté de moi. Je sursautais lorsqu’une voix froide, détachée et grave, retentit dans mes écouteurs. C’était elle et je la découvris après avoir failli tomber de mon tabouret.

« Oui, c’était ton tour mon biquet et tu es bien mort. Allez, suis-moi sans faire d’histoire, je t’emmène ».

Je restais sans voix. C’était à la fois imaginaire, surréaliste, irréel et terriblement concret. Je bredouillais quand-même sourdement : « Attendez, s’il vous plaît, attendez juste un peu. Je veux, enfin, vous comprenez, j’ai besoin de savoir…le cours de l’action Pompes Funèbres et Associés. Et puis faut que je finisse mon verre : il est payé ».

Avec un petit rictus que j’interprétais comme un sourire elle me répondit : « T’inquiète, c’est éternellement en hausse. Quant à ton verre, où on va y’a mieux que ça ».

Puis elle se leva et tourna les talons. Je regardai autour de moi : personne ne semblait la voir.

Sur le point de sortir, elle se retourna, me cligna lascivement de l’œil et me tendit un bras décharné que je saisi.

Passé le seuil du bar, nous décollâmes sans un bruit. Mince, j’avais oublié mes écouteurs Bluetooth sur le comptoir…

Elle fit prestement apparaître une bouteille de Chivas. Avant de traverser les altostratus, on était ivres comme cochon et j’étais nu. Elle se débarrassa de la bouteille vide et de sa cape.

Dans la nuit noire, nous fîmes la mort comme deux bêtes.

Passage

Bienvenue parmi nous, petite bonne femme. Bienvenu à toi, petit bonhomme.

Je connais plein d’histoires pour endormir les enfants. Mais, ce soir, j’ai envie de te parler un peu, comme un soliloque que tu me permettrais, une béquille pour mon vague à l’âme, une attention. Bien sûr, ce que je te raconte tu t’en fous passablement là tout de suite. Et pourtant… Est-ce que tu t’en fous vraiment ? Comment savoir ce que perçoivent les nouveaux nés ? Les mots, les discours, les écrits te sont aujourd’hui aussi énigmatiques que sont pour nous adultes tes regards, tes sourires ou tes cris. Oui, mais les sentiments ? Les ondes ? Le ressenti ? Comment savoir… Moi, en tous cas, je n’en sais rien. Alors je fais comme si. Comme si tu écoutais, lisais ou… Enfin, comme si on échangeait des trucs entre potes, au-delà de l’espace et du temps. Comme si on parlait, aussi, la même langue.

Remarque, on a quoi : quelques années de différence ? Autant dire rien, une babiole, une broutille dans les milliers d’années de l’histoire humaine. D’ailleurs, peut-être que ce genre de message a déjà été gravé quelque part sur la paroi d’une grotte par un vieux dans mon genre à l’attention d’un jeune qui s’éveillerait doucement à son environnement au son du barrissement d’un quelconque mammouth préhistorique particulièrement mal embouché ? C’est fort possible… Peut-être aussi remettras-tu mes divagations à leur juste place. La tienne…

On est en 2020 et l’été s’annonce. A part l’hiver, il n’y a rien que je hais autant que l’été disait Pierre Desproges, mais bon, il faut reconnaître qu’en matière de mammouth, l’été est une saison relativement tranquille. On n’est pas trop dérangé de ce côté-là… Et, concernant Pierre Desproges, je ne saurais être tout à fait impartial.

On est en 2020 et tu t’éveilles doucement à la vie. Progressivement, tu vas découvrir le monde, ce truc étrange plein de lumières, de mouvements et de bruits, inquiétant et merveilleux. Ta maman, ton papa, tes frères et tes sœurs ont déjà défriché le terrain. Tu pourras compter sur eux pour tenir ta main sur le sentier. Au début, tes pas seront hésitants, tes jambes pas très sûres, et souvent tu tomberas. Ensuite, tu trébucheras, puis de moins en moins, jusqu’à te sentir invulnérable. Alors, un de ces coups du sort te ramènera à la dure réalité. Celle qui nous fait toucher du doigt notre simple condition d’être vivant faillible et perfectible, mais, je te le souhaite, sincère.

En tâtonnant, tu créeras tes chemins. Tu croiseras des vents froids, des souffles tièdes, des parfums chauds et captivants, des remugles à vomir. Tu gèleras et tu te brûleras. Avant de songer, peut-être, à transmettre la vie, cette mortelle offrande. Tu en auras fait de la route et il t’en restera tant à faire encore. Tu ne seras pas arrivé. On n’arrive pas à grand-chose, tu sais. Mais le trajet est merveilleux.

Petit, tu n’auras de cesse de grandir. Grand, tu regretteras la candeur de la jeunesse. Mais crois-moi, la lumière reste la même quel que soit l’âge des yeux qui la contemplent.

Jamais ne renonce à tes rêves. Méfie-toi de l’indifférence, des acquiescements, des tapes amicales dans ton dos et des capitulations. Soit semblable et solidaire de la multitude par ton humanité, mais reste unique dans ta pensée.

Allez, je te laisse dormir. Moi, j’ai perdu le sommeil depuis que je ne rêve plus : j’ai remplacé mes rêves par des cicatrices et des bannières plantées au sommet de mes certitudes. Puisses-tu ne jamais avoir de certitudes…

Demain, je viendrai te raconter l’histoire du ramoneur devenu Père-Noël. Car je sais des tas d’histoires pour endormir les enfants.

AVC

Un mardi matin, banlieue sud-est de Paris : Hôpital public, Corbeille Essonne, France. Mais qu’est-ce qu'il fout là alors qu’il devrait être au boulot. Là ? Et bien il vient voir quelqu’un qu'il connaît depuis sa nuit des temps et qui ne l’attends même pas.

Il remonte à petits pas rapides le tarmac des ambulances qui jouxte l’entrée de l’imposante bâtisse de style dont la façade se lézarde paresseusement au froid de ce début d’année. L’ouverture automatique fait coulisser les portes à son passage dans un bruissement feutré qui bégaye lorsqu'il franchit leurs sœurs jumelles quelques foulées plus loin. Une jeune femme en blouse, assise, le regarde furtivement de derrière un guichet vitré avant de retourner à ses occupations mystérieuses.

Il se débrouillera. Le temps que son œil scanne les environs et repère le GPS de pancartes sales, il traverse le mince rideau calorifère d’une pseudo climatisation et clicclactise ses semelles dont l’écho ricoche sournoisement sur les dalles crasseuses et les murs assortis. Le bruit l’accompagne jusqu’aux ascenseurs. Une cabine s’offre, ouverte ; réanimation : -1. Il appuie plusieurs fois sur le bouton approprié pour un court voyage descensionnel et ne relâche la pression qu’à l’atterrissage.

Les portes s’effacent. Changement d’ambiance, il fait plus frais. L’agitation régnant à l’étage du dessus y est restée, ainsi que le bruit des pas. Il chemine donc en toute discrétion au hasard de couloirs nus sur des planchers insonorisés. Au plafond, alignés bien au milieu, quelques néons blafards découpent de gros tuyaux dans les angles des murs. Entre néons et tuyaux, un encorbellement métallique supporte de nombreux câbles électriques rappelant, souvenir importun, les entrailles d’un porte-avions qui fut autrefois son domicile.

Il cherche des panneaux. Scanner, IRM à gauche ; plus loin, sur la droite, une porte métallique grise fraîchement repeinte aboie, sur une feuille de papier A4 scotchée, « ENTREE INTERDITE ! » en rouge vif et caractère très gras. La déco est minimaliste. Impressionnante.

Enfin, il arrive à destination. Une porte fermée, sans poignée, affublée d’un interphone et de deux indications : « REANIMATION » et « SONNEZ. Merci d’attendre ». Il essaye de pousser la porte. Elle résiste. Il sonne. Il repousse. Rien ne se passe. Il attend. Dix minutes s’étirent à la limite de la rupture.

Rembobinage : 2h00 du matin, sonnerie de téléphone, voix familiale angoissée déchirant l’existant, les mots tranchent dans le vif du vide : AVC, SAMU, Hôpital.

Son quotidien vient de basculer : désormais, une vague glacée l'entraîne dans le ralenti puissant et inéluctable d’une eau épaisse, boueuse, qui le broie, l’étouffe et ne le laissera respirer que par intermittence. Pris au piège il ne contrôle plus rien : il subit. Ses mots, ses actes, ses émotions sont brassées dans un flux lourd, vigoureux et désordonné.

Une voix féminine lui tire l’oreille : « oui ? ». Retour au présent. Il bégaye son identité et la raison pour laquelle il a sonné. Un bzzz suivi d’un clac lui répond. La porte s’entrouvre, la voix l’invite poliment à entrer. Son pouls dépasse le 150 d’un coup.

Il se retrouve, derrière la porte qui clacbzzz en se refermant, à l’entrée d’une petite salle carrée dont la blancheur de pub pour lessive apparaît terne sous des spots blêmes. A sa gauche, dans un coin, une chaise incongrue de salle de classe surmontée par une rangée de portemanteaux vides. A sa droite, une petite affichette signale la présence d’un lavabo à usage obligatoire pour poursuivre la visite de l’endroit. Il obtempère puis se sèche les mains. Ceci fait, il relève les yeux.

Droit devant, une petite ouverture le happe. Quelques pas fébriles, hésitants, et il débouche à un croisement. Des deux côtés, un long couloir flanqué de baies vitrées qu'il devine être des « chambres ». Pas le temps de la réflexion ni de l’indécision car brusquement une autre emblousée l’accoste. « Bonjour », chuchote-t-elle gentiment, son prénom brodé sur la blouse. « Bonjour », répond-il malhabile en se présentant. « Ah, oui, vous êtes monsieur Jouans, suivez-moi s’il vous plaît ». Le cœur toujours emballé dans une sorte de carton rigide, il suit Karine pas à pas.

Ils frôlent une longue table autour de laquelle discutent quelques infirmières. Soudainement, d’un bras impérieux, Karine le stoppe devant l’entrée d’un box vitré. « Veuillez mettre cette blouse », lui dit-t-elle d’une voix suave mais néanmoins ferme tout en décrochant, d’une patère contiguë, l’habit immaculé. « S’il vous plaît », ajoute-t-elle avant de s’éloigner.

Il revêt maladroitement l’habit opalin, fixant à demi les attaches dans son dos. Ainsi vêtu, il pénètre dans une pièce bardée d’appareils émettant différentes sonorités non identifiables. Quelques écrans plats proclament des paramètres encadrés de courbes pas du tout engageantes. Les chiffres attisent sa peur.

Au milieu de la pièce d’un blanc écœurant il y a un lit. Elle y est allongée, comme déposée par un noroît distrait. Belle au bois éveillée dont les yeux fatigués grands ouverts fixent le plafond monochrome. Il s’avance timidement, engoncé dans sa vieille tunique empesée de petit garçon s’efforçant d’être sage. A quelques centimètres d’elle, il n’ose progresser et s’arrête. Il prend conscience des fils la reliant aux appareils métronomiques. De chaque côté de son corps perdu au milieu d’un océan de draps trop larges, des barrières dressées.

Elle l’a entendu approcher. Son sang part faire un tour ou deux, puis il s’appuie aux montants du lit, relevés, la gardant de la chute. Sa tête alitée tourne lentement dans sa direction et leurs yeux se croisent. L’a-t-elle vu ? Oui. Son regard revient l’accrocher. Elle dessine un vague sourire. Ses lèvres murmurent : « mon fils … ».

« Bonjour, maman », lui dit-il. Sa mère est devant lui, allongée, posée sur ce lit où tant d’autres malades ont étalé leur détresse. Il bredouille maladroitement un léger « je t’aime » en prenant doucement sa main. Elle le regarde sans rien dire. Pourtant, ses lèvres bougent. Il croit y lire son prénom. Elle souffle, se secoue, ressouffle et fixe, en soulevant légèrement la tête, la vitre devant elle. Interrogative. Une grimace fugace élargit ses lèvres. Elle ferme les yeux et retombe sur l’oreiller. Adrien angoisse. Maman ? MAMAN ?

Un soupir. Las et délayé. Elle a dû l’entendre. Une brève seconde patine le long des murs lisses. Elle le considère à nouveau. Les yeux moins vifs, l’iris vague. Sans ses lunettes, elle doit être perdue au milieu d’un monde flou.

Sa bouche s’ouvre de temps à autres, puis ses lèvres se resserrent restant figés en un rictus crispé. Il pense : « elle a soif ». « Interdiction formelle d’ingestion liquide ou solide », l’admoneste une infirmière qu'il hèle. « Rassurez-vous, ajoute-t-elle devant sa mine angoissée, elle a tout ce qu’il lui faut par voie postprandiale ». Ah, bon, la voie postprandiale. Ladite personne hélée exerçant une vocation plus qu’un métier, celle-ci lui sourit et, prenant son bras, le ramène près de Léonie Jouans.

Elle saisit une gaze d’une boîte en plastique gris posée sur un meuble métallique, l’humidifie à un robinet attenant, et, sans cesser de sourire, l’applique sur les lèvres sèches de sa mère qui se met à téter goulûment. « Voilà, dit-elle, ça c’est permis. Autant pour tromper sa sensation de soif que pour vous permettre de vous sentir utile ». Nulle trace de malignité dans ses propos. Elle le regarde bien en face, mais toute de douceur exprimée.

Il songe un instant à la futilité de son boulot. Une cordée de bile monte de son ventre à la conquête de sa gorge.

Se secouant, puis avalant son amertume, Adrien réintègre sa réalité immédiate.

La main fragile est toujours dans la sienne. Inerte et sans force, mais chaude. Il partira un peu plus tard, l’abandonnant comme une naissance qui serait volontaire. C’est seulement lorsque ses doigts se resserrent sur le plastique froid du volant qu'il prend conscience de l’avoir quittée. Alors, entre deux sanglots, il comprend qu'il y avait longtemps qu’il s’était éloigné. Un tour de la clé de contact et il s’en va.

De semaine en semaines, de joies prématurées en retour de flammes glaciales, de l’abandon de la « réa » avec maintes marques d’affection de soignants fatigués à l’arrivée dans une chambre seule, dans les étages, puis le coma qui s’empare subitement d’elle. Adrien ricoche aux bornes d’une invraisemblable vérité comme un fétu pétri de bleus sur sa peau et son âme.

La famille se resserre, comme par instinct. La vie s’organise. Les visites, les repas, les courses, les coups de téléphone. Les échanges avec le professeur qui s’occupe de sa mère. Disponible, humble et franc, il atténue les angoisses d’un humanisme intelligible précieux.

Les visites de proches se succèdent avec tact. Des bras se tendent, des voix rassurent, une tendresse avenante se tisse et soutient. Chaque soir, en rentrant de l’hôpital, une heure environ est consacrée à l’écoute des messages de la journée, puis à la réception d’appels et, enfin, il faut téléphoner aux plus « patients ». C’est lourd de répéter, comme remuer le couteau dans tous les recoins des plaies, mais il en ressort, paradoxalement, une force qui cimente. Son père, groggy, s’y appuie. Enfin, le dîner en commentant la journée, en plaisantant ; bref, la vie. Parfois, aussi, chacun se tait.

Ensuite, il lui a bien fallut rentrer et reprendre le boulot. Il retrouva ses collègues comme si de rien n’était. Il est vrai que pour eux rien n’était…

Et puis elle est sortie du coma, comme un nageur aborde le rivage, exténué et surpris de n’être plus absent. Lui n’était pas là. Il n’oubliera sans doute jamais le coup de fil de sa frangine pour le prévenir, de ces instants cousus sur la banalité d’un moment qui devient aveuglant à force de soudaineté. Et puis surtout, le silence qui dit tant. Qui dit tout.

Le silence qui n’arrive plus à se taire…

Mémé

Tu sais, je t’écoute. Tu peux baisser le son de ta voix et cesser de me jeter furtivement ces regards réprobateurs en coin. Enfin, disons plutôt que je t’entends, c’est plus proche de la vérité. Physiquement, je suis là, assis sur un banc dans cette petite église du sud de la France parmi des membres de ma famille et des gens du village que je ne connais pas. Mais, en vrai, je suis ailleurs. Et tu me gènes.

Ma grand-mère est décédée il y a trois jours. J’ai roulé toute la nuit pour être ici. Pas pour toi, bien sûr, ni pour ton patron cloué juste à côté de l’autel sur une croix stylisée qui prétend sans doute à l’appellation d’Art. La femme que j’ai toujours appelée « Mémé » avait la foi et je l’aimais, voilà la raison de ma présence dans ton entreprise.

Je viens juste de me rasseoir après avoir dit au micro quelques mots qui n’étaient adressés qu’à elle, mais je sens bien que mon allusion à « un dieu hypothétique » a du mal à passer et pas seulement dans ton œsophage. Il y a eu quelques raclements de gorges réprobateurs dans l’assistance et j’ai repéré des froncements de sourcils qui ne m’ont pas impressionné parce que mon côté « libre jusqu’à la subversion » c’est elle qui me l’a légué. Si je n’en suis ni fier ni honteux, cela a certainement eu très tôt une influence sur mon caractère et, surtout, a nourrit mon admiration pour elle.

Parce qu’au temps ancien de sa jeunesse (j’ai eu le bonheur d’en parler avec elle), il en fallait du courage à une femme pour revendiquer une certaine indépendance. Surtout quand elle avait une personnalité bien affirmée, se foutant pas mal des convenances, comme la sienne.

Donc, si ce en quoi elle croyait existe, je suis sûr qu’elle a bien ri de ma petite provocation. D’ailleurs, sa fille m’a adressé un petit sourire au milieu de ses larmes. Il est vrai qu’elle tient sacrément de Mémé, ma Maman. L’athéisme en plus.

En me rasseyant, j’ai retrouvé la main de Maman et je ne l’ai plus lâchée. Allez, on te l’avoue, elle et moi ne t’écoutons plus : tu ne parles ni de sa mère ni de ma grand-mère que, reconnait-le, tu ne connaissais pas puisqu’elle n’était pas fan de ta boîte, n’y a que rarement mis les pieds et évitait les grenouilles de bénitier comme la peste. En plus, elle détestait les endroits tristes et sombres.

Ce qui ne l’empêchait pas de prier avec ferveur ton patron, sa mère et le big boss. Mais de là à l’imaginer en brebis rejoignant « le troupeau », ou en « sainte femme obéissant au Saint-Père », non, franchement tu pousses un peu ! Si tu savais comme ça va nous faire rigoler, Maman et moi, dans quelque temps…

Maintenant, baisse le son de ta voix. Main dans la main, on pleure doucement, sans bruit, et dans nos larmes Mémé nous parle. C’est son âme, son irrésolution, son amour, qui vibrent imperceptiblement pour dire tout bas l’essentiel. L’indicible. Un moment de prière aphone.

Alors silence !

Tes mots piétinent cet instant précieux et éphémère des cœurs qui chuchotent.

Carte Postale

... Et puis, ne crois pas que je t'ai oublié. Simplement la vie bouscule un peu mes souvenirs, mais je retourne quelques fois à Nice. La Buffa me cligne toujours de l’œil, et le boulevard Jean Behra m’emmène au bout de mon enfance là où le bitume s'arrête au bord des galets chauds du Cros de Cagne.

Le port a bien changé, la petite plage à côté des bateaux a disparu et on ne se baigne plus le long du quai.

J'ai retrouvé la route qui monte au Vallon Obscur. Il n'y a plus de jardins abandonnés, de superbes maisons les ont remplacés. Je pense que les enfants qui les habitent sont contents : il y a de la place dans le béton. Beaucoup de places. De l’ombre et de l'eau fraîche.

Enfin, je suis arrivé en bas de l'immeuble, dans la petite cour écrasée de chaleur ; des gens sont encore là. Protégé par le muret, comme isolé sur le haut de la route, cet endroit est pareil à mes rêves, peut-être un peu plus petit, et je m’attends à tout instant à nous voir sortir du hall, des bouées autour de la taille, sentant l'ambre solaire et le cœur plus torride que les lézards qui se prélassent sur le muret du parking.

Sur le balcon du premier, derrière la grille rouillée, une petite pancarte mal coupée indiquait "à vendre" ; je n'ai pas osé monter lorsque j'ai lu "CORBI" sur la boite aux lettres. Deuxième étage, Monsieur et Madame CORBI ; troisième étage Monsieur et Madame ... Je n'avais jamais pensé qu'il y avait pu y avoir autre chose que "grand-père et mémé" sur la boîte du troisième. Et voilà que je réalisais brusquement que ce rectangle de fer rouge fermé par une petite serrure ne contenait pas seulement mes vacances d’enfant, mais une partie de la vie d'un homme et d'une femme.

Plus loin, au flan de la montagne où les orages grondaient si fort, la source coulait toujours le long des arbres. Je m'en doutais, autrefois, aujourd'hui je le sais : c'est grâce à elle, abreuvée de pluie, que la mer ne s'assèche pas. Le savais-tu, grand-père, que lorsque les enfants pleurent, leurs larmes traversent le temps et l'espace et, des nuages, coulent toujours vers la mer ? Directement, grand-père, sans raccourci, vers la mer et vers Nice où je m'émerveille encore de la toile de cette araignée qui m'avait effrayé, et où je cherche sans cesse le rire de ce petit garçon qui faisait ricocher en mille galets plats et ronds ses vacances sur la crête des vagues.

Grand-père, les taxis de Nice passent à vide, ils longent la Promenade des Anglais sans rien savoir de ta vie, sans rien chercher de ces moments d'avant, de ces gouttes de sueur par où s'échappe le temps et, course après courses, ils remettent à zéro le compteur de l'histoire des hommes.

Grassac

Journal télévisé, lundi 9 novembre 2020, 20h05.

- « Madame, Monsieur bonsoir et bienvenue dans ce journal. Un mois après le retour à la normale partout dans le monde suite à la pandémie de Covid 19, une étonnante nouvelle nous est parvenue dans le courant de l’après-midi : grâce à de nouvelles techniques de prospection, le plus grand gisement de pétrole sur Terre vient d’être découvert en France sous la ville de Grassac et de son agglomération qui comptent plus de 750 000 habitants. Nous développerons cette information juste après notre habituelle demi-heure : Nos Amis Patrons Nous Parlent De Demain ».

Cellule de crise, locaux de la PEtrole Recherche Exploitation (PEREX), lundi 9 novembre 2020, 21h10.

- « Voilà, mesdames, messieurs. Maintenant, c’est officiel : tout le monde est au courant de Notre Affaire ! Je ne sais pas d’où vient la fuite vers les médias mais, même si le mal est fait, je préfèrerais qu’elle ne vienne pas de chez nous ».

Albert De Roquebrune, PDG de la PEREX, se tut un instant puis regarda chacune des personnes présentes autour de la table. 14 en tout. Son bras droit, Perrette Salmond, petite femme assise à ses côtés, plutôt ronde mais d’une incroyable vivacité et qui avait monté, un à un, les échelons vers le 18ème étage, sommet de cette tour en plein cœur de La Défense, où se situait cette grande salle attenante au bureau d’A.D.R., comme l’appelaient tou-te-s ses employé-e-s, Perrette, donc, par un étonnant mimétisme, détaillait pareillement les 12 autres participant-e-s.

Particulièrement les 4 hauts cadres, tous masculins, membres du comité de direction (qu’elle nommait « Le Directoire »). Les 8 autres personnages représentaient les 8 principaux actionnaires de l’entreprise. 3 femmes et 5 hommes. A.D.R. reprit la parole en restant assis à sa place de Président.

- « Je vous ai convoqués en urgence aujourd’hui pour faire ensemble le point de Notre Affaire à la lumière de la nouvelle situation qu’implique cette fuite. Le ministère de l’intérieur nous avait informés, à la fin de l’année dernière, de la découverte de ce gisement par une société américaine, la Oil Company inc., à laquelle le gouvernement français ne pouvait abandonner le bénéfice.

C’est ainsi que, dans le secret le plus absolu, nous avons entamé des négociations avec ce concurrent, l’agglomération de Grassac-Métropole, et des émissaires des gouvernements français et américains.

Hier après-midi, un ami proche qui travaille à l’AFP, m’a prévenu que l’information serait divulguée ce soir comme vous avez pu le constater.

À partir de demain, nous allons avoir les écolos et toute une série de Robin des bois sur le dos. Sans compter les habitants concernés par Notre Affaire.

Mesdames et messieurs, avec l’efficacité qu’on lui connaît, madame Salmond vous a préparé un dossier synthétique individuel que je vous demande d’étudier et qui ne sortira, bien entendu, pas de cette pièce. Nous partons du postulat que cette affaire ne doit pas échapper à la PEREX. J’attends vos analyses, vos observations et vos propositions ».

Notes de Madame Perrette Salmond, cellule de crise, lundi 9 novembre 2020.

Fuite ? Qui ?

Membres du Directoire :

Sylvain Morteux ; 31 ans, jeune ambitieux, intelligent mais pas intrigant. Responsable de la division : Prospectives et Stratégie. Depuis deux ans dans la boîte. Sait où se trouve son intérêt. Peu suspect : 1/5.

Ahmed Ben Achour ; 34 ans, très intelligent. Manipulateur. Capable de « coups à trois bandes ». Responsable du marketing et des relations publiques. Vient de la concurrence. Depuis 5 ans chez nous (né à l’étranger). Connaît assez bien le milieu de la presse. Suspicion : 3/5.

Maxime Sartin ; 53 ans. Le comptable type : n’est à l’aise qu’avec les chiffres. Depuis 15 ans à la PEREX. Pas très bien vu par le personnel qui le trouve rigide, austère et cassant. Ambitionnait le poste d’Alexandre. Compétent dans son travail et plutôt fidèle, mais en veut à ADR. Suspicion : 2/5.

Alexandre De Ballancourt ; 42 ans. Bel homme très séducteur. Ami de longue date d’ADR dont il est le conseiller spécial. Empiète souvent sur mes prérogatives. A besoin d’être remis à sa place. Remplace ADR lors de ses absences. Sûr de lui jusqu’à l’outrance. Caricature de play-boy. Suspicion : 3/5.

Ces quatre hommes, les actionnaires principaux, le Président et moi étions les seules personnes au courant du gisement depuis le début.

D’après moi, le coupable se trouve parmi le Directoire. Achour ou De Ballancourt.

Journal télévisé, mercredi 17 mars 2021.

- « Madame, Monsieur, bonsoir et bienvenue dans votre journal. L’affaire de Grassac, qui nous tient en haleine depuis quatre mois, a sans doute connu sa conclusion tout à l’heure par une conférence de presse conjointe du Président de la PEREX et celui de la Oil Company inc. à Paris, au siège de l’entreprise française.

Après de nombreuses informations contradictoires, dont celle, en début d’année, de raser Grassac et sa métropole afin de permettre, en toute sécurité pour la population qui devra être relogée ailleurs, de commencer l’extraction du pétrole, les deux Présidents ont annoncé leur décision d’abandonner l’exploitation du site à la surprise générale !

Les deux personnalités ont rendu un hommage appuyé aux associations de défense de la nature, des monuments historiques et culturels ainsi que des sites classés. Plus surprenant, ils ont insisté sur le respect que leur inspire la résistance et la justesse des arguments des populations concernées.

Enfin, La PEREX financera la création d’un espace vert protégé et a lancé, officiellement, un appel à des projets alternatifs. Nous n’en savons pas plus pour le moment, mais l’engagement, nous a assuré hors micro le Président De Roquebrune, sera tenu.

Un communiqué de presse, adressé à l’AFP, a été rendu public peu après. Il en ressort qu’un groupe de personnalités du monde entier parmi les plus compétentes en la matière atteste avoir été mandaté par la PEREX pour établir un rapport d’expertise sur la faisabilité du projet.

Ce rapport, qui sera largement publié, confirme qu’en l’état actuel de la technologie en matière de forage, le projet rend inévitable la destruction de Grassac et de ses environs sur un rayon d’une vingtaine de kilomètres. C’est l’élément majeur, affirme-t-on à la PEREX, qui a pesé sur la décision prise, malgré les possibilités de reconstruction à l’identique de la ville de son agglomération et de ses entreprises une centaine de kilomètres plus loin ».

Les associations et partis politiques qui avaient apporté leur soutien aux opposants du projet parlent d’une mémorable victoire et, peut-être, d’un commencement de prise de conscience des hautes sphères industrielles.

La Finance Responsable, édition du vendredi 19 mars 2021.

Spectaculaire remontée des actions de la PEREX hier à la bourse de Paris qui ont largement dépassé leurs cours les plus hauts. De la même manière, à l’indice NASDAQ ainsi qu’au New-York Stock Exchange, les actions de la Oil Company inc. ont également progressé de manière extraordinaire.

Ces deux grandes entreprises ont décidé d’engager ensemble un partenariat avec la célèbre organisation WWF.

Siège de la Oil Company inc., dernière réunion « Projet Grassac », New-York jeudi 7 janvier 2021.

- Ian Roger, PDG de la Oil Company inc. : « Bienvenue à New-York mes amis. Je vous présente Alan Garrett, conseiller spécial à la Maison Blanche. C’est lui qui nous a aidés à monter ce dossier. Alan, voici Albert De Roquebrune, PDG de notre filiale française et son conseiller Alexandre De Ballancourt.

Messieurs, je crois pouvoir dire que notre but a été pleinement atteint. C’est une extraordinaire réussite. Permettez-moi un point rapide.

Notre succès, nous le devons au rachat très, euh, discret de la PEREX en décembre 2019 avec pour objectif de la redresser. Sa situation, due à une conjonction économique ne remettant pas en cause la compétence de ses dirigeants, la preuve étant qu’on a conservé l’équipe en place, était en effet préoccupante.

L’Affaire Grassac a été mise au point début 2020, mais, pour les raisons liées au Covid 19, cette saleté qui a failli faire échouer notre plan, nous avons repoussé sa réalisation au 9 novembre de la même année.

Un joli coup mes amis que nous avons réalisé tous les quatre. Quelle idée géniale de faire fuiter dans la presse française l’existence d’un immense gisement à Grassac et notre fausse concurrence ! Puis de jouer le jeu jusqu’au bout, sans fausse note… Chapeau mes amis.

Il faut maintenant passer à la dernière étape de notre Affaire. Je vous propose d’organiser à Paris une conférence de presse Albert et moi vers la mi-mars. Comme prévu, c’est à cette occasion qu’on informera le monde de l’abandon du projet sur les bases de ce qu’on avait convenu. Alexandre a ajouté une petite cerise sur le gâteau : financer un carré de verdure avec deux trois espèces protégées et quelques plantes. On verra les détails plus tard.

Le principal, on le mesurera dans deux mois et demi. Mais il est acquis. C’est du passé aujourd’hui.

Allez messieurs, ouvrez les dossiers devant vous. Une autre Affaire se profile…

Couloirs

J’aime poser des oreillers sur la mer, j’aime traverser le désert de plumes, courir le vent des solfèges, faire l’acrobate. J’aime la mer sous la plante des pieds, le sommeil qui tombe, un disque en fugue, le soleil en pochette, j’aime le sel sur mes lèvres... Dis-moi que la peur n’existe pas.

Je ne comprends pas l’emboîtement de l’instant dans l’instant, la porte du métro qui claque dans mon dos, une brique par terre échappée de son mur, j’appréhende la vague humaine qui monte l’escalier. Le type précipité : vendéen cramponné à son itinéraire ou transalpins du composteur. La cloche allongée sur un banc pour un bref shoot de chaleur. Dis-moi : la peur existe ?

J’observe sans le vouloir le roulis d’une hanche, le tombé de la veste et juste le pli qu’il faut, j’évite le regard de la tête qui tourne, la nana ralentit, mais je n’oserai pas. Il y a tant d’êtres humains charriant chacun leur version exclusive du réel. Et il fait sourd sur les escalators.

J’aime arriver enfin à destination, après milles virages et embranchements. J’aime les yeux des enfants au-dessus de la houle. Je compte les ricochets et les range précieusement au fond de mes poches. L’armoire à souvenirs, c’est pour plus tard. Aujourd’hui, c’est l’instant présent qui offre ses trésors. On peut passer à côté sans rien voir. On a le droit. J’aime regarder et prendre. J’aime aussi donner. Est-ce également mon droit ?

Demain, je poserai ma tête à l’écume des marées. L’oreiller sera doux. Car j’aime poser des oreillers sur la mer. C’est vrai, la peur ne doit pas exister. Je l’ai lu dans les yeux des enfants lors des fêtes de Noël du Comité d’Entreprise. Leurs flammes m’ont réchauffé au désert de plumes.

Déjà j’entends le clapotis inquiétant de la mer qui s’approche, inondant les couloirs et les quais. Ne me réveillez pas : j’appuie mon front sur la taie qui ondule. Et j’épelle le nom des enfants comme l’aurait peut-être fait un joueur de flûte d’Hamelin complaisant. J’aime Noël pour leurs yeux. Parfois une étincelle s’allume dans les vôtres, au ras du sol. Toujours la vague l’éteint. Votre âme d’enfant s’est enfoncée dans les sables mouvants de vos ambitions égoïstes à force de ne regarder que le ciel.

Laissez-moi continuer à faire l’acrobate. La peur n’existe plus.

Histoires de confinements

Histoire 1

Jour 1 ; (Deux amis au téléphone)

- Dis, Vlad, t’as vu l’allocution du président hier soir ?

- Naaan. J’avais rencart avec Muriel.

- Quelle Muriel ? La blonde ?

- La rousse…

- La meuf de p’tit Robert ? T’as pas peur toi…

- Oh, lâche-moi tu veux ? (Changeant brusquement de sujet) Alors paraît que ça y est, c’est le confinement ?

- (Taquin) Ouaip. Fini les rencarts mon pote !

- T’inquiète, ça durera pas. Et pis, j’ai ma combine.

- Paulus ?

- Ben oui. Tu vois que ça sert d’avoir un chien. Faut le sortir. C’est l’avantage par rapport au chat.

Jour 2 ;

- (Angoissé) Allo, Strag ? C’est Vlad.

- Houlà, t’as une drôle de voix mon pote.

- Y’a de quoi. Figure-toi que Julie veut plus me voir ; rapport au confinement.

- Merde… !

- (Il parle très rapidement) Tu l’as dit… Et Ludivine, Corinne, Camille aussi. Même Muriel veut rien savoir ! Quant aux autres, elles me répondent ni sur Facebook, ni sur WhatsApp, ni au téléphone. Rien, que dalle ! Tu te rends compte ?

- (Blagueur) Absolument mon gars ! T’es dans l’caca ! Et j’veux pas te saper le moral, mais sur France-Voice ils annoncent un confinement d’au moins un mois…

- …(Silence épais)

- (Inquiet) Vlad ? Eh, t’es là ? Putain, il tiendra jamais. (De plus en plus inquiet) Vlad ! Je déconne : la fin du confinement c’est pour demain ! Vlad ?

Jour 10 ; (Sur Facebook)

- Estragon Pâtefraîche < Quelqu’un a des nouvelles de Vladimir Pourlavet ?

- Maryse Lucky < Pas moi.

- Julien Pozzo < Ta gueule Maryse, on te demande rien… Moi non plus, pas vu.

- Claire L’enfant < Ç’est pas normal, ça fait un moment qu’on l’a pas vu sur Facebook.

- Maxime Homme < Il est p’t’être malade ?

- Estragon Pâtefraîche < Il est apparemment pas chez lui. Vais essayer de le rappeler.

Jour 14 ;

- (Voix fatiguée, presqu’inaudible) Strag… C’est moi…

- Vlad ? (Un instant) Qu’est-ce qui t’arrives ? Où t’es ? T’as chopé le Coronavirus ?

- (Avec difficulté) Non, c’est le confinement.

- (Essayant de l’aider) Respire, gars, t’es tout essoufflé, on dirait que tu danses… j’t’entends à peine. Quoi le confinement ?

- On en verra jamais la fin…

- (Un moment de silence) Qu’est-ce que tu racontes ?

- (Rapidement) J’te dis qu’ils ne l’arrêteront pas.

- T’es fou ou t’as fumé ?

- (Las) Tu te rappelles de Sandra ?

- (Etonné) …Euh, non.

- La p’tite brune bien roulée qui bossait au Ministère Externe de la Santé Interne.

- Ah oui... Et ?… Tu l’as revue ?

- Y’a une dizaine de jour. Elle y travaille toujours, au MESI.

- (Articulant) Dis, fais quelque chose : approche-toi de ton portable, enlève ton doigt de devant le micro ou parle plus fort… J’ai vraiment du mal à t’entendre.

- Tends l’oreille mec, j’suis au bout du rouleau…

- Put…

- (Il le coupe) Arrête, steuplé. Ecoute-moi attentivement… (Parlant de façon hachée) Je l’ai croisée par hasard. Me rappelais plus. Elle habite pas loin de chez moi. On promenait nos chiens. On a fini, chez elle. On s’est retrouvé au pieu.

- (Lentement et articulant) …Prends ton temps. Respire… J’suis pas pressé : j’ai pas de chien, j’ai plus de boulot et Brigitte m’a quitté.

- Désolé, bonhomme… Sandra m’a fait des confidences sur l’oreiller. Elle est pas farouche et elle est toujours célib’. Bon. Elle couche, entre autres, avec Samuel Godot, le ministre du MESI.

- (Surpris) Le ministre ?

- (Lassé) Oui, tu sais ces types qui rejouent la cène tous les mercredis autour du Jésus-Président ?

- Très drôle… Et le ministre lui a fait des confidences, je parie…

- Laisse-moi te dire, merde. (Il reprend lentement sa respiration. Visiblement, il n’en peut plus). Oui, Godot lui a avoué, assez content de lui, que les gens pouvaient toujours attendre la fin du confinement. C’est fini, mec. Ceinture, les promenades, la drague, les arbres et les p’tits zoziaux… Ils ont des tas de virus en réserve. Pour après…

- Merde… Mais, t’es sûr de ça ? Je veux dire, Sandra, c’est pas vraiment une nana fiable, non ?

- (Répétant, hagard) Des tas de virus en réserve, pour après… (Brusquement) Faut qu’on se barre, Strag !

- (Un instant de silence) Allons-y !

(Les deux hommes raccrochent et restent immobiles, comme figés).

Histoire 2

En palpant le côté droit de son ventre douloureux, Eugène sent une sorte de bouton assez doux qu’il ne remarque pas visuellement. Il se lève avec peine et se plante, pour une inspection générale, devant le miroir de l’armoire de sa chambre.

Rien donc à droite. Mais, du côté gauche, une sorte de ligne discontinue sombre marque son flan de l’aine à l’épaule. Par contre, aucune aspérité à la palpation. Juste des espèces de pointillés, comme des cicatrices d’agrafes sans consistance après une opération. Il n’a pourtant jamais été opéré.

Un moment plus tard, en prenant le frais à sa fenêtre, il voit passer en boitant un homme nu poursuivi par une armoire qui, certainement, le rattrapait. Il croit reconnaître son ami Gilles. Il avait dû se casser une jambe pour boiter de la sorte…

Le journal télévisé ce soir-là faisait grand cas d’une maladie inconnue que les spécialistes en costumes croisés appelaient « la Maladie Du Bois » ou « le Confinement ». Les individus touchés se mettaient soudainement à claudiquer et se transformaient inévitablement en meubles. Les cas se multipliaient de façon inquiétante, mais les autorités promettaient des approvisionnements de béquilles en quantité suffisante.

Après quelques jours absurdes tout est revenu à la normale : les trains regardent passer les vaches, les flaques d’eau se vident vers les nuages, Dieu ne croit toujours pas en l’homme et la naissance continue d’être le crime parfait le plus sûr puisque donner la vie c’est donner la mort.

Le Confinement dévore lentement mais sûrement les humains. C’est ainsi. L’odeur de cire est devenue insupportable.

Quelqu’un est assis devant moi. Un plume à la main, il aligne soigneusement des mots sur du papier posé à plat sur mon dos. Parfois, le personnage consulte un livre qu’il referme lourdement puis reprend son écriture en mordant ses lèvres.

Je m’appelle Eugène. En quelques jours, j’ai vécu ma transformation en bureau. Oh, un mobilier quelconque, sans fioritures. Du bois ordinaire. D’abord, les charnières d’une porte gauche sont apparues sur mon ventre, puis, petit à petit, ce furent les tiroirs avec leurs poignées nacrées en toc, et, enfin, je me suis affaissé sans douleurs, ma tête rejoignant mon dos qui s’allongeait en s’aplatissant.

Sur mes quatre pieds légèrement incurvés je n’entends aucun bruit à part les grincement d’un tiroir ou le crissement de la plume sur les feuilles, mais je vois encore un peu. Autour de moi, dans cette unique pièce, il manque une pendule. De temps à autre, ça sent l’encaustique. J’aime cette odeur.

Tout à l’heure, demain au plus tard, le personnage assis devant moi et dont les coudes me chatouillent, posera sa plume, rangera ses feuilles dans un de mes tiroirs. Puis, il partira.

J’attendrai patiemment son retour. Il faut une pendule ici.

Histoire 3

Emile s’allongea aux côtés de Solange comme toutes les nuits depuis 12 ans. Elle dormait déjà. Une heure du matin…

Il l’avait rencontrée au boulot, chez Corazon, elle petite main à l’emballage et lui cariste au stock. Solange s’était arrêtée de travailler il y a une dizaine de mois, à la suite d’une fausse couche qui l’avait envoyée telle un bloc pesant au fond d’un puits dont elle avait renoncé à sortir. Parois trop lisses, corps lourd, tête complètement vide sans une prise où s’appuyer. Un drapeau blanc qu’elle n’avait même plus la force de brandir comme unique contemplation.

Lui, poursuivait son chemin parallèle, sans buts ni désirs. Des habitudes enfilées comme d’insipides perles sur le collier trop serré des jours filochant. Rentrer le soir venu dans sa petite maison du lotissement Alan Greenspan, à moins de dix kilomètres de la Zone Industrielle nord où Amazon trônait tel un seigneur. Rejoindre son épouse qui tricotait en suspension devant la télévision.

Puis le repas, silencieux, l’esprit accroché par une émission imperceptible comme à un porte-mental, chacun assis à une extrémité du canapé au skaï délavé, abimé en plusieurs endroits.

À 22h30 au plus tard, Solange allait se coucher. Les somnifères avalés en fin de souper faisait leur effet qu’intensifiaient l’hypnotisme télévisuel. Emile restait assis, roide, halant l’abrutissement câblé à l’aide d’un mauvais whisky immature et misérable.

Le plus souvent, il s’endormait là assommé d’alcool. Parfois, il se trainait jusqu’au lit conjugal, où ne se conjuguait plus grand-chose, zappé du canapé à la chambre.

Au petit matin râpeux, il jurait de se glisser dans les draps plus tôt et plus sobre, promesse qu’il s’empêchait de croire vaine tant elle l’était à chaque fois.

Telle était la vie d’Emile. Et puis, un jour, l’épidémie cogna comme ronge un alcool sournois.

Un matin, alors que la veille il s’était endormi devant la télé particulièrement chargé, il eut la surprise, en entrant chez Corazon, de voir un attroupement de salarié-e-s dans le vaste hall jouxtant les stocks.

La cinquantaine d’employé-e-s était là devant le patron de la boîte, Philippe Hennebeau, monté sur un amas de quelques palettes. Celui-ci se saisit d’un micro, tendu par un des cadres qui s’étaient regroupés de chaque côtés de l’estrade improvisée, et sa voix emplit, en résonnant, la grande salle. Apparemment, il commençait juste son laïus. Ça devait être sérieux. Emile grinça des dents, à cause du bruit ricochant dans son crâne.

À la suite de l’intervention télévisée présidentielle de la précédente soirée, Hennebeau annonça que le personnel était réquisitionné et devait rester confiné à l’usine. Il était désolé d’avoir eu à prendre cette décision, mais, comme l’avait dit le Président, c’était la guerre contre l’épidémie. Et à la guerre comme à la guerre !

Mais il savait pouvoir compter sur la compréhension et la collaboration de tous. Des lits de camp allaient être livrés dans la journée, en quantité suffisante et l’approvisionnement nécessaire au bien être des employé-e-s, repas et matériel d’hygiène compris, était en route. La direction avait décidé de prendre à sa charge ces frais supplémentaires qui ne feront qu’ultérieurement matière à régularisation par un prélèvement forfaitaire sur la paie des trois mois suivant le retour aux conditions sanitaires normales.

Et comme elle considérait que tout le monde, quel que soit son niveau hiérarchique et son ancienneté, faisait partie de la grande équipe de Corazon de Ville-Corond, il lui avait paru équitable de partager lesdits frais supplémentaires par le nombre de collaboratrices et collaborateurs. Sans distinction de salaires.

Il termina son intervention en demandant à chacune et chacun, au titre exceptionnel imposé par la situation, de ne pas compter ses efforts ni son temps de travail. Pour la pérennité de l’entreprise et, surtout, appuya-t-il, pour celle des emplois.

Il sortit par la porte de droite, celle qui se refermait sans bruit, et, alors que les cadres aboyaient leurs ordres, personne n’entendit la grosse berline patronale s’éloigner.

Arthur Deneulin, le chef du service caristes et manutentionnaires, réunit, dans un coin des stocks, ses subalternes.

Comme à son habitude, il se montra rassurant et proches d’eux. Il distribua le travail de la matinée puis, sèchement, claqua dans ses mains en disant d’une voix forte « allez, chacun à son poste. Et à fond, les gars. Vous avez entendu Monsieur Hennebeau ? Je compte aussi sur vous pour accroitre la productivité ».

Les vingt-trois hommes et l’unique femme du service de Deneulin s’éparpillèrent dans l’immense hangar.

Un moment plus tard, alors qu’Emile maniait, d’une main pas suffisamment tremblante pour risquer la faute professionnelle, l’engin de levage dont les deux longues fourches inclinées vers lui saisissaient une palette chargée de 150 kg à 6 mètres de hauteur, Lambier, son collègue syndicaliste, lui tapa sur l’épaule, le faisant sursauter.

- T’es con Etienne !

- Et ta pause, Emile, tu la prends quand ?

- Lâche-moi avec tes conneries. T’as pas entendu Arthur ?

- Et… ??? Tu vas pas te laisser avoir par ses sottises ? Pas toi !

- Laisse-moi bosser. Ils nous fileront une prime. C’est Chaval qui m’la dit.

- Putain, manquerait plus que ce con d’Antoine fasse le service après-vente des patrons ! Il est déjà lèche-cul d’habitude, mais là…

- Pousse-toi, tu me fais perdre du temps.

- Eh, le virus vous attaque pas que les bronches ! Il vous bouffe aussi la cervelle ! Ecoute, je fais une heure d’info syndicale en fin de journée, j’préviens tout le monde. T’auras pu faire tout le zèle possible d’ici là pour courir après ta prime. Tu viendras ?

- Non, Etienne, non. Mieux vaut obéir et se serrer les coudes en bossant sinon ça va faire trop d’bordel. Surtout entre nous, ça risque de foutre la pagaille. T’auras personne à ta réunion.

- On se voit au moins à midi ? Bouffer, t’as le temps, non ?

- Casse-toi, j’fais régime.

Emile avait raison. Personne à la cafète à 18h30, début annoncé par Lantier pour la réunion syndicale. Il attendit jusqu’à 20h00, en vain.

En jetant un coup d’œil dans les bureaux et aux stocks, il vit que quelques individus étaient encore à leur poste de travail. Il était 21h00. Les autres fumaient sur les quais de chargement restés ouverts, discutaient allongés sur leur lit de camp ou, pour un petit nombre, dormaient.

Il se rendit compte, à des petites choses imperceptibles pour n’importe qui mais que sa longue expérience de représentant du personnel doublé de délégué syndical avait rendu sensible, qu’on l’évitait. Les têtes se tournaient, les yeux le fuyaient. Pas franchement, avec une sorte de gêne dissimulée, mais il discernait ces signes minuscules. Ça le heurtait au corps et à la tête. Douloureusement. Pourtant, sans se l’avouer, il comprenait. La fleur du Socialisme était fragile et la germination serait longue.

S’il y avait, un jour, germination…

Histoire 4

Marie Arnoux tournait en rond dans son hôtel particulier du VIIe arrondissement de Paris. Une semaine qu’elle et son mari étaient confinés à domicile. Certes, il en allait ainsi pour la plus grande partie de la population mondiale et un couple de domestiques les accompagnait dans cette sorte d’assignation à résidence.

Mais justement, outre qu’elle ne pouvait ni sortir voir ses ami-e-s ni les recevoir, c’était Bernard ou Sophie, récemment à leur service, qui, parfois même ensemble, faisaient les courses ou passaient à la pharmacie Bovary chercher quelque médication.

Marie, donc, demeurait enfermée dans son immense et confortable logis, certes, mais où les occupations d’une jeune femme la trentaine juste passée se trouvaient limitées.

Aucune tâche ménagère qui l’aurait aidée, au moins un peu, à passer le temps. Quant à ses talents de cuisinière, ils avoisinaient le zéro absolu puisque sa condition sociale bourgeoise l’avait tenue loin de l’art culinaire.

Il lui restait la couture, canevas ou patchwork, qui pouvaient l’occuper deux heures au maximum, et encore pas tous les jours, la musique, sur le magnifique piano à queue Steinway que son mari lui avait offert pour son dernier anniversaire mais où, faute de professeur, elle atteignait vite ses limites, et l’écriture.

Elle aimait écrire. Surtout les correspondances qu’elle entretenait avec des ami-e-s en province. Notamment avec un ancien flirt, Frédéric, dont elle appréciait particulièrement les longs échanges épistolaires et qu’elle devinait (ou espérait ?) toujours amoureux d’elle.

Ses lettres, elle les calligraphiait à la plume d’oie sur papier parcheminé, poreux pour mieux retenir l’encre à l’aniline. Son mari, galeriste de profession mais vendeur multi produits par intérêt, faisait venir les plumes de Poméranie par l’intermédiaire d’un de ses fidèles clients natif de la région. Mais la calligraphie, pour autant que cette pratique artistique la passionnait, a un fâcheux embarras : elle indispose rapidement le poignet. Et ceux de Marie étaient fins et fragiles. Elle ne s’abandonnait donc pas très longtemps à son activité préférée.

Monsieur Arnoux, d’une petite quinzaine d’années plus âgé qu’elle, était aussi souvent absent du domicile conjugal qu’avant le confinement. C’est-à-dire fréquemment. Il bénéficiait d’une autorisation perpétuelle signée par le préfet en personne et dont il usait sans ménagement pour ses affaires. Déjà qu’en temps normal les gabelous ne l’importunaient aucunement vue sa notoriété, l’obtention du précieux sésame et ce qu’il impliquait de proximité avec l’élite avait, en un temps record, fait le tour des commissariats de la capitale ! Gare à vous !

Il était arrivé quelquefois dans un passé récent, à l’occasion d’un dîner en ville ou d’une sortie quelconque entre amis auxquels l’emploi du temps chargé de son mari ne lui permettait pas d’assister, que de fines allusions à voix basses effleurent les oreilles de Madame Arnoux au sujet du soin tout particulier que portait le galeriste à ses affaires, soin dont le côté professionnel n’était peut-être pas l’objet principal de son attention sous-entendait-on.

Marie avait tourné la tête à chaque rumeur de cet ordre qui l’approchait, bien décidée à traiter ce genre de médisance par le mépris. En dehors de toute référence à Jean-Luc Godard lequel, par ailleurs, n’était pas encore né…

Et puis, une méchante épidémie venue d’Asie portant le charmant nom de Covid 121221 (les mauvaises choses ont souvent de jolis noms, comme le chanterait plus tard Jean-Louis Foulquier sur des paroles de Leprest) avait fleuri de par les continents obligeant les autorités à prendre des arrêtés de confinement. Car l’épidémie était mortelle.

Ainsi, non seulement Marie s’ennuyait depuis sept jours, mais elle touchait, d’une main gantée au poignet fatigué de courriers rédigés, la sensation de plus en plus palpable de délaissement.

L’inactivité mâtinée de solitude la poussa, toutes voiles gonflées, vers le rivage jusqu’alors volontairement ignoré de la trahison.

Elle s’aperçut qu’elle n’avait pas seulement ouï des propos calomnieux, mais qu’elle les avait ingérés et que l’imprégnation s’annonçait inéluctablement. Un choix s’offrait alors : elle les expulsait, elle essayait de les digérer sans plus d’attention quitte, par la suite, à s’en rendre gravement malade ou bien elle cherchait à les affronter d’une manière ou d’une autre.

Les semaines passèrent dans une brume capitonnée. Marie Arnoux avait accosté lorsque le déconfinement fut annoncé et que, quelques jours plus tard, son mari fut arrêté pour une sombre histoire d’escroquerie dont, après tout, elle se fichait : cela ne changeait rien à sa décision.

Elle vendit l’hôtel particulier, recommanda Bernard et Sophie à un couple d’amis en recherche de domesticités, puis partit rejoindre Frédéric à Rouen. Elle l’épousa peu après.

Monsieur Arnoux mourut confiné à La Santé, clin d’œil d’un destin facétieux, des complications du Covid 121221.

Marie s’appellera, jusqu’à sa mort à 80 ans, madame Moreau.

Histoire 5

Existe-t-il mot plus incongru que « confinement » ? Et com(m)ent confie-t-on de la fine à un con qui ment sans fin non finement confit de ciment ? Cela vaut également pour une conne.

Lucien de Saint-Aubin se laisse aller à la dérive subliminale alors qu’il vient d’éteindre le poste de télévision en pleine allocution du président entouré, comme saucisse entre deux morceaux de pain au son, d’un premier ministre et d’un ministre de l’intérieur qui, les deux, ont les cheveux qui poussent sous la tête tels des pièges à virus stupides.

Lassé de fréquenter et, par la force des choses, d’observer ses semblables dont il ne se trouvait que peu de similitudes même en fouillant à la loupe, et si l’on fait fi de l’incongruité ci-dessus évoquée, l’isolement auquel il est contraint l’enchante.

Quelques ami-e-s dispensables, des liaisons sans importances à sa seule convenance, bref, il est sans attaches comme un bateau voguant librement au gré de son humeur, des courants ou de la houle.

Ainsi, son esprit largue les amarres et se démembre du quai. Le vieux canapé hérité de ses parents, et sur lequel il est posé, lui sert de navire à remonter les vagues du temps. Le rafiot donne un peu de gite par bâbord mais le commandant force l’allure. L’écume brouille l’horizon, puis monte de l’eau comme un rideau dissimule la scène.

En premier lieu des planches apparaissent, indistinctes, flottant aux alentours également floutés, tantôt lentement soulevées tantôt doucement affaissées avec un court instant d’équilibre précaire entre chaque mouvement.

Enfin, la vision s’aiguise découpant le décor en fragments nets qui s’assemblent parfaitement et la mer se fane en pétales de cuir, skaï, tissus ou velours.

Au milieu de l’atelier, des ouvriers peaussiers, femmes et hommes, coupent, disposent, ajustent encollent ou cousent. C’est une manufacture. Ici, pas de machines automatisées, de montage industriel, de chaînes robotisées. Ici, les gens d’en bas se nomment exploité-e-s ; il n’existe pas de collaborateur femelle ni mâle. Ici flottent des senteurs de savoir-faire mêlées aux luttes des travailleurs, la sueur goutte, les petites mains fignolent les points tandis qu’à la pause, dehors, le temps de fumer une cigarette les gros bras serrent les poings pour un mot, un regard ou un pli de travers.

La boîte, familiale, existe depuis des lustres. Sur la devanture, au-dessus de l’entrée, un demi-cercle en arceau « Salura-Getti » en lettres épaisses et jaunes sert de toit d’igloo à ce qui semble une date dont on ne devine que les deux premiers chiffres : « 18 ». Les arrière-saisons ont dissous le reste.

À l’intérieur, un couloir ouvert fait le tour de l’atelier qu’il domine de six bons mètres. Ce couloir dessert aujourd’hui plusieurs bureaux qui se succèdent, isolés les uns des autres. A l’origine, trois bureaux, larges et espacés, n’occupaient qu’un des quatre côtés du rectangle suspendu. L’entreprise s’est très vite développées. Elle a néanmoins conservé ses pratiques anciennes, désuètes sans doute.

Contiguë à l’atelier, une excroissance a été greffée il y a quelques années. C’est là que sont les quais de chargement et l’espace de manutention/stockage. Y arrive les matières premières et y partent les produits finis. Entretemps, chacun-e à son poste de manœuvre a besogné avec application, soin, par obligation peut-être, arrière-pensées ou ambitions plus ou moins avouables, quelques fois déraisonnables.

Ici, comme partout, on triche, on compose, on est tour à tour altruiste, égoïste, naïf, prétentieux, écrasé ou écrasant. On jette le seau du voisin par-dessus bord, on partage le sien, on s’accroche seul à un boute attaché au mat ou on tend la main en secours.

Ici, on boit aussi la tasse, on tousse, la vue se trouble et on perd pied. Ici, sur un vieux canapé, on a égaré la bouée et on s’éveille avec au fond du corps un relent salé d’algues tannées.

Histoire 6

Saloperie de confinement, se dit Charles Combray une tasse de thé à la main derrière la baie vitrée de sa maison. Le temps est au beau fixe, sans excès de chaleur, et nous sommes enfermé-e-s chacun chez soi sans possibilité de sortir depuis près d’un mois.

Plein de Covid pour un vide de copains…

Ah, il aimerait tant partir se balader autre part qu’au supermarché, porter les poubelles au coin de la rue ou encore courir en cercle dont le rayon fait précisément 1 kilomètre (quelle est la distance parcourue et calculez la vitesse de course nécessaire pour que la durée de l’exercice sportif soit exactement d’une heure).

Pas d’autorisation d’aucune sorte. Juste le plaisir d’une marche sans but, de parfums métissés laissés en arrière, de bruissements de vies à l’entour des sous-bois ou le long de sentiers hirsutes. Le soir venu, prendre la main d’Hélène pour un restaurant improvisé, un concert inattendu, un spectacle inopiné, une envie partagée surgie en tapinois d’on ne sait trop où.

Hélène venait de partir prendre son service à l’hôpital. Elle y resterait toute la nuit en infirmière consciencieuse et investie que la détresse des gens face à la dangerosité du virus rendait, à proprement parler, malade.

Il balaya de la main les miettes de madeleines, restes du frugal repas vite expédié par son épouse, et les fit glisser dans sa tasse vide qu’il alla nettoyer à l’évier de la cuisine. Et maintenant, que faire ? Hors de question d’allumer la télé : il serait capable de s’endormir devant. Il jeta un coup d’œil désabusé au bouquin posé sur le canapé.

La lecture de Maupassant l’avait tenté au début du confinement, mais pourquoi diable avait-il choisi Le Horla ? Le très beau marque-page, cadeau de son frère Pierre-Jean, repérait, sans dépasser, le même emplacement : le préambule. Depuis, chaque jour, le signet étouffé lui faisait des appels de bas-de-page en claustrophobe angoissé. En pure perte.

Il repoussa, une fois de plus, le moment d’affronter l’ouvrage. Après tout, le confinement concernait tout le monde. Signet inclus ! Et tant pis s’il n’était pas facile de rester cloîtré du côté de chez soi…

Brusquement, il se retrouva marchant vers le fond du jardin en direction de la petite cabane d’outils en planches bricolée par ses soins dont il ouvrit la porte branlante. La tondeuse était là, à l’ombre de vieilles quilles d’Honfleur. Il la sortit de sa cahute et la mit en marche dans une résonnance déplaisante de moteur asthmatique.

Dirigeant la machine d’un Guillotin en herbe en évitant soigneusement les massifs de clématites et de dahlias, il enjamba sans effort la rivière, les forêts puis les routes et le temps dans un éclair délicat pour se retrouver en culotte courte à Balbec derrière la maison de sa tante Elisabeth, que tous s’entêtaient à appeler Léonie, aux environs d’Honfleur. Justement.

Une partie de cache-cache s’organisait avec son frère et les gamins du voisinage. Marie, dont il était secrètement amoureux et qu’il guettait depuis la fenêtre de la cuisine lorsque sa tante ne le laissait pas déguerpir, Georges aux bras épais et impressionnants, Antoine et Jules, les jumeaux Santeuil, Albertine, la plus jeune, passée maitresse dans l’art de la disparition et deux ou trois autres dont il n’avait pas retenu les noms.

Des senteurs acides mais délicieuses de vinaigre sur les piqûres d’orties que tante Léonie tamponnait d’une caresse humide légère et cotonneuse. La chaleur de sa douce et volumineuse poitrine entre les seins de laquelle il se blottissait pour un chagrin inconsolable ou une trop grande fatigue. Les arômes sucrés de ses cheveux lorsqu’elle dénouait son chignon.

La pâle clarté progressive des matins au lever du soleil et le même film passé à l’envers, au ralenti, le soir venu. L’opéra sans cesse réinventé du chant des oiseaux auquel répondaient, en contrepoints harmonieux, les animaux de la ferme voisine conduits, métronome constant, par la cloche de l’église du village.

Les accélérations du temps liant en un curieux mélange les couleurs du ciel, de la terre et des végétaux. Les instants de grâce ou tout se fige soudainement, mais imparfaitement comme sous le pinceau d’un peintre qui maîtriserait le flou d’un bougé en perpétuelle évolution.

Les poignées râpeuses d’un antique guidon de vélo que son oncle lui avait fabriqué juste avant de mourir à partir de matériaux récupérés Dieu sait où. Les cliquetis de la chaîne qu’il fallait souvent raccrocher et le freinage dont le dispositif d’origine, depuis longtemps inopérant, usait aussi sûrement qu’un rabot les semelles des apprentis champion-ne-s intrépides.

Et les gâteaux de tante Léonie ? Il avait dans la bouche l’explosion de saveurs fondantes des « cuisses de dames », « mounas », tartes aux fruits divers et des incomparables « mantécaos », petites pâtisseries recouverts de cannelle à la recette ramenée de son Espagne natale par l’oncle et « adaptée » par sa femme.

Ce qui faisait leur irrésistible attrait, outre le plaisir des papilles de la nation (ou, plus humblement, de la famille et connaissances), c’est qu’entrait dans leur confection du vin blanc en respectable quantité. Ainsi, nous avions un accès, certes indirect mais titillant notre imagination fertile, à l’interdit absolu alcoolique. Cet alcool, ange et diable combinés, constituait un noumène infiniment mystérieux. Au sens kantien du terme, à l’évidence.

Ses sens affûtés à la meule de la mémoire échappaient à son contrôle. Il sentait les résonnances, entendait d’une ouïe fine les images tout en voyant distinctement mille parfums qu’il pouvait toucher séparément. La fraîcheur de la pluie agrippa sa somnolence en la secouant avec vigueur.

Charles reprit conscience au centre d’un parterre fleuri à l’agréable contact sous le vacarme d’une tondeuse folle butant contre le pommier du jardin. Sa deuxième vision fut celle de dahlias et de clématites entrelacées en bouquet de fleurs coupées agaçant ses narines.

Ma chienne Sampo

Sampo et moi ce fut une longue et belle histoire d’amour. De ces histoires inoubliables parce que tracées vaille que vaille, au jour le jour, sans ligne droite au cordeau sur un sol lisse et reposant.

Mille recoins jalonnent cette route faite de brusques détours, d’angles improbables, de rocailles à contourner. Certains endroits restent obscurs où les souvenirs aiment à se nicher et qu’on peut, quand on le veut, débusquer à condition de fouiller, de tourner et retourner, d’accepter les impasses, les lieux finalement déserts, de vagabonder au gré du chemin remonté. Les surprises guettent le promeneur nonchalant.

Depuis un moment, (combien de temps ?), Sampo a posé sa vie chez moi. Dans ses yeux navigue un très curieux mélange d’interrogations et d’acceptations. Ma maison, qui était celle de mes chats, est devenue la nôtre. Elle s’y trouvait bien : ma propre vie maraudait depuis longtemps sur ces sentes impraticables aux adeptes du confort bien balisé. Nous nous étions déjà reconnues.

En argot espagnol, sampo signifie bancal, tordu… Cela lui va même si, personnellement, je lui aurais sans doute donné un autre nom.

Son envie constante de bien faire et sa tranquille bienveillance prenaient tant de place que, d’un mouvement de queue ou d’une incartade de son corps massif, Sampo se transformait en Attila si celui-ci avait été capable, une fois la catastrophe achevée, de cette expression ingénue qui, après l’engueulade, imposait la caresse.

Sampo a vieilli. Toujours en zig-zag mais inéluctablement. Elle batifolait de plus en plus lentement, observait de longs instants d’immobilité, jusqu’à, dernièrement, ne plus bouger. Je sus alors qu’elle était arrivée au bout de son fantasque chemin et que la porte devant laquelle elle patientait m’était interdite.

J’ai tendu ma main dans laquelle elle a glissé sa patte et, en respectant scrupuleusement les quelques pas de côté habituels, on a franchi ensemble les ultimes mètres en lambinant un peu. Je lui ai ouvert la porte et, comme portée par mon souffle chaud, elle s’est faufilée avec la grâce d’un voile par l’ouverture.

J’ai laissé la porte ouverte pour qu’elle puisse humer les parfums déposés çà et là et que mon odeur la rassure.

Les Lumières Cendrées De L’aube

Dorothea ;

Les portes se sont ouvertes sur l’avenue Friedrich Nietzsche. Mon frère Herbert, venu me chercher en voiture, m’attend de l’autre côté de la route. Les arbres sur les trottoirs sont en fleurs et l’air de ce début mai hésite entre le frais et le tiède. Hier, j’ai fêté mon 60ème anniversaire derrière les murs que je viens de quitter. J’y étais entré en 1937, j’avais alors 19 ans.

Aujourd’hui, nous sommes le 4 mai 1978. Je m’appelle Gerhard Sprengen, né de mère Allemande et de père inconnu.

Dorothea Kessler, née en 1895, m’a donné le jour dans la petite ferme de ses parents où elle travaillait et habitait. D’après ce qu’elle m’en a dit au détour de notre seule conversation à ce sujet, mon père était un soldat français prisonnier de guerre, né en Algérie en 1894. Il a rejoint son pays natal et la femme qui l’attendait peu après ma naissance. Je ne l’ai jamais revu et, pour ainsi dire, pas connu. Maman n’en parle jamais paraît-il.

Ma mère s’est mariée en 1922 avec Ulrich Sprengen, un homme de 6 ans son aîné, qui m’a reconnu comme son fils. Depuis, je porte son nom. Ensemble, ils eurent un enfant né en 1925 : Herbert, que je considère comme mon frère même si, techniquement, il ne l’est qu’à moitié.

Dans la voiture, ni mon frère ni moi ne parlons. Nous avons pourtant bien des choses à nous dire. Ce fut le seul membre de ma maigre famille à être venu me voir en détention et il m’emmène chez lui où sa femme, Helene, nous attend. Quelquefois elle accompagnait son mari à l’hôpital.

Nous avons quitté la ville à présent. Un paysage insolite défile de chaque côté du véhicule qui me donne l’impression de tourner autour d’un double point fixe lointain, à notre gauche et à notre droite. Ma vue se brouille mais je ne veux pas m’endormir : j’ai trop dormi depuis si longtemps. Des jours et des nuits sans rêves après la révolte, le combat, l’intolérable que j’ai fini par accepter.

Maintenant, je ne sais plus.

L’exiguïté de l’auto me rassure. Le siège me soutient, la porte sur laquelle je m’appuie est solide et ma main agrippe la surface ferme du cockpit. Mais, au-delà, il y a le vide effrayant dans lequel je vais tomber si rien ne me retient. Il n’y a aucun mur, nulle part. Que des arbres, la terre et ce bitume qui apaise un peu mon angoisse.

Je ne dois pas paniquer. Surtout, ne pas paniquer.

Herbert observe la route devant nous comme si elle était épinglée sur ses yeux. Il dit qu’on va à Stuttgart et qu’Helene prépare le déjeuner. C’est peut-être là qu’ils habitent ?

Mes paupières s’alourdissent. Je voudrais parler, exprimer quelque chose, accrocher mon esprit à des phrases. Les mots se mélangent, tournent puis s’envolent, aspirés par le vide.

Je n’ai rien à dire. Qu’importe : un sommeil lourd m’anesthésie.

Manuel ;

C’est le deuxième soir que mon père m’a parlé. Après une longue et épuisante après-midi aux urgences de l’hôpital de Corbeilles-Essonne et un dîner rapidement expédié, nous nous sommes retrouvé sur le canapé du salon devant une télé que nous ne voulions pas allumer.

Je sentais, à sa façon de se tenir assis les bras croisés, qu’il prenait le temps d’organiser ses pensées pour les mettre en mots avec précaution comme à son habitude lorsqu’il allait exprimer quelque chose d’important en homme très pudique qu’il est.

Préjugeant que son esprit était tout entier tourné vers son épouse, ma mère, qui avait été victime d’un AVC l’avant-veille en pleine nuit, je mis ma main sur son épaule pour la première fois de ma vie. Il m’examina et, sentant ses larmes pointer, décroisa ses bras et se pencha en avant, quittant mon regard.

- « Je vais te révéler un secret », lança-t-il abruptement. Je me figeai, attendant une suite extraordinaire et, sans doute, déstabilisante en essayant de ne penser à rien.

Quand il entreprit ses confidences, d’une voix mal assurée d’abord, il devait être près de 23h00. Le jour commençait juste à poindre quand nous terminâmes la conversation pour aller prendre un peu de repos.

Cette nuit-là fut un moment de découvertes pour moi. Non seulement j’appris le secret de famille de mon père, mais je compris, à nos échanges, qu’il ne me considérait plus comme le petit garçon sur lequel il reportait ses propres frustrations d’enfant très tôt retiré de l’école.

Il voyait à côté, puis en face de lui, un homme. Jamais, jusqu’à cet instant, malgré mon mariage et la naissance de mes deux fils, nous n’avions eu de réels dialogues. Nos rapports se bornaient à deux monologues parfois simultanés, se finissant très souvent, voire toujours, en conflits.

C’était bien sûr mon papa avec lequel je discutais, mais je devinais en arrière fond un aspect de l’homme qu’il m’avait rendu inaccessible. Claude, tout simplement.

Mon grand-père Manuel, son père, avait fait la « grande guerre ». Le Chemin Des Dames, les tranchées et Verdun. Né à Tlemcen, en Algérie, il avait été appelé sous les drapeaux d’un pays qu’il ne connaissait pas : ses parents venaient d’un village au sud de l’Espagne pour s’établir dans cette petite ville de l’Oranie pleine de promesses après avoir choisi la nationalité française.

J’ai très peu croisé le chemin de Manuel. J’en garde l’image d’un homme impressionnant, strict, sévère mais malicieux. À sa mort, d’un « ramollissement du cerveau » (on n’employait pas encore le mot d’« Alzheimer »), j’étais à peine âgé de 13 ans.

Il avait épousé une jeune femme, Incarnation, d’origine espagnole comme lui et pareillement native de Tlemcen, avec laquelle il eut 7 enfants, 5 filles et 2 garçons, dont Claude était l’avant-dernier né en 1930 à Boghari (Algérie) baptisée « la porte du désert ».

Mais, tout cela je le connaissais déjà. Comme je savais que Claude vouvoyait, ainsi que ses frères et sœurs, ses parents. Par respect, m’avait-il dit. Je me suis longtemps interrogé sur la pratique du tutoiement à la maison.

Ce que j’ignorais et que me révéla donc mon père cette fameuse nuit, c’est que Manuel avait été capturé par les Allemands avant d’être envoyé, pas loin derrière la frontière, dans une ferme comme prisonnier de guerre à 24 ans. Il y resta jusqu’à la victoire des alliés.

À son retour à Tlemcen, il avoua à Incarnation, avoir fait un enfant en captivité avec une jeune allemande. Son épouse, en femme instruite des choses de la vie, lui pardonna et l’autorisa même à correspondre avec elle, à la condition que ces courriers lui soient accessibles.

L’échange épistolaire dura quelques mois puis cessa. Au décès de ma grand-mère, quelques années après son mari, les lettres qu’elle avait conservées, hélas sans les enveloppes où se trouvaient les adresses, furent récupérées par une de ses filles. Elles doivent être aujourd’hui, en possession d’un-e de mes cousin-e-s.

Un jour, je les lirai…

Gerhard ;

Mon frère et sa compagne m’hébergèrent deux ans avant que je ne trouve un travail puis un appartement en banlieue de Stuttgart. Mes parents, Dorothea et Ulrich, toujours vivants dans une confortable maison de retraite, ne cherchèrent pas à me rencontrer. Herbert m’avait avoué, un jour de visite tout au début de mon enfermement, qu’ils ne me considéraient plus comme leur fils. Je conservais, quand-même, le nom de mon père adoptif.

Dans les années 30, l’homosexualité était chose taboue. Celles ou ceux qui en étaient « atteint-e-s » souffraient, au mieux d’une maladie, au pire d’une dépravation criminelle. Malgré tout, une certaine indulgence prévalait.

Dès le 24 février 1920, lors de sa première réunion publique, Adolf Hitler exposa son programme en 25 points à la brasserie Hofbräuhaus de Munich à l’issue de laquelle le Parti Ouvrier Allemand (DAP) adopta le nom de Parti National-Socialiste des Travailleurs Allemands (NSDAP). Le « nazisme » était né.

Lorsque celui-ci arriva au pouvoir au début de l’année 1933, ce fut une autre histoire : entre autres, les homosexuel-le-s furent alors sévèrement persécuté-e-s.

Je pris conscience de ma sexualité en 1924, à 16 ans, attiré physiquement par un de mes camarades qui, hélas, ne regardait que des représentantes de l’autre sexe. Depuis, dans mes fantasmes puis à l’occasion de rencontres, je ne convoitais que de jeunes hommes.

À l’été 1937, je fus arrêté sur dénonciation et interné à l’hôpital psychiatrique de Karlsruhe.

Les années qui suivirent restent vagues dans mon souvenir. Je me rappelle d’un jour incertain où un bel homme en uniforme, un écusson étoilé rayé de bandes horizontales rouges et blanches cousu à la poitrine, s’adressa à moi dans une langue que je ne connaissais pas.

Peut-être était-ce un rêve ? Il me semble avoir été transporté ailleurs, sous une grande tente, avec d’autres gens vêtus comme moi de haillons sales. Je garde en moi la sensation d’une eau chaude sur mon corps ainsi qu’un doux parfum de lavande.

D’autres brefs instants émergent de mon esprit comme autant de petits poissons insaisissables apparaissant un temps au-dessus de la crête des vagues avant de replonger vers les profondeurs :

Quelques anniversaires fêtés dans la salle du réfectoire de l’hôpital les 3 mai jusqu’à la veille de ma sortie. Des visites d’Herbert accompagné parfois d’Helene. D’insupportables douleurs. De cris. D’odeurs nauséabondes. J’ai oublié le reste. Heureusement.

De temps à autres, je m’oublie aussi. Il me faut faire un effort terrible de concentration pour prononcer mon nom. Serait-ce Kessler ? Un patronyme à consonance espagnole me revient souvent. Ce n’est jamais le même. Sprengen. Je suis Gerhard Sprengen. J’habite à Ettlingen, Luisenstrasse, près de la piscine Albgaubad Hallenbad et je travaille dans une grande usine dont le nom m’échappe.

Je vais chez le docteur Hölderlin une fois par mois. Comme son cabinet de consultation est loin, mon frère vient me chercher chez moi, 7 Luisenstrasse. Je lui fais un café. Je sais comment le préparer.

Depuis ma dernière visite, le docteur voudrait que j’aille le voir toutes les deux semaines.

J’ai peur de l’hôpital.

Adrien ;

J’ai enfin eu le courage de lire la correspondance entre Manuel et Dorothea. Ce fut comme une intrusion indiscrète complètement déplacée dans une histoire qui n’était pas la mienne.

Cela faisait près de 15 mois qu’une de mes cousines m’en avait envoyé des copies lorsqu’un soir de cafard, alors que mon épouse se trouvait hospitalisée et que mes fils me tenaient compagnie, j’ouvris la chemise cartonnée où je les avais rangées. L’entière correspondance était constituée de 6 feuilles de formats différents classées chronologiquement et dont seule la dernière, envoyée par Dorothea, était écrite recto-verso. Trois pages de chacun des partenaires.

Le tracé des mots était relativement ressemblant dans sa maladresse, dans un français assez phonétique de la part de mon grand-père et très scolaire du côté de la jeune femme. Je lus pourtant facilement tout le courrier à haute voix devant mes enfants attentifs.

Il n’y avait rien d’intime dans ces échanges qui racontaient le quotidien ordinaire de deux êtres qui n’auraient pas dû se rencontrer. Rien que le cours de deux vies repris après l’arrêt accidentel à un port inattendu. Mes fils et moi y avons pourtant ressenti beaucoup de tendresse, comme les ricochets survivants d’un amour partagé engendré par une impérieuse et évidente nécessité.

Nous avions, tous les trois serrés sur le canapé du salon, longuement discuté de ce curieux pied de nez heureux de l’histoire. Et, quand nous avons rejoint nos chambres respectives au petit matin, ce fut avec la ferme intention de rechercher cette demi-famille.

Finalement, je n’ai jamais entrepris ces recherches. Après en avoir parlé tous les quatre en famille, nous avons décidé qu’il était des histoires qu’il valait mieux laisser dans leur écrin d’incomplétude.

Je ne saurai jamais rien de ma presque famille d’outre-Rhin.

L’évangile selon saint Lascaux

En ce temps-là, l’Homme n’existait pas encore. Un vieux barbu, cacochyme et bricoleur, s’amusait avec des éprouvettes, divers produits et tout un tas de choses personnelles dans sa cabane au fond d’une caverne éclairée par un système complexe de son invention.

Ce vieux barbu, dont l’Histoire n’a pas retenu le nom, ne quittait jamais son antre car il savait qu’à l’extérieur il n’y avait rien ni personne. Et cette certitude l’attristait. C’est pourquoi il s’affairait sans cesse en sa demeure jusqu’à ce que la fatigue le saisisse et l’oblige au repos. Puis, inlassablement, il se remettait à la tâche.

De ses doigts agiles, mus par un cerveau bouillonnant, il avait conçu plusieurs objets dans lesquels même son imagination, pourtant fertile, échouait à déceler une quelconque utilité. Parce qu’il en avait inventé des choses ! Des grandes, des petites, des dures, des molles, de toutes les formes, avec le moindre objet trouvé autour de lui. La grotte était vaste et profonde et son courage était grand.

Bien sûr, il avait eu de la chance. Comme cette nuit où des bruits effrayants avaient, pour la première fois, résonné au dehors et que de fugaces lumières, nombreuses mais fortuites, s’étaient frayées un passage dans son abri avant de s’en retourner d’où elles venaient.

A un moment, alors qu’il s’était jeté à terre tout recroquevillé dès le début du vacarme en abandonnant ce qu’il faisait, il regarda vers l’ouverture de son logis, sa curiosité reprenant le dessus sur sa peur, en attendant que sa vue se fut habituée à la succession d’illuminations et d’obscurité (son système d’éclairage avait dû tomber en panne).

Il ne tarda pas à remarquer qu’à chaque détonation suivait ce qu’il appela « un flash de lumière ». Ce qui le laissa perplexe : sa solitude relevant d’une vérité indiscutable, qui pouvait bien troubler de la sorte sa quiétude ? Pourquoi ? Et comment ?

Un évènement déconcertant interrompit ses interrogations : Le jeune arbre, qui avait poussé dieu sait comment près de l’endroit ouvert sur son foyer, était devenu lumineux de façon continuelle ! Repoussant ses craintes face à ce bouleversement, il s’était lentement, et avec précaution, approché. Il s’était alors aperçu que l’arbuste dégageait de la chaleur. C’est ainsi qu’il découvrit le feu. Peu de temps après, il imagina un moyen pour le conserver avant, enfin, de concevoir la manière de le reproduire à volonté. Oui, il avait eu de la chance.

Une autre fois, en mélangeant divers éléments, il examina de près la chose créée et se rendit compte que celle-ci tâchait définitivement ses mains. Même sous l’eau chaude (une part d’oxygène pour deux d’hydrogène : facile à faire. Ensuite, chauffer à feu doux), cela ne s’enlevait pas. De rage, il frotta ses paumes et ses doigts sur une paroi de la grotte. Non seulement sa peau restait sale, mais la pierre était souillée ! Une idée lui vint…

Il nota soigneusement sur le sol sableux la composition de ladite chose et utilisa celle qu’il avait déjà fabriquée pour tracer autour de lui des compagnons imaginaires destinés à le distraire de son ennui. Cette nuit-là, il s’endormit fort tard au pied de la paroi sur laquelle, figés jusqu’à l’instant où il inventerait la lessive murale, trônaient les brouillons fantasmés de ses futures réalisations.

Hélas pour l’avenir de ce coin d’univers, la lessive murale n’apparut que beaucoup plus tard après qu’un usurpateur, venu d’on ne sait où et poussant le vice jusqu’à se laisser pousser la barbe par contrefaçon, arriva aux abords de la caverne et y entra. Un combat sans merci s’ensuivit qui se conclut par la victoire de l’imposteur.

Celui-ci, grâce aux nombreux travaux de son adversaire défunt qu’il détourna à son profit sans vergogne et s’inspirant honteusement de ses dessins, créa ce qu’il restait à créer. Y compris sa propre légende…

Quant aux compagnons fantasmés du vieux barbu, ils prirent la forme qu’on leur connaît aujourd’hui, assez fidèle aux dessins esquissés.

Par contre, saura-t-on jamais si leur esprit est conforme aux rêves de leur dessinateur dont le nom n’a pas traversé les âges ?

Fond De Poche

Dans ma poche il y a le reflet de ton premier regard. Celui qui fracassa mon insouciance en pleine jeunesse.

Dans ce reflet, j’ai lu notre avenir en traces de pas sur les sables de châteaux en Espagne. Longeant, côte à côte, le rivage de ce lac d’Auvergne où je m’étais échoué, nous avons commencé notre voyage.

Nous nous sommes tant et tant aimés que les alentours s’effaçaient à notre passage. Nous nous aimions sur le fil du vent, les ailes de la tempête et le calme des criques.

Nous nous aimions trop qu’à bout de souffle il a fallu que je t’efface aussi. Alors, lorsque le soleil a explosé dans ma tête, j’ai tiré entre tes deux yeux clairs. Tu es tombée, happée par un souvenir fragile qui ne respirait plus et l’air que tu exhalas a brulé mes poumons. Depuis, je suis en apnée.

Je me suis penché vers toi et ai découpé doucement, très lentement, ton regard. Je l’ai glissé dans ma poche que j’ai cousue au fil du temps assassin.

Lorsque les étoiles ont étendu leurs voiles sur nous, je m’en suis allé sur la route effondrée. Du fond de mon âme, le reflet de tes yeux illuminait la nuit.

Je m’en irait vers le jour un peu plus tard.

Regard réflexif

… Et puis, il n’était pas à la hauteur de mes attentes ni de mes ambitions. Gros, mal fagoté, mal rasé, négligé, planté devant moi en pantalon de pyjama et tee-shirt délavés couvrant mal son ventre rebondi, il me rebutait. C’était vraiment ce que je ressentais.

Les yeux vaguement posé sur son nez, j’arrêtais de le détailler et, cessant d’accommoder, j’embrassais une vision plus large du bonhomme. Il se laissait clairement aller.

Après un soupir, je lui redis que je tenais à lui et qu’il fallait qu’on reprenne nos vies en main. Ensemble.

D’abord, on s’inscrirait dans la nouvelle salle de sport de l’avenue Ernest Tain. À raison d’une heure par semaine au début, on retrouverait vite la forme. On arrêterait de fumer et de boire. Il faudra aussi faire le tri de nos ami-e-s : terminées les sorties en boîte jusqu’au petit matin.

Et puis, on reprendrait l’habitude d’aller passer nos dimanches matins à la piscine au lieu des très grasses matinées. On va ressortir les livres de cuisine de la série « mangez sainement, mangez bien » entassés quelque part au fond d’un placard, et s’il le faut, je nous commanderai ces repas tout préparés dont on voit la pub à la télé et qui font perdre du poids.

Je sentais bien que, petit à petit, je me grisais de mes propres mots. En face de moi, et à condition de conserver la même vision globale un peu floue, l’homme avachi se redressait, mincissait, il s’habillait d’un bel ensemble jean/sweet-shirt qui lui allait bien, ses cheveux avaient également poussé et ses joues, glabres, sentaient un subtil et délicat parfum d’après-rasage.

C’était un rêve dont je n’aurais jamais voulu me réveiller.

Je lui dis des mots dont je ne savais que la musicale douceur des sentiers de printemps. Sous nos pas bruissaient la tendresse moelleuse des feuilles en tapis de septembre. Les soleils de juillet découpaient nos bouches pour contenir les chagrins nuageux.

On ne rêvait pas ! On ne rêvait pas ! Face à face dans cette pièce maintenant plus sombre on se regardait danser au jour finissant.

Lorsque je lui ai dit « je t’aime », mon reflet dans la glace s’est enfui en courant. Depuis, je ne ressemble à rien : je me suis perdu de vie.


Texte publié par DenisJaje, 19 septembre 2024 à 20h39
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