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Percy Taylor - second violon du Titanic
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Ce n’était probablement plus qu’une question d’heures. De minutes même peut-être. C’était donc ici qu’il allait mourir, loin de chez lui, quelque part au beau milieu de l’Atlantique. Sans doute l’endroit n’était pas pire qu’un autre, mais c’était tout de même un peu tôt.

Tout avait pourtant si bien commencé ! Cette offre de contrat qui lui tombait du ciel juste au moment où il avait besoin de prendre le large. Ce paquebot immense, magnifique ; sa cabine tout confort ; le menu à vingt lignes de la salle à manger et le succulent gigot de mouton qu’on lui avait servi le premier soir... Bref tout était parfait ! Il aurait dû se méfier. Toute cette bonne fortune d’un coup c’était bien trop beau pour durer ; il y aurait forcément un prix à payer. Et voilà que la note se présentait maintenant à lui, implacable.

A bien y réfléchir il avait déjà reçu un premier avertissement la veille au soir. Discret. Durant le dernier concert de la soirée il avait soudainement ressenti une vive douleur à la tête, comme si quelqu’un tentait de lui enfoncer dans le crâne une grosse aiguille à tricoter. Ce fut bref mais suffisamment douloureux pour lui faire manquer plusieurs mesures. Par chance les convives de la salle à manger de première classe étaient trop occupés à defaire leur homard pour s’en apercevoir mais Wallace, le chef d’orchestre, le lui avait durement reproché. Percy lui avait assuré que cela ne se reproduirait plus. Il avait sans doute souffert d’une sorte de vertige océanique – il s’agissait après tout de sa première traversée – mais une bonne nuit de sommeil le remettrait d’aplomb.

Hélas la nuit n’avait pas été clémente. Il avait fait plusieurs cauchemars dans lesquels il s’était retrouvé aux prises avec un même poulpe aux dimensions cyclopéennes doté de centaines de tentacules et d’un œil unique qui lançait des rayons fulgurants. Le monstre finissait invariablement par emporter Percy au fond de l’océan et le serrait de toutes ses tentacules pour l’empêcher de s’échapper. Le dernier de ces songes terrifiants l’avait réveillé au petit matin, hagard et tremblant. Il avait mis quelques secondes à réaliser où il se trouvait. La cabine, le paquebot, l’Atlantique, la liberté… Tout allait bien. Il était en sécurité. Et, bientôt, l’Amérique !

Ainsi tranquillisé il décida de sortir sur le pont pour aller voir le soleil se lever sur l’océan. Il l’avait déjà fait la veille et le spectacle, grandiose, l’avait émerveillé. Mais lorsqu’il tenta de se lever il fut pris d’un violent vertige. Puis ses maux de tête de la veille le reprirent, plus terribles encore. Il avait cette fois l’impression que toutes les tricoteuses des Îles d’Aran s’étaient réunies dans son crâne pour lui tortiller, torsader, jerseyifier les fibres nerveuses ! Il parvint malgré tout à se lever et à marcher jusqu’au lavabo. Il voulut se servir un verre d’eau mais versa presque tout à côté. C’est ainsi qu’il réalisa qu’il n’y voyait presque plus de l’œil droit. Pris de panique il laissa échapper le verre d’eau qui tomba au sol et se brisa en mille morceaux qu’il ne songea même pas à ramasser. Il parcourut en zigzaguant les quelques mètres qui le séparaient de son lit et se rallongea. Il prit une grande respiration pour tenter de se calmer puis ferma et rouvrit à plusieurs reprises son œil défaillant dans l’espoir d’une guérison spontanée, en vain. Il était donc toujours borgne et son crâne s’était transformé en véritable chambre des tortures. Chaque neurone de son cerveau était au supplice et malgré tout, pour son grand malheur, il demeurait tout à fait lucide. Il était donc tout à fait conscient de ce qui était en train de lui arriver : congestion cérébrale, vraisemblablement foudroyante. Il se trouvait que ce même mal avait emporté l’un de ses oncles quelques années plus tôt. Mêmes symptômes et, sans doute, même issue fatale. L’oncle Arthur était tombé raide mort dans la porcherie. Apparemment le bienheureux n’avait rien vu venir et était tranquillement en train de servir le grain aux cochons au moment de s’effondrer. Percy se dit que lui aussi aurait préféré ne rien savoir. Être expédié ad patres sans sommation. Mais voilà, il savait ! Que faire alors ? Rester dans son lit à attendre la mort ? Se jeter dans l’Atlantique ? Rédiger son testament ? Un faible rayon de soleil du matin perça soudain par le hublot et apaisa un peu son désarroi. Peut-être restait-il une lueur d’espoir. Peut-être le mal pouvait-il encore être pris de court. Un remède miracle, un sérum salvateur. Qui sait ? La médecine était capable de tant de chose de nos jours ! Percy décida donc d’aller consulter au plus vite le docteur de bord.

C’est au prix d’efforts immenses qu’il parvint à gagner la cabine du praticien. Celui-ci l’avait accueilli plutôt fraîchement – mais il est vrai qu’il était encore fort tôt – puis l’avait écouté lui décrire ses symptômes avec une circonspection manifeste. Il l’avait ensuite sommairement ausculté avant de le renvoyer dans sa cabine avec deux pastilles de potassium et un diagnostic inconsistant :

« Ce sont les nerfs Monsieur Taylor. Tranquillisez-vous, pensez à autre chose. La traversée s’annonce des plus tranquilles alors profitez de la vue, écoutez l’océan, et je vous assure que vos soucis disparaitront d’eux-mêmes ! »

Hélas ni les pastilles ni les clapotis de l’Atlantique n’avaient amélioré son état. Porté par une énergie qui ne pouvait être que celle du désespoir Percy parvint tout de même à assurer le concert de l’après-midi ainsi que le premier concert du soir. D’ailleurs jouer lui offrait un certain répit. Par un phénomène étrange lorsqu’il tenait son archer en main ses douleurs se faisaient moins vives, disparaissaient presque. Mais dès qu’il le reposait elles le torturaient de plus belle. Les coups d’aiguille de la matinée avaient peu à peu laissé la place à de terribles coups de tonnerre. Dans sa tête tous les gongs de Chine tonnaient désormais une assourdissante marche funèbre…

Aussi lorsque Wallace annonça une pause de deux heures avant le dernier concert du soir Percy prit la décision de retourner consulter le docteur O'Loughlin. A vrai dire il ne pensait pas tirer grande chose de plus du vieux médicastre, mais au moins il aurait essayé.

Malheureusement dans la cabine du docteur il ne trouva cette fois que son épouse, une grande autrichienne coiffée d’un maigre chignon roux carotte qui l’informa que son mari était absent.

« Dézolée Monzieur Taylor, mein mari est parti faire ses fizites. Mais il fous a déchà examiné ze matin et fous a dit que ze n’était rien de grave. Fous pouvez lui faire confianze vous savez, z’est un exzellent médezin ! Fous avez bien pris vos paztilles de potazium ? »

Percy acquiesça.

« Oui mais les choses ont encore empiré et je pense que mon état est bien plus sérieux qu’il l’avait pensé ce matin… Savez-vous dans combien de temps il sera de retour ? »

L’autrichienne secoua négativement son chignon.

« Il fient de partir alors tout dépend du nombre de malades qu’il doit foir. Mais il ne zera probablement pas de retour avant pluzieurs zeures… »

Ne sachant comment réagir Percy resta sottement planté sur place. La femme du docteur, agacée par son indécision, leva furtivement les yeux au plafond. Ce petit geste pourtant anodin déstabilisa profondément Percy. Car l’espace d’un instant il crut voir le visage de Clara s’imprimer sur celui de l’austère autrichienne. Ce même mouvement, ce petit roulement d’yeux excédé, Clara l’avait eu si souvent ces derniers temps ! Il se souvenait d’ailleurs parfaitement de la première fois où il l’avait vue faire. Il crachait du sang depuis deux jours et craignait légitimement que ces saignements soient les premiers signes d’une tumeur maligne. A la gorge, aux poumons, à l’estomac, sur ce point il était indécis. Clara avait à peine jeté un regard au mouchoir tâché de sang qu’il lui avait tendu afin de soutenir son diagnostic puis avait donc levé les yeux au ciel pour lui faire comprendre que tout ça n’était plus son affaire. Était-ce à ce moment-là qu’il avait compris que tout était fini ? Ou, plus exactement, qu’il avait cessé de se leurrer. Car ce mariage n’avait aucune chance de fonctionner, il l’avait toujours su. Et lui seul en portait la faute, il le savait également. Mais plus les mois passaient et moins il se sentait le courage d’affronter cette dure réalité. Alors il avait choisi la fuite. Il n’avait pas hésité une seconde lorsqu’il avait reçu cette offre providentielle de contrat transatlantique. Il avait signé le papier sans même le lire ! Et quelques semaines plus tard, à peine remis d’une éprouvante grippe qui, contrairement à ce qu’il redoutait, n’avait pas dégénéré en pneumonie, il embarquait sur le Titanic.

La femme du docteur plaça devant elle une pile de documents et commença à les tamponner un par un avec affectation. Elle semblait résolue à faire abstraction de la présence de Percy, qui se décida enfin à quitter la cabine. Mais que faire désormais ? Il ne pouvait certainement pas se permettre d’attendre le retour du docteur. Il n’avait probablement plus autant de temps devant lui. Mais après tout – pensa-t-il soudain - s’il venait de commencer ses visites le docteur ne pouvait pas encore être parti bien loin. Qu’à cela ne tienne il partirait donc à sa recherche ! Il existait sûrement de meilleures façons d’occuper ses derniers instants mais sur le moment aucune autre ne lui était venue à l’esprit…

Suivant son intuition Percy décida de partir en direction du pont supérieur. Il le traversa d’un pas chancelant, cherchant du regard la longue silhouette voutée du docteur, mais ne croisa que quelques couples en tenues de gala. Il les arrêta afin de leur demander s’ils n’avaient pas, par le plus grand des hasards, croisé le docteur mais la plupart semblaient même ignorer qu’un médecin se trouvait à bord. Et aucun d’eux ne se soucia de savoir pour quelle raison Percy avait un besoin si urgent de le consulter. Les bien-portants ont toujours mieux à faire que de s’intéresser aux malades, pensa-t-il amer ! Ceux de première classe ont en outre des réservations au restaurant qu’il ne s’agirait pas de manquer...

C’est finalement une jeune enfant qui se promenait avec sa gouvernante française qui lui fournit sa première piste.

« Mais si Miss Eugénie ! Le docteur un peu bossu avec sa grosse mallette, nous l’avons vu passer tout à l’heure ! Il allait par là… »

Percy suivit la direction indiquée par l’innocente petite main et se trouva bientôt devant l’entrée du salon-fumoir. Devait-il entrer ? Il avait suffisamment fréquenté la profession médicale pour savoir que les médecins étaient amateurs de cigares. Le docteur pourrait donc fort bien s’être accordé une petite pause. C’est alors avec quelque espoir de l’y trouver que Percy ouvrit la porte du fumoir, mais son optimisme se dissipa immédiatement dans l’épais nuage de fumée qui lui fondit sur le visage et lui provoqua une violente nausée. Il avait en effet cessé de fumer quelques années plus tôt à la suite d’une probable – bien que médicalement contestée – attaque de phtisie et supportait très difficilement l’odeur du tabac depuis. Il s’effondra dans un large fauteuil club qui, par chance, se trouvait tout à côté de lui. Perdit-il connaissance ? Il n’aurait pu l’affirmer. Quoiqu’il en soit lorsqu’il rouvrit les yeux la première chose qu’il vit fut le gros visage rond de Sir Wilcox - un baron écossais féru de musique baroque qui leur avait accordé pour leur prestation de la veille un très généreux pourboire - penché au-dessus de lui.

« Tout va bien Mister Taylor ? »

Sentait le sang lui revenir un peu Percy s’efforça de se redresser dans son fauteuil.

« Oui, oui, je vous remercie Sir Wilcox. Un petit étourdissement, ce n’est rien... Mais je suis en effet souffrant et je suis à la recherche du docteur de bord, le docteur O'Loughlin. Sauriez-vous par chance où celui-ci se trouve ? »

Le baron afficha une moue dubitative puis frappa bruyamment du poing sur le bois du fauteuil afin d’attirer l’attention des autres fumeurs.

« Gentlemen, l’un d’entre vous saurait-il où se trouve le docteur de bord ? Mister Taylor ici présent – Percy, embarrassé de se retrouver ainsi nommé de façon si sonnante, se tassa à nouveau dans son fauteuil – l’un des instrumentistes de notre merveilleux orchestre, rencontre un ennui de santé et souhaiterait le consulter au plus vite. »

Un murmure indistinct fit doucement danser la fumée autour des tables puis un homme se trouvant au fond de la pièce se leva finalement. Il était si grand que sa tête touchait presque le plafond. Il s’inclina légèrement dans leur direction.

« Et bien je peux en tous cas vous dire que sa visite est attendue prochainement dans la cabine voisine de la mienne, celle de Lady Waxton. La malheureuse souffre d’une terrible crise goutte. Avec un peu de chance vous l’y trouverez peut-être. D’ailleurs ce n’est pas très loin… »

Le baron Wilcox frappa joyeusement des mains puis enfila sa redingote.

« Hé bien mon ami allons-y ! Ne perdons pas de temps ! »

Percy eut un moment d’hésitation. Il n’avait envisagé sa quête autrement que solitaire et la proposition d’escorte du baron le mettait dans l’embarras. Il chercha un moyen de la décliner sans le froisser mais il n’en trouva pas d’assez rapide et c’est donc à deux qu’ils se présentèrent quelques minutes plus tard à la porte de la cabine de la Lady goutteuse.

Comme Percy se l’était figuré il s’agissait d’une dame âgée et replète ornée de plusieurs rangées de perles. Elle était assise dans une large chaise roulante en osier et son pied gauche – son pied malade sans doute – était plongé dans une bassine dont le contenu dégageait une épouvantable odeur soufrée. Elle semblait malgré tout encore assez vigoureuse et, à en juger au sourire avec lequel elle les avait accueillis, leur visite lui offrait une distraction bienvenue.

« Effectivement Messieurs j’attends la visite du docteur car comme vous le voyez ma goutte me cause misère depuis hier ! »

Elle sortit de la bassine un pied aussi gros qu’un rôti de Noël.

« Mais malheureusement j’ignore tout comme vous où il se trouve. Je l’ai fait appeler il y a près d’une heure et je crains qu’il m’ait oubliée… Mais puisque justement vous le cherchez vous aussi, verriez-vous un inconvénient à ce que je vous accompagne ? »

Percy voyait évidemment plus d’un inconvénient à intégrer encore un nouveau membre – estropié de surcroit – à son expédition. Mais une fois de plus il fut pris de court par le baron Wilcox qui courut s’emparer des poignées de la chaise roulante de la vieille Lady.

« Mais certainement pas chère Madame ! Nous en serions même honorés ! Permettez que je vous aide avec votre fauteuil... »

Ils étaient donc désormais trois. Ils partirent vers l’avant du bâtiment et se retrouvèrent bientôt devant l’entrée du Café parisien. Ils entrèrent mais l’endroit, pourtant charmant, était presque désert. Seule une table était occupée par quelques messieurs bien mis qui aspiraient bruyamment leur bouillabaisse. Sir Wilcox s’approcha d’eux sans craindre de les déranger. L’aisance du baron laissait Percy absolument admiratif.

« Un petit verre Mister Taylor ? C’est du brandy, c’est très bon pour les maux de tête. »

Alors que le baron Wilcox parlementait toujours avec les gentlemen dineurs Lady Waxton venait d’apparaître à côté de Percy et lui tendait un verre généreusement rempli qu’elle s’était procuré Dieu sait où. Percy refusa poliment. Il avait malheureusement le foie fragile. La vieille dame contempla le verre avec une petite moue de déception puis l’avala cul sec. Percy la regarda reposer le verre avec les yeux écarquillés et c’est à ce moment-là que le baron revint accompagné d’un homme de belle prestance. Isidor Appleton – c’était son nom – leur répéta ce qu’il venait de révéler à Sir Wilcox, à savoir que le docteur O'Loughlin se trouvait moins de trente minutes plus tôt dans sa cabine afin de soigner la mauvaise grippe de son plus jeune fils.

« Au moment de nous quitter il nous a déclaré qu’il avait une autre visite à effectuer sur le pont A, dans une cabine proche de la nôtre. Peut-être avez-vous encore une chance de… »

Laissant sa phrase en suspens il mit la main dans l’une des poches de son costume et, d’un air d’abord songeur puis satisfait, fit tinter les pièces de monnaie qui s’y trouvaient.

« Mais permettez que je vous accompagne. Nous étions si inquiets pour notre Robbie que j’en ai oublié de dédommager le docteur pour son dérangement ! J’aimerais le trouver au plus vite afin remédier à ce malheureux faux-pas ! »

Ils étaient donc désormais quatre. Mister Appelton – puissant magnat du cuivre et première fortune de la Côte Est – avait pris le relai du baron et poussait le véhicule de Lady Waxton avec un entrain tout américain. Était-ce l’effet de cette énergie venue du nouveau monde ou celui du brandy, sa passagère connut en tous cas un vif regain de vitalité et entreprit de conter à ses compagnons quelques-unes des trépidantes aventures qu’elle avait vécues au cours de ses années africaines (son défunt mari avait longtemps servi dans les colonies). Elle décrivait avec tant de vie les mortelles attaques des crocodiles, les cuisantes morsures des serpents cobras ou le souffle brûlant de la savane que leur exploration prit un instant des allures de safari sauvage. Le gibier, malheureusement, s’obstinait à leur échapper.

C’est ainsi sans succès qu’ils parcoururent la presque totalité des installations de première classe et la fatigue commençait à se faire sentir. Même Mister Appleton commençait à marquer le pas et Lady Waxton suggéra qu’ils fassent une petite pause afin de reprendre des forces. Ils s’installèrent à côté de l’une des monumentales cheminées du bateau qui, mystérieusement, ne dégageait aucune fumée. La mer était calme, le ciel plein d’étoiles. Tout était tranquille. Percy ferma les yeux pour savourer ce moment de quiétude. D’ailleurs il avait l’impression de se sentir un peu mieux. Il repensa à ce que lui avait dit le docteur. « Ecoutez l’océan Mister Taylor ». Il tâcha de se concentrer sur le bruit de vagues. Et ma foi c’était effectivement relaxant. clap-clap. clap-clap. Mais alors que Percy se laissait doucement bercer le petit roulement régulier de l’océan s’était subitement transformé en un terrible grondement. BRRRRRRRRR. Au même moment il se sentit aspiré par un puissant tourbillon qui l’entraîna au fond des eaux. Il s’y retrouva nez à nez avec le terrifiant poulpe de ses cauchemars. Pour lui échapper il s’agita tant qu’il put mais le monstre attrapa son crâne de toutes ses tentacules. Il était encore une fois prisonnier. Il voulut pousser un cri mais ne parvint à expulser qu’une ridicule petite bulle d’air qu’il regarda remonter doucement vers la surface. gloup. gloup. gloup.

Lorsqu’il reprit conscience il était allongé sur un banc et Lady Waxton était en train de lui prodiguer un énergique massage crânien.

« Refermez les yeux Mister Taylor, détendez-vous. » lui murmura-t-elle. « Vous avez brièvement perdu connaissance mais tout va bien maintenant, ne vous inquiétez pas. Je suis en train de vous administrer une petite friction thérapeutique que m’a enseignée une féticheuse rhodésienne. Vous allez voir, c’est diablement efficace ! »

Percy s’abandonna tout entier aux mains de sa thérapeute. Et le fait est que son massage, qu’elle agrémentait de temps à autre de curieux sons gutturaux, était revigorant. Il sentait peu à peu le sang lui revenir dans les veines et l’électricité lui regagner le cœur. Soudain, alors qu’il avait toujours les yeux fermés, une voix nouvelle se fit entendre tout à côté de lui.

« Bonsoir. Ce monsieur est-il souffrant ? Puis-je faire quelque chose pour vous aider ? »

La voix était calme et légère, comme les premiers souffles d’une brise matinale. Elle lui faisait penser à celle de… mais non, il s’était promis de ne pas y penser.

« Merci, vous êtes bien aimable chère Monsieur ! » répondit la voix de Sir Wilcox. « Notre ami est en train de reprendre ses esprits grâce aux bons soins de Lady Waxton mais nous sommes effectivement à la recherche du médecin de bord, peut-être l’avez-vous… »

« Ha, le docteur O'Loughlin ! » l’interrompit l’inconnu de façon peu élégante. « Je l’ai justement croisé il y a quelques minutes ! Il se dirigeait vers la passerelle qui mène en deuxième classe, là-bas. Il ne doit probablement pas être bien loin. »

Lorsque Percy rouvrit les yeux l’inconnu, déjà, s’était éloigné. Il regarda sa silhouette courte et lourde – totalement différente de celle qu’il lui avait imaginée – disparaître derrière une rangée de canots de sauvetage puis se redressa et annonça avec un enthousiasme un peu forcé qu’il était prêt à reprendre les recherches. La petite troupe se remit donc en chemin et emprunta la passerelle qui – du moins l’espéraient-ils – venait d’être foulée par le docteur. Elle les mena à un petit pont couvert qui de prime abord leur sembla totalement vide. Mais à peine y avaient-ils posé le pied qu’ils virent débouler en sens opposé un jeune couple en plein désarroi. L’homme déversa un torrent de mots affolés dans une langue étrangère qu’aucun d’eux ne comprenait tandis que la femme, qui tenait contre elle un nourrisson enveloppé dans une couverture, sanglotait éperdument. Sans cesser de pleurer elle démaillota l’enfant et ils découvrirent alors un petit corps inerte dont la peau avait une teinte bleuâtre des plus inquiétantes. Comprenant immédiatement de quoi il retournait Mister Appleton poussa un cri de panique puis, pour se calmer peut-être, fit tournoyer son chapeau dans les airs. Il blessa ainsi accidentellement le baron à l’œil et celui-ci eut alors l’étrange réflexe de saisir Percy par les épaules et se mit à le secouer violemment. Surpris, Percy perdit l’équilibre et s’abîma aux pieds des jeunes parents, lesquels furent alors saisis d’un rire nerveux qui déconcerta tout le monde.

Lady Waxton, qui se tenait toujours stoïque sur sa chaise, secoua doucement la tête en signe de désapprobation. Puis, calmement, elle se leva et arracha le nouveau-né des bras de sa mère. Elle se rassit, allongea le nourrisson sur ses genoux, posa deux doigts sur sa petite poitrine et les pressa énergiquement à plusieurs reprises. En un instant le grand tohu-bohu céda la place à un silence de mort. Tout le monde la regardait faire en retenant son souffle. Et lorsqu’au bout de quelques secondes le nourrisson retrouva enfin le sien et se mit à crier à pleins poumons ce fut comme si le jour reparaissait en pleine nuit. Le baron Wilcox et Mister Appleton applaudirent comme au champ de course alors que les jeunes parents tombèrent aux pieds de Lady Wilcox et commencèrent à lui baiser les mains avec dévotion. Percy ressentit quant à lui une étrange envie de faire tout cela à la fois mais se borna à féliciter Lady Waxton pour l’efficacité de son intervention.

« Ho mais ce n’est rien jeune-homme, je vous assure ! » fit-elle tout en essayant de dégager ses mains des ardeurs reconnaissantes du jeune couple. « Une petite technique toute simple que je tiens d’une accoucheuse camerounaise… »

Une fois que tout le monde eut à peu près retrouvé ses esprits Lady Waxton, qui de par son expérience coloniale maitrisait parfaitement le langage universel des gestes, parvint à convaincre les jeunes parents qu’il serait malgré tout plus prudent que leur petit Giovanni (car c’est ainsi qu’il s’appelait) soit examiné par un médecin. Et c’est ainsi que la famille Del Carlo se joignit à leur expédition.

Ils étaient donc désormais sept (ou disons six et demi). Lady Wilcox, dont le sens pratique supérieur avait été prouvé par les derniers évènements, prit naturellement la tête des opérations. Sous sa direction ils traversèrent l’immense salle à manger et interrogèrent plusieurs personnes au hasard. Nombre de ces dîneurs eurent à cœur de se montrer utiles mais leurs témoignages manquaient singulièrement de cohérence : affublé alternativement d’une blouse sombre ou blanche, d’un pardessus rouge, d’un chapeau melon ou d’un toupet blond le docteur avait été concomitamment été aperçu en train de traverser le pont promenade, de monter l’escalier menant à la bibliothèque, de le descendre, d’entrer dans la cabine d’une famille nombreuse, dans celle d’une séduisante jeune femme...

Ils quittèrent ainsi la salle à manger encore plus perplexes qu’ils y étaient entrés. Même Lady Waxton semblait perdue et se grattait anxieusement le front en fixant le lointain. Percy quant à lui songeait sérieusement à renoncer. A quoi bon au final ? Ce vaisseau était décidément gigantesque et le docteur pouvait être n’importe où ! D’ailleurs une part de lui commençait même à douter que le docteur O'Loughlin existât vraiment. Aurait-il pu l’avoir imaginé, comme ce monstrueux poulpe qui avait hanté ses songes ? Peut-être n’était-il qu’une chimère lui aussi ? Un mirage derrière lequel ils couraient en vain tel de pauvres voyageurs du désert. En outre il se sentait de mieux en mieux. Il avait presque entièrement recouvré la vue de l’œil qui lui faisait défaut et sa tête le faisait un peu moins souffrir. Il était peut-être temps de battre en retraite.

Mais alors que ce projet de défection commençait à prendre forme dans son esprit il remarqua sur le parquet du pont plusieurs curieuses tâches de couleur rouge vif. Il eut d’abord un doute mais après s’être baissé pour les examiner il eut la certitude qu’il s’agissait bien de traces de sang, probablement assez récentes. Elles se poursuivaient sur plusieurs mètres. C’était étrange. Et peut-être important. Il en informa ses compagnons qui considérèrent ces indices avec le plus grand intérêt. Car peu importe où les mèneraient ces empreintes ils étaient trop heureux de tenir enfin une nouvelle piste ! Ils étaient donc maintenant sept petits poucets à suivre ces petits cailloux d’hémoglobine. Les traces les menèrent devant une cabine dont une plaque en fer indiquait qu’il s’agissait de celle du barbier. Mister Appleton frappa un coup sec sur la porte pour s’annoncer puis, sans attendre qu’on lui réponde, l’ouvrit.

L’entrée de la cabine était étroite et ils durent pour la franchir former une file indienne dont Percy occupait la dernière position. Il venait à peine d’entrer quand il entendit un grand remue-ménage monter du fond de la pièce. Il grimpa sur un tabouret pour prendre un peu de hauteur et vit ses compagnons de début de file en train de s’affairer autour d’un homme – le barbier vraisemblablement – qui gisait au sol, inconscient. L’homme avait abondamment saigné et sa tête reposait dans une grande flaque de sang. Le baron s’accroupit à côté de lui, posa une oreille sur sa poitrine puis lui administra deux vifs soufflets. L’homme reprit connaissance et considéra avec étonnement la multitude de visages qui l’entouraient. « Vaurien ! Attrapez-le ! » lança-il avant de s’évanouir à nouveau.

On l’installa dans le grand fauteuil d’ordinaire réservé à ses clients et on lui servit un verre d’eau de vie qu’il but à petites gorgées tandis que Lady Waxton examinait sa blessure à la tête. Elle se révéla heureusement assez superficielle. A l’aide d’une serviette éponge elle confectionna un bandage de fortune qu’elle appliqua autour du crâne du blessé tandis que celui-ci leur racontait sa mésaventure. De son récit assez confus ils comprirent qu’il se nommait Howard Zane, qu’il avait exercé l’art du rasoir sur tous les océans et qu’une altercation venait de l’opposer à un jeune homme qui lui avait dérobé un bijou de valeur.

« Quand j’ai voulu le lui reprendre il m’a porté de pied un coup au ventre ! J’ai perdu l’équilibre, je me suis cogné la tête contre l’armoire puis… je ne sais plus vraiment. J’ai dû perdre connaissance. Mais avant ça je crois bien que j’ai réussi à lui planter mes ciseaux dans la cuisse alors il n’a pas pu courir bien loin. Fripouille ! Il va voir ce petit galapiat quand je vais l’attraper… »

Il tenta ensuite de se lever avec la probable et illusoire intention de se lancer à la poursuite du malfaiteur mais retomba lourdement dans son fauteuil. Lady Waxton insista alors pour qu’on l’installe à sa place dans sa chaise roulante, affirmant qu’elle se sentait tout à fait capable de marcher.

Ils étaient donc désormais huit. Le barbier, qui aurait préféré qu’ils partent en chasse de son voleur plutôt que du docteur, bougonnait au fond de sa chaise en tâtant nerveusement son bandage. Pour tenter d’adoucir son humeur Lady Waxton, qui traînait tant bien que mal son pied goutteux, avait entrepris de lui raconter comment certaines tribus d’Afrique de l’Ouest vénéraient les femmes à barbe au point de fabriquer avec leurs poils des potions aux vertus censément aphrodisiaques. Impassible, Mister Zane continuait à se toucher le crâne, les yeux tournés vers l’océan.

Percy observait la scène avec amusement. Il pensa qu’ils formaient un drôle d’équipage. A peine une heure plus tôt aucun d’entre eux ne se connaissait – ou si peu – et ils étaient maintenant liés par… par quoi au juste ? Une quête impossible ? Un pacte tacite ? Ces liens impalpables et mystérieux qui font les familles ? Il eut des remords d’avoir songé à les quitter un peu plus tôt mais il savait maintenant qu’il irait jusqu’au bout. Il ne s’agissait en vérité plus pour lui de trouver le docteur ni même de se rétablir. Il avait le sentiment confus qu’autre chose se jouait désormais. Qu’à la fin de ce chemin il trouverait quelque chose d’important. Une chose qu’il cherchait depuis longtemps peut-être, sans même savoir qu’elle existait…

Absorbé par ces pensées profondes il eut un sursaut lorsque Mister Appleton brandit soudain devant lui la couverture du petit Giancarlo. Elle avait été entièrement dépliée et contenait en son centre plusieurs montres et bijoux.

« Alors Mister Taylor, vous rêviez ? » fit en riant l’Américain. « Alors, possédez-vous des objets que vous souhaitez mettre en sécurité ? »

Percy lui adressa un regard interrogateur.

« Ha, vous rêviez donc ! » s’amusa à nouveau Mister Appleton. « Etant donné que nous allons poursuivre nos recherches en troisième classe Mister Zane a suggéré que nous dissimulions nos effets de valeur. Effectivement, nous ne savons pas quel genre de personnages nous pourrions rencontrer et il ne s’agirait pas de faire des envieux... »

Le barbier, pas peu fier d’avoir eu cet éclair de prévoyance, ponctuait les explications de Mister Appleton de vifs hochements de tête et Percy ne put s’empêcher de sourire. Il trouvait l’idée parfaitement ridicule mais garda son impression pour lui et se contenta de déclarer qu’il ne possédait rien dont il craignait d’être dépossédé. Le barbier haussa les épaules d’un air contrarié puis la couverture fut soigneusement repliée et dissimulée sous le coussin de sa chaise roulante. La troupe ainsi rassurée poursuivit son périple en classe inférieure.

Les choses n’y étaient en vérité pas très différentes. Lady Waxton, qui progressait avec la prudente assurance d’un conquistador espagnol, ne cessait d’ailleurs de s’étonner de la propreté des sols et de la sobre élégance des personnes qui croisaient leur chemin. Ils tentèrent d’en approcher quelques-unes dans l’intention de récolter d’éventuels indices mais se heurtèrent à chaque fois à une insurmontable barrière de la langue. De quels coins du monde pouvaient bien venir tous ces gens ? Pas du leur en tous cas, et cela était bien fâcheux.

Ils entrèrent dans la cafétéria en espérant y rencontrer davantage de succès. Malgré l’heure avancée elle était encore bondée, ce qui était de bon augure. Il y régnait par ailleurs une délicieuse odeur de jambon cuit et de patates rôties et Percy se rendit soudain compte qu’il avait faim. Tout étonné de ce retour d’appétit il commença à lorgner avec envie le contenu des assiettes des dîneurs et réalisa alors que la plupart d’entre eux avaient cessé de manger pour les observer. Et les malheureux peinaient visiblement à savoir sur quelle curiosité arrêter leur attention : la luxueuse tenue de Lady Waxton ou son pied d’éléphant ; l’œil au beurre noir du baron Wilcox ; les hurlements incessants du petit Giancarlo ou les grimaces que lui faisaient ses parents pour tenter de le calmer… Mais c’est la personne du barbier – dont le turban de fortune s’était abondamment tâché de sang – qui attirait particulièrement l’attention. Fort contrarié qu’on l’observe ainsi Mister Zane jetait autour de lui des regards méfiants tout serrant les mains autour de la précieuse cargaison qui se trouvait dissimulée sous ses fesses. Une femme qui se trouvait près de l’entrée, petite dame brune à la poitrine opulente, laissa bruyamment tomber sa cuillère dans son assiette et se précipita vers lui.

« Madre mia ! » s’exclama-t-elle en pointant du doigt son bandage rougi.

Les Del Duca, comprenant qu’il s’agissait de l’une de leurs compatriotes, s’approchèrent aussitôt et échangèrent avec elle quelques mots dont l’un, prononcé à plusieurs reprises, retint l’attention de leurs camarades.

« Dottore ? » répéta Lady Waxton avec un accent impeccable.

Les Del Duca et leur compatriote acquiescèrent.

« Si, si ! Dottore ! Andiamo ! » répéta à nouveau l’Italienne au vaste buste puis elle leur fit signe de se ranger derrière elle. Ils s’exécutèrent docilement et elle les mena jusqu’à une cabine toute proche dont elle leur désigna la porte d’un air satisfait : « Dottore ! »

Percy fut alors saisi d’une inexplicable angoisse. Une apparition du docteur signerait logiquement la fin de leur aventure et cette perspective le plongeait dans une grande inquiétude. Car il sentait au fond de lui que leur quête – de quelque nature qu’elle fût désormais – n’était pas encore achevée. La sienne tout au moins. C’était encore trop tôt.

Aussi ressentit-il un grand soulagement lorsque la personne qui ouvrit la porte – un petit chauve vêtu d’une chemise froissée – se révéla ne pas être le docteur O'Loughlin. L’homme ne sembla toutefois pas surpris qu’on ait mené à lui leur branlant petit bataillon. Il les considéra un à un d’un air pensif puis son regard s’arrêta sur le barbier. Il s’approcha, examina son bandage et, toujours sans prononcer un mot, s’empara des poignées de sa chaise roulante et le poussa à l’intérieur de la cabine. Mister Zane eut à peine le temps d’émettre un grognement de surprise, puis disparut.

A l’extérieur ses compagnons échangèrent quelques regards dubitatifs. Tout s’était passé si vite !

« Peut-être aurions-nous dû l’accompagner. » fit Mister Appleton d’un ton inquiet. « Car je ne sais pas qui est cet individu, ce « Dottore », mais je peux vous assurer qu’il ne s’agit pas du docteur O'Loughlin ! Et s’il s’agissait d’un brigand ? »

« Voyons Mister Appleton, vous vous inquiétez pour rien ! » réagit Lady Waxton avec un sourire rassurant. « Je suis certaine que ce monsieur Dottore est tout à fait... »

Elle fut interrompue par des cris provenant de l’intérieur de la cabine.

« Fripouille ! Voleur ! Viens-là que je t‘attrape ! »

C’était la voix du barbier. Sans hésiter Mister Appleton ouvrit la porte d’un coup d’épaule et se précipita dans la cabine, suivi de peu par les autres. Lorsqu’il les vit entrer le barbier se leva brusquement de sa chaise et se mit à fendre l’air de grands moulinets, puis il tendit les bras en direction du lit. Sur ce lit se trouvait un jeune homme endormi ou plus probablement inconscient. Sa cuisse gauche était entourée d’un large bandage.

« C’est lui ! C’est lui ! C’est mon voleur ! » poursuivit le barbier en s’emparant de la paire de ciseaux tâchée de sang qui était posée sur le bord du lit.

« Regardez, ce sont mes ciseaux ! Les ciseaux que je lui ai plantés dans la jambe ! Vous voyez bien que c’est lui ! »

Le Dottore s’approcha et, posément, lui prit les ciseaux des mains.

« Ecoutez Monsieur calmez-vous ! » fit-il avec autorité. « Peu importe ce qui s’est passé, je vous demande pour le moment de laisser ce jeune homme se reposer ! ». Après un court silence songeur il ajouta : « Et il faudrait aussi qu’il voie au plus vite un docteur… »

L’intervention du Dottore avait profondément troublé les membres de l’expédition. Tout d’abord et alors qu’ils étaient tous convaincus qu’il était italien, il s’était exprimé dans un anglais indubitablement natif. Ensuite et surtout, il s’avérait donc qu’il n’était pas docteur…

« C’est-à-dire, cher Monsieur, que nous étions sous l’impression que vous étiez vous-même médecin. » glissa Lady Waxton. « Car voyez-vous cette dame... »

Elle tourna la tête vers l’accorte Italienne qui les avait menés jusqu’à lui. Celle-ci, nullement décontenancée par la scène qui venait de se dérouler, lui offrit en retour un large sourire satisfait.

« Oui, je comprends. » soupira le Dottore. « Hier la fille de cette dame a fait une mauvaise chute juste devant ma cabine et s’est ouvert le genou. J’ai été infirmier dans mon jeune temps, pendant les quelques années où j’ai servi dans l’armée, et j’en ai gardé quelques connaissances alors je me suis proposé de l’aider. J’ai simplement passé un peu d’alcool sur la plaie de la petite mais cette dame semble s’être convaincue que j’étais véritablement médecin. Aussi elle et quelques autres passagers m’ont-ils amené tout à l’heure ce jeune homme qu’ils ont retrouvé inanimé sur le pont. J’ai réussi à calmer l’hémorragie au niveau de sa jambe mais il faudrait qu’il reçoive rapidement de vrais soins car je crains une infection… »

« Ha mais qu’il meurt ce saligaud ! » s’excita de nouveau le barbier. « Cela fera toujours une canaille en moins ! »

Lady Waxton se tourna vers lui pour lui adresser un regard sévère.

« Ecoutez Mister Zane calmez-vous ! Le docteur, enfin, le « Dottore », a dit que ce jeune homme avait besoin de calme et de soins urgents. Et vous aussi d’ailleurs ! Alors ne perdons pas de temps et repartons à la recherche du docteur. Il sera bien temps de régler ensuite votre… votre petit différend ! »

Le barbier, conscient qu’il n’était pas de taille à contester l’autorité de la Lady, se rassit au fond de sa chaise en grommelant. A l’aide d’une couverture et d’un grand drap le père du petit Giovanni et le Dottore – qui leur révéla s’appeler Thomas Conlin et être un modeste imprimeur gallois – confectionnèrent à la hâte une civière de fortune afin de transporter le jeune blessé. Au moment où on l’y installa celui-ci reprit brièvement connaissance. Il ouvrit les yeux un instant et, Dieu sait pourquoi, les dirigea droit vers Percy. Ou c’est en tous cas l’impression qu’eut celui-ci. Que ces yeux gris comme le ciel de Liverpool n’avaient regardé que lui. Ces grands yeux gris, si semblables à ceux d’Arthur que les jambes de Percy tremblèrent un peu.

Ils étaient donc désormais onze. Percy portait le côté gauche du brancard, l’autre étant manœuvré par le baron qui avait affirmé que son œil poché ne l’empêchait pas d’y voir parfaitement clair. Cela ne se révéla pas totalement vrai mais, balin-balan, ils atteignirent finalement un large pont sur lequel un groupe d’enfants était en train de jouer à la marelle. Intrigués par leur arrivée les enfants cessèrent de jouer et foncèrent vers eux tel un essaim d’abeilles. Avec une joyeuse curiosité ils se mirent à examiner les blessés. L’un d’eux, un petit garçon pas plus haut que la rambarde du pont, pointa du doigt le bandage ensanglanté du barbier avec un sifflement d’admiration. Le barbier lui lança un regard assassin.

« Du vent petit chenapan ! »

Le petit curieux partit en riant rejoindre ses camarades qui s’étaient rassemblés en fin de cortège. Ils étaient maintenant si nombreux qu’il était presque impossible de les compter. A les voir déambuler ainsi on aurait pu croire que c’était jour de carnaval. Une de ces fêtes païennes où les morts et les vivants – et ceux qui s’apprêtent à franchir le seuil – se retrouvent l’espace de quelques heures pour célébrer ensemble la beauté et la futilité de la vie. Les enfants entonnèrent une joyeuse comptine et Lady Waxton se mit à battre des mains pour les accompagner. Tous les gens qu’ils croisaient se retournaient sur leur passage avec des visages tantôt amusés, tantôt interdits ou horrifiés. Certains se joignirent au cortège sans chercher à comprendre de quoi il s’agissait, ajoutant encore à la confusion.

Percy se rendait quant à lui à peine compte du chahut. Il s’était à nouveau perdu dans ses pensées. Et dans ses pensées il n’y avait plus qu’Arthur. Son apparition un peu plus tôt, à travers le regard du jeune voleur de médaillon, l’avait bouleversé. Comme il se l’était solennellement promis à lui-même au moment d’embarquer, il avait mis toute son énergie à ne plus penser à lui et voilà qu’un bref battement d’œil avait réduit tous ses efforts à néant ! Mais le pire était qu’il en était heureux. Car elle lui avait tant manqué, la pensée d’Arthur ! Certes ce n’était pas Arthur, mais c’était tout de même quelque chose. Et il se demandait maintenant pourquoi il s’en était privé avec tant de résolution. Soulagé de ce poids idiot il tourna la tête vers le jeune blessé et constata qu’il avait rouvert les yeux. Ces yeux qu’il – il l’aurait juré – avaient été un peu plus tôt du même gris que ceux d’Arthur étaient maintenant du marron le plus banal. Ils l’avaient en réalité toujours été et Percy sourit, amusé du tour qu’il s’était joué à lui-même. En réponse le jeune homme lui sourit aussi puis agita doucement le bras pour lui faire signe de s’approcher.

« Vous savez il ne faut pas croire ce que raconte cette crapule de barbier ! » lui murmura-t-il à l’oreille. « C’est lui le gredin, pas moi ! Parce que ce médaillon c’est moi qui l’ai trouvé, par terre sur le pont. Je l’ai ramassé, mais je vous assure que j’avais l’intention de le ramener au guichet des objets perdus. Seulement juste après je suis passé devant sa cabine et j’ai décidé d’en profiter pour me faire tailler la moustache. Voyez-vous j’avais rendez-vous ce soir avec une jeune fille et… Enfin bref pendant qu’il préparait le savon j’ai raconté au barbier mon histoire de médaillon, pour faire la conversation simplement. Il m’a demandé de le lui montrer et dès que je l’ai sorti de ma poche il a tenté de me l’arracher des mains en criant qu’il lui appartenait ! Mais moi je sais bien qu’il n’est pas à lui ce médaillon ! A l’intérieur il y a la photo d’un couple et croyez-moi il ne ressemble pas du tout au mari ! Regardez plutôt... »

Le jeune homme fouilla l’une des poches de son pantalon et en sortit le médaillon. Lorsque Percy vit pendre au bout de sa chaîne l’ovale doré gravé d’une rose des vents à huit branches il le reconnut immédiatement. Par reflexe il plongea la main dans la poche de son veston. Il constata sans surprise que le médaillon que lui avait remis Clara le matin où il avait embarqué ne s’y trouvait plus.

« Dites-moi, à l’intérieur du médaillon, y avait-il aussi une note écrite sur un petit morceau de papier ? »

Le jeune homme prit un air pensif. Sans répondre il ouvrit le médaillon, en sortit un bout de papier plié plusieurs fois sur lui-même. Il considéra ensuite avec attention le minuscule portrait sur lequel Percy et Clara apparaissaient en jeunes mariés puis referma le bijou avec l’air satisfait.

« Ce médaillon… Il est à vous n’est-ce pas ? »

Percy acquiesça.

« Oui. Ma femme me l’a offert juste avant mon départ. J’ai dû le perdre tout à l’heure sur le pont, pendant que j’étais en train de chercher le docteur. »

Le jeune homme lui tendit le bijou.

« Prenez-le alors. Je suis content de pouvoir vous le rendre ! Au fait je m’appelle Henry. Henry Heart. »

Percy prit le médaillon dans sa main.

« Enchanté. Percy Taylor. » Puis, après avoir un peu hésité : « Dîtes-moi… le petit papier… l’avez-vous déplié ? Avez-vous lu ce qui était écrit dessus ? »

Les joues pâles du jeune homme s’empourprèrent légèrement.

« Heu… et bien oui, je suis désolé. C’est que je suis un garçon curieux... »

Percy eut un sourire attendri. Ce jeune voleur lui était de plus en plus sympathique.

« Ne vous inquiétez pas, j’aurais sans doute fait la même chose. Mais croyez-le ou non moi-même je ne l’ai pas encore lu ! Ma femme m’a demandé d’attendre d’être arrivé à New-York pour le faire... »

Le visage du garçon prit une expression un peu grave, inattendue.

« Si j’étais vous je n’attendrais pas. Je crois que c’est important... »

Intrigué par cette remarque Percy voulut l’interroger mais le jeune homme avait déjà refermé les yeux. De sa main libre Percy ouvrit alors le médaillon et en sortit le petit bout de papier. Il le garda serré au creux de son poing pendant encore plusieurs minutes, jusqu’à ce qu’il soit enfin décidé de procéder au remplacement des porteurs. Percy, après avoir cédé sa place à Monsieur Del Duca, fit quelques pas de côté pour s’écarter du groupe. Lorsqu’il fut suffisamment isolé il déplia le petit papier. Et lorsqu’il reconnut, en lieu et place de l’écriture ronde et régulière de Clara, celle brouillonne et anguleuse d’Arthur, les battements de son cœur s’accélérèrent.

« Très cher Percy. Clara m’a permis de lui remettre ce petit mot qu’elle m’a promis de glisser dans votre médaillon. Si mes consignes ont été suivies au moment où tu lis cette note tu te trouves déjà à New-York. Un océan nous sépare désormais mais sois certain que mon affection t’accompagne à jamais. Chéris-la autant que je chérirai la tienne. Une nouvelle vie s’ouvre à toi désormais, dans un nouveau monde, plus vaste et plus libre, et je te souhaite de tout cœur d’y être heureux. Peut-être un jour nous reverrons-nous, mais quoiqu’il advienne, bien chèrement et pour toujours, ton Arthur Jacob Smith. »

Percy rangea immédiatement le papier dans la poche de son veston comme s’il craignait que les mots d’Arthur ne soient emportés par le vent marin. Il était si bouleversé ! Triste et joyeux à la fois. C’était en fait tout autre chose. Une émotion toute neuve. Une légèreté nouvelle, une liberté. Était-ce jusqu’à ce sentiment étrange, déroutant, merveilleux, que devait le conduire l’étrange odyssée qu’il venait de traverser ? C’est en tous cas à ce moment précis qu’apparut enfin le docteur O'Loughlin. Percy en fut à peine étonné. Ses camarades en revanche, à tout le moins ceux d’entre eux qui avaient reconnu le médecin, le regardèrent approcher avec des yeux stupéfaits.

« Ha, je vous trouve enfin ! » leur lança le docteur sur le ton du reproche une fois arrivé à leur niveau. « On m’a dit qu’un groupe de malades était à ma recherche et j’ai fait presque tout le tour du bateau pour vous trouver ! »

L’image du vieux docteur lancé à leurs trousses tandis qu’eux-mêmes le poursuivaient en sens inverse avait quelque chose de comique mais personne n’eut vraiment le temps de s’en amuser car Lady Waxton avait déjà entrepris de présenter chacun de leurs cas au docteur.

« Et vous, comment va votre tête ? » lui demanda-t-elle quand vint son tour.

Percy mit quelques secondes à comprendre que la question lui était adressée. C’était pourtant vrai que sa tête l’avait terriblement fait souffrir, mais il l’avait presque oublié. D’ailleurs c’était à peine s’il se souvenait qu’il possédait un corps. Il se sentait si léger ! Il aurait pu être un oiseau.

« Oh oui je vous remercie, tout va bien maintenant ! Ce n’était finalement rien de grave... »

« A la bonne heure ! » réagit joyeusement le docteur. « Vous voyez, je vous avais bien dit ce matin qu’un peu d’air frais suffirait à vous remettre sur pied ! »

Percy hocha mollement la tête puis alla s’assoir sur un banc à l’écart. Pendant quelques instants il observa ses compagnons. Le baron Wilcox, Lady Waxton et tous les autres qui, successivement, l’avaient rejoint dans l’aventure qui l’avait ramené à la vie. Car c’était bien de cela qu’il s’agissait, il le comprenait désormais et il en était infiniment reconnaissant. Il décida malgré tout de partir à la dérobée, sans saluer personne. Il n’avait jamais aimé les adieux. En outre il n’avait plus que quelques minutes devant lui s’il voulait arriver à temps pour le concert du soir. Il retraversa donc à la hâte tout le bâtiment, léger comme l’hirondelle. Alors qu’il gravissait le dernier escalier, une forte secousse qui manqua de le faire tomber. Sur le moment il ne s’en inquiéta pas.

La suite des évènements étant connue il n’est pas nécessaire d’y revenir. Sachez néanmoins que Percy accueillit son sort avec sérénité. Il avait tant de fois senti la mort lui poser la main sur son épaule qu’une part de lui était soulagée qu’elle se présente enfin sans travestissement. Il n’était pas prêt bien-sûr, mais l’est-on jamais ? Il mourrait plus vivant qu’il ne l’avait jamais été et c’était déjà une consolation. Une réelle surprise en vérité. Mais s’il avait appris quelque chose au cours des dernières heures c’était que le destin avait le goût de l’ironie. De temps à autres, alors qu’il était en train de jouer ses dernières mesures sur le pont principal, il regardait autour de lui pour chercher s’il trouvait parmi les passagers qui couraient autour d’eux l’un ou l’autre de ses compagnons. Il fut heureux de n’en voir aucun. Il les imagina au loin, serrés dans le même canot de sauvetage. Lady Waxton était en train leur conter une autre de ses aventures africaines. Pour qu’elle ne prenne pas froid Mister Appleton lui avait posé sa redingote sur les épaules. Le jeune Henry souriait paisiblement aux étoiles...

Lorsque les eaux commencèrent à l’engloutir Percy serra son médaillon contre son cœur et eut une dernière pensée pour Clara. Clara qui, malgré toutes les déceptions qu’il lui avait infligées, avait été si bonne pour lui. Puis doucement, sans résister, il se laissa glisser jusqu’au fond. Jusqu’aux abysses. Il y fut accueilli par une foule de créatures marines. Elles chantaient ensemble une berceuse de son enfance et il eut l’impression qu’elles souriaient. Leurs yeux étaient immenses. Gris comme le ciel de Liverpool.

Ses compagnons eurent-ils eux-eu une pensée pour Percy dans leurs moments fatals ? Embrassèrent-ils eux-aussi leur destin ou, au contraire, se révoltèrent-ils et maudirent-ils le ciel de les emporter bien trop tôt ? Et bien ces secrets demeureront pour toujours enfouis dans les profondeurs de l’océan car oui, chers lecteurs, comme l’aviez probablement compris, presque tous les membres de l’équipée dont nous venons de vous faire le récit périrent eux-aussi dans le naufrage. Seuls deux d’entre eux eurent la vie sauve : Lady Waxton naturellement qui, après avoir supervisé avec le sang-froid que nous lui connaissons les opérations d’évacuation fut installée d’autorité sur le tout dernier canot de sauvetage, et Mister Zane, l’avisé barbier, qui se fit in extremis passer pour son fils. De la suite de leur existence nous savons peu de choses : quelques autres croisières pour Lady Waxton, un peu trop calmes à son goût ; pour Mister Zane quelques affaires troubles dans le Sud des Etats-Unis puis un mariage avantageux avec la veuve d’un riche pétrolier, et une descendance nombreuse comprenant selon nos recherches un grand nombre d’agents immobiliers…

L’acteur : Comme les autres musiciens de l’orchestre Percy Taylor est interprété par un musicien professionnel, membre de l’ensemble I Salonisti, Lorenz Hasler. Très marqué par son rôle Lorenz fit grâce aux cachets du film l’acquisition d’un petit voilier qu’il baptisa avec malice TITANIC II. Il fit naufrage peu après. Fort heureusement il naviguait le jour du drame sur un petit lac suisse et put donc rejoindre la rive à la nage. Il a depuis définitivement renoncé à la navigation, de même qu’au cinéma. Tous les ans, le jour anniversaire du naufrage, il retrouve néanmoins ses collègues de l’ensemble pour un concert-hommage à la Tonhalle de Zurich. Conviée chaque année, Céline Dion est attendue l’an prochain.


Texte publié par Bobsybo, 10 septembre 2024 à 18h09
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