Comme je lui avais demandé, Bobby ne revint pas avant le mardi suivant. Et il n’était pas le seul que j’avais convié, tous mes prétendants se trouvaient dans l’arrière-cour de la forge. Pierre n’avait à aucun moment cherché à m’arrêter, même si je savais qu’il désapprouvait ce que je m’apprêtais à faire.
- Bonjour et merci à tous d’être venus. Je sais que vous vous demandez très certainement la raison de votre présence ici, aussi je vais être brève. J’avais quelque chose à vous annoncer et je préférais le faire en une seule fois.
- Diane. Puis-je vous dire un mot avant ?
Cette interruption subite me prit par surprise, à tel point que je ne savais quoi répondre. Mais je connaissais Thomas, il n’était pas du genre à attirer l’attention sur lui. Aussi s’il était prêt à prendre la parole devant une foule, c’est que cela devait être important.
- Oui, je vous en prie.
Il parut un instant soulagé que je le laisse faire. Avait-il craint que j’ignore sa requête ? Il quitta le groupe et s’avança jusqu’à moi. D’un air résolu, il prit mes mains et plongea son regard dans le mien. Le moment semblait beaucoup trop solennel et j’eus un instant peur de ce qu’il voulait annoncer.
- Diane. Concernant mes sentiments à votre égard, je veux que vous sachiez que j’ai toujours été sincère. Mais ce que j’ai pris pour de l’amour n’était qu’un aveuglement de ma part. Je ressens de l’affection pour vous, cela est sincère. Mais il n’égale en rien l’amour que je ressens pour ma fiancée.
- Fi…
Il me fallut un moment pour comprendre le mot qu’il venait d’employer.
- Fiancée !?
- Oui, confirma-t-il avec un sourire niais, le rouge colorant ses joues. Je me marie le mois prochain et elle est la plus belle chose qui me soit arrivée dans ma vie. Et pour rien au monde je ne la laisserais à un autre.
Je n’étais pas certaine, mais je commençais à comprendre où il voulait en venir.
- Alors qu’en ce qui vous concerne et j’espère que vous ne le prendrez pas mal, mais je ne ressens rien de tout cela. Je n’ai jamais éprouvé le besoin de me battre avec un autre uniquement pour vous avoir à mes côtés. Vous êtes une bonne amie, comme votre frère avant vous, mais je ne souffre aucun sentiment d’ordre amoureux à votre égard. Et je m’excuse qu’il m’ait fallu si longtemps pour m’ouvrir à vous.
- Ne vous excusez pas, Thomas. Je comprends que…
- Moi aussi.
- Pardon ?
Cette fois, ce fut Louis, le fils du boucher, qui prit la parole.
- Vous avez dit quelque chose, Louis ?
- Moi aussi j’ai une fiancée. Et je ne vous vois également que comme une amie.
Pour le coup, sa déclaration m’amena à réfléchir. Combien était dans le même cas ?
- Qui, parmi vous, demandais-je en scrutant ceux que je pensais être mes prétendants d’un œil nouveau, me voyez comme une amie et non comme votre femme ?
Sur la vingtaine d’hommes présents, plus d’une dizaine leva la main. Malgré moi, je failli éclater de rire en voyant ses hommes fiers détourner le regard comme des enfants pris en faute.
- Ne faites pas ses têtes-là, je ne suis pas votre maman, je ne vais pas vous réprimander. Et à vrai dire, votre confession rend les choses plus faciles pour moi. Vous serez toujours les bienvenus ici, alors ne vous inquiétez pas. J’aime à penser qu’une simple union ne suffira pas à détruire les liens qu’il y a entre nous. Après tout, avec qui irais-je dans les tavernes si vous cessez soudainement de me parler ?
J’avais réussi, ils avaient tous souris. Après tout, je ne m’entendais pas régulièrement dire que j’avais la même descente que mon frère pour que mon commentaire tombe à l’eau !
- Pour ceux que mon annonce ne concerne plus, vous pouvez partir. Et mes félicitations encore pour vos engagements respectifs.
Ils me gratifièrent d’un sourire reconnaissant et quittèrent les lieux avec un signe de tête. Puis je me retournais vers ceux qui restaient. Gérard, Emil, Louis, Charles, François, Alexandre… et Bobby. Ce dernier mis à part, la présence des autres ne me surprenait guère. Même du temps où je me faisais appeler Apollin et que nous nous retrouvions pour aller à la taverne, je n’étais pas à l’aise en leurs présences. Sous couvert de plaisanterie amicale, ils tenaient des propos envers les femmes et avaient des gestes qui me faisaient frémir. J’avais beau savoir que même si la situation dégénérait suite à mon annonce et que si nous devions en venir aux mains je serais capable de les maitriser, savoir que Bobby se trouvait à mes côtés me rassurait. Et lorsque je m’en rendis compte, je ne pus m’empêcher de froncer les sourcils.
- Diane ?
- Oui ! Pardon. Malgré cette interruption, je tenais à vous remercier pour l’intérêt que vous avez pu porter à mon égard. Malheureusement, je ne pourrais répondre à aucune de vos demandes de manière positive. J’ai reçu il y a de cela une semaine un message de mon frère. M’annonçant qu’il m’avait trouvé un mari.
- Quoi !?
- Oui, je comprends votre réaction. Moi-même elle m’a choquée.
- Cela veut donc dire que vous allez devoir retourner chez vous ?
- Non. Du moins, pas dans l’immédiat. J’ai la permission de rester à la capitale jusqu’à ce que Pierre trouve un autre apprenti ou…
Je ne finis pas ma phrase, mais tous semblèrent comprendre ce que je voulais dire.
- Et Apollin ne reviendra pas sur sa décision ?
- Non. Il écrivait que mon mari avait déjà commencé à travailler à la ferme et que ma dot était payée.
- Je vois… Enfin, si c’est une décision d’Apollin, nous n’y pouvons rien.
- Exact. Il ne nous reste plus qu’à accepter la situation.
J’aurais dû être soulagée qu’ils prennent la nouvelle aussi bien, et pourtant un frisson me courut le long du dos. Et le temps n’était nullement à blâmer. Il n’y avait pas un nuage pour cacher le soleil de Mai.
- Enfin, cela ne nous empêchera pas de nous retrouver pour aller descendre des choppes à la taverne, n’est-ce pas ? demanda alors Emil avec un grand sourire.
- Bien sûr que non ! m’empressais-je de le rassurer. Ma nouvelle situation ne change rien à notre amitié.
J’avais buté sur le dernier mot mais aucun ne sembla sans rendre compte. Pour le coup, j’avais peut-être mal calculé les choses. Mon mari n’étant qu’imaginaire, je n’avais pas un instant songé à modifier ma vie. Mais à bien y réfléchir, une femme prétendument promise pouvait-elle vraiment continuer à fréquenter d’autres hommes, même s’il n’y avait rien entre eux ? J’avais un doute. Et puis, si j’avais signifié aux hommes se trouvant toujours devant moi que nous ne pouvions plus nous fréquenter, cela signifiait me séparer également des futurs mariés. Et eux, je les considérais vraiment comme mes amis.
Les hommes finirent par partir et je les saluais avec un geste de la main, un sourire sur le visage malgré mon sentiment de malaise toujours présent.
- Et moi alors ?
Je fis un bond au son de cette voix. Comment avais-je pu oublier que Bobby était également présent !? Et surtout ne pas le sentir approcher.
- Bobby…
- Tu espères que je vais également croire à ton histoire ? Je te rappelle juste au cas où que moi, je connais la vérité. Et je sais très bien qu’Apollin n’est jamais parti.
Je jurais derrière mes lèvres scellées. Avais-je un instant espéré que Bobby croirait à mon histoire ? Oui. Mais était-ce lâche de ma part ? Également. Il s’était montré honnête avec moi et je me devais de l’être à mon tour. Je soupirais et me tournais vers lui.
- Je n’ai pas l’intention de me marier, Bobby. Je ne le peux pas.
- Pourquoi ?
- Pour des raisons qui me sont propres. Donc, je te remercie pour … ce que tu as pu éprouver pour moi, mais je ne peux pas te donner ce que tu désires. Je suis désolée.
- Diane ! Attends.
Au moment où sa main se referma sur mon poignet, je sentis une décharge me parcourir de la tête aux pieds. Je ne sais s’il l’avait senti également ou non, mais au moment où je me retournais vers lui, les yeux grands écarquillés, il me libéra immédiatement.
- Pardon. Diane… Même si je ne peux pas espérer plus, je veux faire partie de ta vie. Alors s’il te plait, laisse-moi une chance de te prouver que j’ai changé.
- Bobby. Je ne veux pas te donner de l’espoir. Je ne suis pas cruelle à ce point-là.
Je ne cherchais pas particulièrement à être drôle et pourtant, il éclata de rire.
- Ne t’inquiète pas. Le mariage ne t’intéresse pas, je l’ai bien compris. Mais ce n’est pas pour autant que je ne peux pas espérer te charmer. Je plaisante.
Je ne sais exactement quel genre de tête j’avais bien pu faire pour que son ton badin le quitte immédiatement.
- Tu n’es pas cruelle, Diane. Bien au contraire. Autrement tu ne chercherais pas à protéger mes sentiments.
- Mais je ne cherche pas à … !
- C’est pour quoi, laisse-moi te montrer qui je suis aujourd’hui, continua Bobby en posant son doigt sur mes lèvres pour me faire taire. Et après tu pourras décider si je suis légitime à rester à tes côtés.
Bobby avait toujours été plus grand que moi. Je le savais mais je ne m’en rendais réellement compte qu’à présent, maintenant que le contour de son visage était sculpté et que sa mâchoire carrée apparaissait, au lieu d’être dissimulée derrière la graisse de son corps. Et ses yeux… Avaient-ils toujours eu cet éclat ? Cette étincelle d’intelligence et de … Je ne savais même pas exactement ce qu’il se reflétait dans ses yeux. Mais jamais ils n’avaient été aussi brillants, comme s’ils appartenaient à un autre homme que celui que j’avais connu toutes ces années. Et peut-être après tout que c’était réellement le cas ; s’il avait autant changé qu’il le prétendait.
- D’accord, acceptais-je en détournant le regard.
J’avais l’impression que si je continuais à le fixer ainsi, je pourrais accéder à toutes ses requêtes. Et c’était dangereux.
- Montre-moi l’homme que tu es devenu et alors je jugerais si tu es digne de rester à mes côtés.
Je ne réalisais qu’à l’instant où les mots quittèrent ma bouche la signification qu’ils pouvaient avoir. Et Bobby dût l’entendre aussi car son corps entier se mit à rayonner.
- Ne t’inquiète pas, tu ne le regretteras pas !
Et avant que je ne puisse ajouter un autre mot, il m’attrapa par la main et quitta la cour.
- Mais Bobby ! Qu’est-ce que tu fais !?
- Si je dois vraiment te convaincre, alors il n’y a pas une minute à perdre ! m’expliqua-t-il avec un grand sourire.
- Mais. Mais j’ai du travail moi !
- Monsieur Pierre ! Puis-je vous emprunter Diane pour la journée ?
- Bien sûr mon petit. Prends bien soin d’elle.
« mon petit » !? Depuis quand Pierre utilisait-il ce genre de langage ? Surtout envers Bobby ! Je n’eus pas le temps de répliquer qu’il nous fit quitter la chaleur de la forge et nous ramena au soleil.
Il serait mentir de dire que je passais une mauvaise journée. Bien au contraire. Bobby me fit traverser la Seine et m’emmena dans sa partie de la ville. J’en eus le souffle coupé. Tout le monde le saluait avec un grand sourire sur le visage, il se faisait accoster avec bienveillance. On croisa une femme au ventre si rond que je me demandais comment elle pouvait encore marcher et Bobby lui proposa de porter son panier sans que rien ne lui soit demandé.
Lorsqu’il me raccompagna à la forge en fin d’après-midi, j’avais des étoiles dans les yeux. Pierre m’avait affirmée qu’il avait changé et je réalisais à présent à quel point j’avais refusé de le voir. Mais parfois, il fallait regarder à travers les yeux d’un autre pour voir avec clarté. Même si dans mon cas, il m’avait fallu la moitié de Paris pour cela.
- Tu as passé une bonne journée ?
- Oui. Je crois que je ne me suis jamais autant amusée.
- Ah. Du coup, cela va devenir compliqué pour moi. Je vais devoir faire mieux la prochaine fois pour te convaincre.
- Tu n’as pas à te forcer à quoi que ce soit. Quoi ?
Je n’étais pas certaine de ce que j’avais dit, mais il me fixait avec de grands yeux, tel un hibou, et je n’étais même pas certaine qu’il respirait encore.
- Bobby ?
- Tu… Qu’est-ce que tu entends par là, exactement ?
- De quoi tu parles ?
- « Tu n’as pas à te forcer à quoi que ce soit ». Tu veux dire quoi précisément ?
Sa question me prit au dépourvu, mais alors j’aperçus l’éclat dans son regard et je ne pus m’empêcher de ressentir une pointe d’amusement. Était-ce mesquin de ma part ? Oui, probablement. Mais allais-je pour autant résister à la possibilité de jouer avec lui ? Non. J’inclinais la tête sur le côté et posais un sourire aguicheur sur mes lèvres.
- À ton avis ?
Il se couvrit les yeux d’une main et grogna entre ses dents. Lorsqu’il me fit de nouveau face, je fis de mon mieux pour afficher le visage innocent d’un enfant. Ou à défaut d’autre chose, réussir à garder un visage impassible.
- Tu te moques de moi, pas vrai ?
- De quoi parles-tu ? demandais-je en papillonnant des cils.
- Moi, je crois que tu sais très bien au contraire, répliqua-t-il d’une voix grave.
Il se rapprocha de moi et je perçus soudain l’intensité qui se dégageait de son corps. J’eus alors le malheur de croiser son regard et le frisson qui me parcourut de la tête aux pieds… Je n’avais jamais rien ressenti de tel.
- Pardon, bafouillais-je en reculant, l’embarras me chauffant le visage.
- Qu'ouïs-je ? Diane qui s’excuse ? Cela doit bien être la première fois, non ?
Il n’y avait plus une once de honte en moi lorsque je croisais de nouveau son regard. Et il avait dû comprendre qu’il ne valait mieux pas pousser sa chance à la manière dont son sourire se figea.
- De quoi parlions-nous déjà ?
Voilà qui était mieux.
- Je disais qu’il n’y avait pas besoin d’une prochaine fois pour me convaincre que tu avais changé. Après la journée que nous avons passée, je l’ai compris. Cependant ! Quitte à t’accepter dans ma vie, en tant qu’ami, me sentis-je obligée de préciser en voyant son expression, j’ai une condition.
- Une condition ? Laquelle ?
- Bats-toi contre moi.
La tête qu’il eut alors… J’aurais pu le gifler, il n’aurait probablement pas été aussi surpris.
- Qu… Quoi !? Mais pourquoi ?
- « Pourquoi » ? Mais parce que ça me manque, pardi ! répondis-je en éclatant de rire. Lorsqu’on s’est battu la dernière fois, j’ai réalisé à quel point ça me manquait. Donner tout ce que tu as jusqu’à tomber d’épuisement… Ça a quelque chose d’extraordinaire et j’avais oublié cette sensation. Et puis tu as failli avoir le dessus et ça ne me convient pas du tout.
Ma dernière remarque le fit éclater de rire.
- C’est donc ça qui te dérange ? Que je sois capable de te dominer ?
Je fis un pas dans sa direction et posais un doigt sur son torse.
- Écoute-moi bien. Moi vivante, jamais ça n’arrivera, promis-je d’une voix grave.
- Eh bien, ça c’est un défi que je serais ravi de relever, répondit-il d’un ton qui me donna la chair de poule.
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