Du jour au lendemain, Apollin avait disparu. Certaines voisines avaient bien posé des questions, surtout en voyant « Diane ». Nous avions anticipé cette réaction, aussi avec Pierre, nous nous étions mis d’accord sur une version à raconter pour les curieux. « Apollin » avait été rappelé à la campagne pour aider à la ferme familiale, mais ne voulant pas laisser seul le forgeron qui l’avait pris sous son aile, sa sœur jumelle, « Diane », avait pris sa place. Notre histoire avait dû fonctionner, car plus aucune suspicion ne transpirait de leur peau et elles me demandaient régulièrement des nouvelles d’Apollin. Si je savais s’il comptait revenir en ville, s’il avait une fiancée « à la maison »… Toutes les sortes de badinages auxquelles la gente féminine devait se soumettre donc. C’est d’ailleurs ainsi que je compris que plusieurs de mes voisines avaient eu l’intention de m’offrir la main de leurs filles en mariage. Finalement, j’étais redevenue femme au bon moment. Ou pas. Car si je n’attirais plus l’attention des femmes, c’était désormais celle des hommes qui se portait sur moi. Ceux que j’avais un temps considéré comme des amis me faisaient désormais la cour. L’apprenti boulanger m’apportait du pain, le fils du fleuriste des fleurs ; l’ancien apprenti-boucher, qui avait depuis remplacé son employeur, avait été plus hardi que les autres. Il me murmurait des mots doux tandis que ses mains se rapprochaient lentement de mes hanches. Bien mal lui en prit : il s’était retrouvé allongé au sol, une épée sous la gorge.
- Tu t’amuses bien ?
Pierre me posait souvent cette question, un sourire à peine dissimulé éclairant tout son visage. Ce à quoi je répondais par un grognement lassé. J’avais un temps songé à redevenir Apollin et je l’avais fait. Le temps d’une journée. Les hommes m’avaient provoquée en duel, celui qui réussirait à me battre gagnant le droit de demander la main de ma sœur ; et les mères de familles avaient à peine appris mon retour qu’elles aussi s’étaient jetées sur moi, tel des abeilles sur un pot de confiture. Cette journée avait été l’une des plus épuisantes de mon existence et je m’étais alors promis de ne plus jamais revêtir un pantalon en public. Quant à Pierre, il avait été se coucher en rigolant toujours de mes malheurs.
Ce fut au changement de saison suivante, lorsque les arbres se parent des couleurs d’un coucher de soleil, qu’une nouvelle surprise nous arriva. Je m’étais habituée à la cour de mes soupirants à tel point que je n’y faisais même plus attention et quelque part, je me demandais si même eux ne continuaient pas à m’approcher uniquement pour nos joutes verbales qui ne manquaient jamais de nous faire rire. C’est pourquoi, lorsque j’entendis le carillon ce matin-là, je saluais sans faire plus attention que ça. Ce fut le raclement de gorge qui m’interrompit dans ma tâche. Aucune de mes connaissances n’annonçait ainsi sa présence et les clients ne passaient pas par cette porte. Aussi je relevais la tête, surprise.
Je ne l’avais pas reconnu immédiatement.
Je l’avais toujours connu avec le physique de ceux qui aiment la bonne chair, et jamais il n’avait eu cette lueur d’incertitude dans le regard. Il était bien trop arrogant pour ça. Mais lorsque ses yeux croisèrent les miens et que j’aperçus l’éclat bleu-gris de ses pupilles et le grain de beauté sous son œil gauche, mon sang ne fit qu’un tour. Avant même qu’il ne puisse ouvrir la bouche, il s’était retrouvé dans la rue, projeté au sol par mon pied. Malgré la lourde porte en bois, l’hilarité des passants ne m’avait pas échappée.
Ce jeu, si l’on pouvait appeler cela ainsi, dura jusqu’à la nouvelle année suivante. Bobby était inlassable. Chaque jour il venait et chaque jour, je lui mettais une déculottée. Je l’avais même menacé à plusieurs reprises avec une épée ! Et si la première fois j’avais vu l’étincelle de peur dans son regard, il n’avait pas reculé. Jamais.
- Je ne comprends pas ce qu’il veut.
J’avais fini par m’ouvrir à Pierre, cette situation me pesant beaucoup trop sur l’esprit pour continuer à garder ça pour moi. À chaque heure qui passait, j’avais l’impression de devenir un peu plus folle. Il était tout le temps dans le coin, je ne pouvais pas faire un pas à l’extérieur sans tomber sur lui. C’était comme si des milliers d’insectes courraient sous ma peau et que je n’arrivais pas à m’en défaire. Je devais faire quelque chose ou j’allais finir par imploser. Et même mon autre occupation ne m’aidait pas à me calmer.
- Et si demain, au lieu de le mettre tout de suite à la porte, tu écoutais ce qu’il a à dire ? Après tout, il a toujours l’air de vouloir parler, mais tu ne lui en laisses jamais le temps.
- Et comment vous pouvez le savoir ? rétorquais-je, agacée.
- Il est facile d’avoir des yeux ; mais regarder s’apprend.
À cela, je n’avais rien à répondre. Il avait raison après tout. Comme toujours. Aussi je me résolus à parler à Bobby, et découvrir pour quoi donc il me poursuivait de la sorte. Je l’attendis le lendemain, mais il ne vint pas. Ni le jour qui suivit. Et encore moins le suivant. Au total, un mois passa sans nouvelle de lui. Ce qui aurait dû me ravir ; mais qui ne fit qu’ajouter à ma mauvaise humeur.
- Je ne te comprends pas Diane. Ne souhaitais-tu pas qu’il cesse de t’importuner ?
- Bien sûr que si. Mais j’ai l’impression d’avoir perdu à un jeu dont je ne comprends pas les règles. Et cela m’énerve au plus haut point.
Il avait rigolé en secouant la tête, mais n’avait plus prononcé un mot sur le sujet.
Au final, le mois d’Avril et son Festival passèrent et juste au moment où ma vie semblait retrouver son cours normal, Bobby réapparut. J’aurais pu l’ignorer, cela était vrai. Et j’y avais pensé. Mais seulement après l’avoir frappé.
Son visage était en sang et la jointure de mes doigts me faisait mal, mais soudainement je respirais mieux, comme si un poids avait disparu de mes épaules. Ce qui était probablement le cas d’ailleurs.
- Tu te sens capable de parler ? demandais-je en le toisant de toute ma hauteur.
- Oui. Je crois, répondit-il en essuyant le sang de sa lèvre coupée.
- Parfait. Parce que tu as des explications à nous fournir je crois.
Je perçus la surprise de Pierre dans le fait que je l’inclus dans cette conversation, mais il ne prononça pas un mot et se contenta d’aller fermer les portes à clés. Je rapprochais deux tabourets et guidais Pierre jusqu’au premier, m’asseyant sur l’autre. Bobby pouvait bien rester au sol, je n’en avais rien à faire. Et s’il était agacé de ne pas recevoir de siège, il n’en montra rien. Et à vrai dire, cela valait mieux pour lui.
- Par quoi veux-tu que je commence ? me questionna-t-il en se redressant plus droit.
- Par le début, non ? Pourquoi tu me suis ? Qu’est-ce que tu veux de moi ? De l’argent ? Pour garder mon secret ?
L’expression de choc sur son visage me donna l’impression que je venais de le gifler.
- Non… Non. Ce n’est absolument pas pour ça…
- Alors c’est quoi alors ?!
- Je…
- Tu… ?
Pierre posa alors une main apaisante sur mon bras et je me passais une main dans les cheveux en retenant un grognement. J’avais conscience que si je continuais ainsi, je n’aurais jamais ni paix ni réponses.
- Ce n’est pas pour te faire chanter.
- Pardon ?
- Ce n’est pas pour te faire chanter, répéta-t-il, plus fort cette fois, en plongeant son regard dans le mien. Ça ne m’est jamais venu à l’idée. Pas une seule fois.
- Alors pourquoi … ?
- Parce que !
La flamme qui avait semblé l’étreindre mourut aussi vite qu’elle s’était allumée. Le rouge de l’embarras colora ses joues et il sembla incapable de continuer à soutenir mon regard.
- Parce que… ? le relança Pierre d’une voix douce.
- Parce que … Parce que …
Les mots semblaient s’étrangler sur sa langue. S’il n’en avait pas après mon argent, alors qu’est-ce qu’il voulait ?
- Tu m’as toujours attiré !
- Pardon ?
Apparemment, il avait réussi à faire fonctionner sa mâchoire. Mais pour le coup, je n’étais pas certaine d’avoir bien entendu l’absurdité qui venait de sortir de sa bouche.
- Tu peux répéter ce que tu viens de dire ?
- Tu m’as toujours attiré, Diane.
- Ne ! Prononce pas mon prénom, grognais-je entre mes dents.
J’avais besoin de respirer. De réfléchir. Parce qu’en l’état des choses, j’étais incapable d’écouter un autre de ses mots. Sans un regard de plus pour lui, je quittais la pièce et sortais dans la ruelle. Au moins il avait eu le bon sens de venir en fin de journée, aussi les parfums de la nuit calmèrent immédiatement mes nerfs. L’air était frais, comme l’étaient toutes les soirées de printemps et le parfum des fleurs se répandaient au gré des courants du vent. Cette atmosphère ne manquait jamais de me ramener chez moi et malgré ce qui était arrivé, pas une fois je n’avais ressenti de tristesse. Juste une joyeuse nostalgie qui arrivait toujours à me redonner le sourire.
- Racontez-moi.
La voix de Pierre me ramena à la situation présente. Je me postais près de la porte, assez près pour entendre mais pas pour être vu.
- Je… La première fois que je l’ai vu, elle était habillée comme un garçon. Et il est vrai qu’elle faisait frêle, que sa voix était moins grave que le reste d’entre nous, mais je n’ai jamais douté qu’elle ne soit pas un homme. Et c’est pour ça que… Que je n’ai jamais accepté ce que je ressentais pour elle. Le moindre de ses gestes, le plus discret de ses sourires, ses éclats de rire, ses paroles… Quoi qu’elle fasse, je me retrouvais inéluctablement à la suivre du regard. Et à cause de ça, je … je me suis perdu. Parce que je n’arrivais pas à réprimer mes sentiments, je me suis vengé sur le monde. Je voulais l’oublier, mais ça n’a fait que provoquer l’inverse. Plus mon âme devenait noire, et plus elle se trouvait sur mon chemin. Et lorsque je l’ai compris, les choses n’ont fait que s’empirer. Jusqu’à ce qu’elle disparaisse de ma vie. Son départ a été brusque, c’est comme si on m’arrachait une partie de moi. À partir de là, plus rien n’avait d’importance. Et je suis devenu la pire version de moi-même.
- Mais pourquoi n’avez-vous pas essayé de retrouver Apollin ?
- Parce que c’était un homme. Parce que j’étais persuadé que maintenant qu’il n’était plus, je réussirais à l’oublier. Mais je me trompais. Lorsque j’ai compris que c’était une femme, je… j’ai eu l’impression d’émerger d’un long, très long rêve. J’ai quitté les vagabonds le soir même et depuis je… j’essaie de faire les choses bien.
- Je vois. Ça n’a pas dû être facile pour vous, toutes ces années.
À défaut de grogner, je levais les yeux au ciel. C’était du Pierre tout craché. Il aurait pu avoir affaire au pire criminel du royaume, il lui aurait tout de même trouvé une bonne raison pour expliquer ce qu’il avait fait. Et en ce qui concernait Bobby, honnêtement je ne savais quoi en penser. Je savais que la passion pouvait vous faire perdre toute rationalité, mais supposément à ce point-là ? J’avais des doutes. Et puis, s’il avait vraiment préféré les hommes aux femmes, son problème n’aurait jamais disparu. Loin de là.
- Où étiez-vous ces dernières semaines ? Vous veniez nous voir quotidiennement et soudain, vous avez cessé de venir.
Très bonne question, Pierre. Curieuse n’était pas nécessairement le mot que j’aurais utilisé, mais il n’en restait pas moins vrai que je voulais également savoir.
- J’essaie de réparer les tords que j’ai pu causer par le passé. Je travaille pour plusieurs artisans de l’autre côté de la Seine. Et le maitre boulanger pour lequel je travaille avait besoin de moi durant son voyage.
- Je comprends mieux. Mais la prochaine fois, prévenez. Je sais qu’elle ne l’admettra probablement jamais, mais elle s’est inquiétée pour vous.
- Vraiment ?
J’avais failli éclater de rire en entendant Pierre, mais l’espoir dans la voix de Bobby avait immédiatement éteint la moquerie. Il était donc sérieux à ce point-là ?
Je levais les yeux vers les étoiles et soupirais. Bobby était un égoïste, encore aujourd’hui en dépit de tous ses efforts. Autrement, il ne chercherait pas à m’imposer ses sentiments. Car me signifier aussi clairement ce qu’il ressentait pour moi m’obligeait à devoir lui faire face. Et il n’y avait pas que lui, mais tous les autres également. Je me devais d’être honnête avec chacun d’entre eux, ils avaient déjà suffisamment attendu une réponse, ne serait-ce qu’un signe de ma part. Je ne pouvais pas continuer à les faire ainsi attendre. Mais je ne pouvais pas non plus les rejeter aussi froidement. Ils avaient toujours été francs, n’avaient jamais triché ; et je me devais d’être comme eux. Je finirais par partir, je n’avais pas d’autre choix ; mais en attendant, je me refusais à ignorer leurs sentiments. Ma mère m’avait appris à être bienveillante et même si ce n’était pas toujours facile, je faisais toujours en sorte de rendre ce que l’on me donnait. Mais si je leur faisais face, cela incluait également Bobby. Et rien que cette idée me fatiguait.
- Il est tard, je vais vous laisser.
- Bobby, attends.
Maintenant que ma décision était prise, je me devais de m’y tenir.
- Reviens dans une semaine. J’ai besoin de temps pour réfléchir et ce serait bien que tu ne sois pas dans les parages d’ici là.
Il savait. Il savait que j’allais le rejeter. Autrement, l’espoir dans ses yeux n’aurait pas disparu et il ne m’aurait pas offert de sourire triste au moment de quitter l’atelier.
- Franchement, parfois je ne te comprends pas Diane. Malgré ses erreurs passées, je suis certain que tu pourrais être heureuse avec lui. Et pourtant, tu t’apprêtes à refuser ses sentiments. Je ne serais pas toujours là, Diane. Et que feras-tu après cela ? As-tu l’intention de passer le reste de ton existence seule ?
Sur ces mots, il quitta à son tour les lieux. Je savais qu’il n’avait pas cherché à me blesser, qu’il ne faisait que dire la vérité, cela n’empêcha pas mon cœur de se briser. Car après tout, quel autre choix avais-je ? Aucun. Un jour, ils seraient tous dans la tombe alors que moi, je continuerais à respirer. Et cette réalité m’accablait un peu plus à chaque année qui passait.
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